CHAPITRE XIX
Des ânes au travail
Mr. Polopetsi se tenait sous le grand ciel vide, à côté de la piste et d’un acacia à demi desséché. L’excitation qui l’habitait se manifestait physiquement : son cœur battait la chamade et sa nuque était parcourue de picotements. Il avait regardé le camion de Mr. J.L.B. Matekoni s’éloigner en cahotant vers la grand-route, projetant un petit nuage de poussière derrière ses gros pneus à crans profonds sur la piste de terre. Le véhicule avait maintenant disparu et Mr. Polopetsi se retrouvait seul au milieu de la savane, contemplant la tache sombre formée sur le sol, là où la fourgonnette de Mma Ramotswe avait perdu ses dernières gouttes d’huile. Il sourit. Ah, si son père le voyait en cet instant, comme il serait fier ! Jamais ce dernier n’aurait pu imaginer que les connaissances qu’il avait transmises à son fils seraient un jour mises à profit. Il n’aurait pas pu imaginer non plus que son fils séjournerait en prison, ni qu’il travaillerait comme mécanicien au Tlokweng Road Speedy Motors, ni qu’il deviendrait – il n’osait en rêver lui-même – assistant détective à l’Agence No 1 des Dames Détectives. Certes, il ne pouvait vraiment s’enorgueillir de ce dernier titre, mais si on voulait bien lui laisser une chance de faire ses preuves, pourquoi ne se révélerait-il pas aussi efficace que Mma Makutsi ? Il n’aspirait pas à devenir une deuxième Mma Ramotswe – ça, nul ne pouvait y prétendre – mais, au moins, il serait capable d’accomplir les mêmes prouesses que Mma Makutsi, 97 sur 100 ou pas 97 sur 100.
Ernest Polopetsi, le père de Mr. Polopetsi, employé à l’hôpital psychiatrique, aimait aller à la chasse durant son temps libre. Il n’avait jamais tué de gibier, ou presque, car il ne possédait pas de fusil et laissait cela aux autres, mais il adorait pister les bêtes et il avait enseigné cet art à son fils. Il lui montrait les empreintes des animaux – les civettes, les céphalophes, les pikas – et lui expliquait comment déterminer à quand remontait leur passage. Il y avait le vent, qui soufflait les grains de sable dans les empreintes de sabots ou de coussinets plantaires, il y avait la pluie, qui effaçait tout, il y avait le soleil, qui desséchait le sol fraîchement retourné. Et puis, il y avait l’herbe piétinée, qui se redressait, mais peu à peu et en une durée que l’on pouvait évaluer aussi précisément qu’en regardant les aiguilles d’une horloge. Ce savoir avait été transmis à Mr. Polopetsi quand il était petit garçon et désormais, de façon tout à fait fortuite, l’occasion de le mettre en pratique se présentait.
Il se baissa et entama l’examen du terrain. Certaines empreintes étaient à disqualifier d’emblée : les siennes, pour commencer, celles des veldskoens de Mr. J.L.B. Matekoni – des empreintes plates qui témoignaient de semelles en caoutchouc souple – et celles de Mma Ramotswe, dont une série se révélait plus récente que l’autre puisque Mma Ramotswe s’était trouvée en cet endroit la veille au soir, au moment de la panne. Toutefois, il y avait d’autres empreintes, celles de grosses chaussures qui venaient d’un sentier rejoignant la piste sur la droite. Ces chaussures avaient été accompagnées d’une paire de pieds nus de taille réduite, ceux d’un enfant peut-être, ou d’une femme très petite. La paire de chaussures avait tourné et tourné en rond, puis s’était arrêtée pour faire quelque chose près de la tache d’huile. Elle était ensuite repartie et, oui, elle était revenue, avec une autre série d’empreintes. Mr. Polopetsi se courba plus encore pour scruter la confusion des traces : les chaussures, les pneus (de petites empreintes, celles de la fourgonnette elle-même) et puis, indiscutablement, des sabots. Des ânes ! se dit Mr. Polopetsi. Oui, oui !
