CHAPITRE III

Nouvelles réflexions sur les potirons

 

Mma Ramotswe examina le potiron sous tous les angles. Les Principes de l’investigation privée de Clovis Andersen ne parlaient jamais de potirons, mais Mma Ramotswe n’avait besoin de personne pour inspecter un potiron. Elle ne le toucha pas tout d’abord, mais l’étudia avec attention, ainsi que la terre qui l’entourait. Il avait été posé sur une plate-bande où auraient dû pousser des fleurs, mais que l’on n’avait guère cultivée depuis l’emménagement de Mma Ramotswe dans la maison. Mma Ramotswe se consacrait exclusivement aux légumes et aux arbustes, estimant que les fleurs réclamaient trop d’efforts pour un bénéfice somme toute limité. Dans la chaleur du Botswana, elles tendaient à s’ouvrir brièvement puis à se refermer et faner aussitôt, comme sous l’effet de la surprise, sauf, bien entendu, lorsqu’on les protégeait d’un voile et qu’on les amadouait jour après jour en les aspergeant d’une eau précieuse. Mieux valait, de loin, laisser les plantes locales se développer en toute indépendance, estimait Mma Ramotswe. Ces plantes-là connaissaient le sol du Botswana et pouvaient s’accommoder du soleil. Elles savaient quel était le meilleur moment pour fleurir et quand il fallait se cacher. Elles tiraient le plus grand profit de la moindre goutte d’humidité qui passait par là.

La plate-bande sur laquelle était déposé le potiron longeait le muret de la véranda. Elle était surtout sablonneuse, mais comportait quelques plantes, de petits aloès et autres pousses du même genre qui avaient pris racine. C’était près de l’une d’elles que gisait le potiron. Mma Ramotswe examina le sable, mais ne découvrit rien de particulier, hormis les minuscules sillons tracés par les fourmis. Là, en revanche, à quelques dizaines de centimètres du potiron, elle aperçut une trace de pas. Rien d’autre. Seulement l’empreinte d’une semelle, qui ne révélait rien, sinon que la personne qui avait posé le potiron à cet endroit était un homme et qu’il possédait une paire de chaussures.

Elle se redressa au-dessus du potiron et contempla sa rondeur pleine de promesses. Il pourrait servir à trois repas, pensa-t-elle, avec, peut-être, de quoi faire encore une soupe. Il était à point, à ce degré de maturité qui donne un petit goût sucré à la chair sans que celle-ci