Il se releva et s’étira. Il n’était pas très agréable de rester penché en avant comme cela, mais on ne pouvait faire autrement quand on suivait une piste. Il importait de descendre à ce niveau-là, de regarder le monde du point de vue des grains de sable et des brins d’herbe. C’était un autre univers, un univers de fourmis et de minuscules crêtes semblables à des chaînes montagneuses miniatures, mais un univers qui révélait beaucoup de choses sur le monde qui s’étendait juste au-dessus. Pour découvrir ces choses, il suffisait de l’interroger.
Il se baissa de nouveau et commença à suivre les traces de sabots. Celles-ci remontaient un court instant la piste, puis tournaient à droite, empruntant le sentier suivi par la paire de grosses chaussures. À présent, dans le sol, entre les arbustes isolés, le tableau devenait plus clair. Il y avait eu beaucoup d’activité sur la piste elle-même, puis les ânes, attelés à la petite fourgonnette blanche, avaient simplement tiré leur fardeau sur un terrain vierge et les traces se faisaient éloquentes. Les ânes – il y en avait eu quatre, déduisit Mr. Polopetsi – avaient été conduits, au fouet, sans doute, par l’homme aux grosses chaussures. Derrière eux, roulant sur quelques traces de sabots, qu’elle effaçait du même coup, la petite fourgonnette blanche avait suivi. Sans doute y avait-il eu quelqu’un d’autre au volant pour diriger le véhicule tandis qu’on le tirait. Bien sûr, c’était la paire de pieds nus – un petit garçon, certainement. Oui, l’enfant avait tenu le volant tandis que son père faisait avancer les ânes. Voilà comment les choses s’étaient déroulées.
Dès lors, tout fut très facile. Mr. Polopetsi suivit les traces sur un kilomètre environ, puis aperçut un petit groupe de huttes traditionnelles et un enclos à bétail cerné d’une clôture de broussailles. Il s’arrêta. Il était certain que la petite fourgonnette blanche se trouvait là, dissimulée peut-être sous des fagots de bois et des feuillages, mais là malgré tout. Que fallait-il faire ? La première possibilité consistait à revenir au pas de course jusqu’à la piste pour rejoindre ensuite la grand-route. Il pourrait atteindre Gaborone en moins de deux heures et prévenir tout de suite la police, mais cela laissait à la fourgonnette plus de temps qu’il n’en fallait pour disparaître. Tandis qu’il réfléchissait, il aperçut soudain un garçon qui l’observait, debout dans l’embrasure d’une porte. Cela suffit à le décider. Il ne pouvait repartir désormais, puisqu’on avait remarqué sa présence et qu’on ne manquerait pas de la signaler, déclenchant une action en vue de faire disparaître le véhicule.
Mr. Polopetsi avança vers la première maison et repéra aussitôt la petite fourgonnette blanche. Elle était garée juste derrière et recouverte d’une vieille bâche. Cette vision le remplit d’indignation. Il n’avait jamais compris la malhonnêteté et voilà qu’il avait devant lui un exemple flagrant du vol le plus éhonté. Ces gens-là – ces vauriens – savaient-ils quelle fourgonnette ils avaient dérobée ? La pire engeance du pays avait dépossédé la meilleure personne du Botswana : c’était aussi simple que cela.
Tandis qu’il approchait de la maison, un homme en sortit, vêtu d’un pantalon et d’une chemise kaki. Il vint à la rencontre de Mr. Polopetsi et le salua.
— Vous êtes perdu, Rra ? demanda-t-il d’un ton neutre.
Le sang de Mr. Polopetsi ne fit qu’un tour.
— Non, je ne suis pas perdu, rétorqua-t-il. Je suis venu récupérer la fourgonnette de mon employeur.
Il esquissa un geste en direction du véhicule et l’homme suivit son regard.
— Vous êtes le propriétaire ?
— Non. Je viens de vous dire que ce véhicule appartient à mon employeur. Je suis venu le chercher.
L’homme détourna les yeux et Mr. Polopetsi s’aperçut qu’il réfléchissait. Il allait lui être difficile d’expliquer ce que faisait la voiture, à demi dissimulée, derrière sa maison.
Mr. Polopetsi choisit de se montrer direct.
— Vous avez volé cette fourgonnette, lança-t-il, une pointe de défi dans la voix. Vous n’aviez pas le droit de la prendre.
Les yeux plissés, l’homme le scruta.
— Non, Rra, je ne l’ai pas volée. Faites attention à ce que vous dites. Je l’ai juste apportée ici pour la mettre en sécurité. On ne peut pas laisser des fourgonnettes en plein milieu du bush, vous comprenez…
Mr. Polopetsi inspira profondément. Cette effronterie caractérisée le stupéfiait. Cet homme le prenait-il pour un imbécile ?
— Et comment pouvions-nous savoir qu’elle était là et que vous en preniez soin en notre absence ? interrogea-t-il, sarcastique. Vous avez laissé un mot que nous n’avons pas vu, peut-être ?
L’autre haussa les épaules.
— Je n’ai pas envie de parler de ça avec vous, déclara-t-il. Alors s’il vous plaît, prenez la fourgonnette et partez. Elle encombre notre cour.
Mr. Polopetsi le dévisagea, luttant pour refréner son indignation.
— Écoutez-moi, Rra, commença-t-il. Écoutez-moi bien. Vous avez commis une grave erreur en dérobant cette fourgonnette-là. Une très grave erreur.
L’homme se mit à rire.
— Ah bon ? fit-il. Voyons voir… Elle appartient au Président ? Ou à Ian Khama, peut-être, ou bien au ministre de la Justice ? Ah, dites donc, quelle erreur j’ai faite !
Mr. Polopetsi secoua la tête.
— Cette fourgonnette n’appartient à aucune de ces personnes, déclara-t-il avec calme. Elle appartient à Mma Ramotswe, qui est détective en chef à Gaborone. La PJ, ça vous dit quelque chose, Rra ? Vous avez entendu parler des détectives ? Les détectives sont des inspecteurs de police habillés en civil. Vous le saviez, Rra ?
Mr. Polopetsi constata que ses paroles produisaient l’effet escompté. L’attitude de son interlocuteur se modifia et toute trace de désinvolture disparut.
— Mais je vous ai dit la vérité, Rra ! gémit l’homme. J’ai juste voulu mettre cette fourgonnette en sécurité. Je ne suis pas un voleur. Croyez-moi, Rra. C’est la vérité.
Mr. Polopetsi savait qu’il n’y avait pas une parcelle de franchise dans cette plaidoirie. Il décida néanmoins de changer de tactique.
— Bon, acquiesça-t-il, je suis prêt à fermer les yeux sur cette affaire. Rapportez la fourgonnette sur la grand-route, là-bas – sortez vos ânes – et on s’arrangera pour faire venir une dépanneuse.
L’homme fronça les sourcils.
— Que je la ramène jusqu’à la route ? Mais ça va prendre un temps fou !
— Du temps, je suis sûr que vous en avez, répliqua Mr. Polopetsi. Enfin, à moins que vous ne préfériez en passer une partie en prison…
L’autre garda quelques instants le silence, puis se retourna et appela l’enfant, qui suivait la scène à distance.
— Va chercher les ânes ! cria-t-il. On emporte la voiture jusqu’à la route.
Mr. Polopetsi sourit.
— Et il y a autre chose, dit-il. La détective – la détective en chef, devrais-je plutôt dire – a perdu beaucoup de temps en venant chercher sa fourgonnette pour rien. Je vois de beaux potirons dans votre potager. Je suggère que vous chargiez les quatre plus gros à l’arrière de la fourgonnette. Ça la dédommagera pour le dérangement.
L’homme ouvrit la bouche pour protester, mais se ravisa et, furieux, partit chercher les potirons. Puis, avec sa belle cargaison de légumes jaunes empilés à l’arrière, la petite fourgonnette blanche fut attelée à l’équipage d’ânes et le voyage débuta. Au départ, Mr. Polopetsi suivit à pied, mais il préféra bientôt continuer à bord de la fourgonnette, allongé près des potirons. Il était confortable de voyager ainsi, calé contre de vieux sacs, à regarder le ciel et à songer avec une certaine satisfaction au plaisir qu’éprouverait Mma Ramotswe lorsqu’il lui apprendrait que la petite fourgonnette blanche se trouvait en sécurité, libérée de son infâme captivité et prête à reprendre du service – après quelques réparations indispensables, bien entendu.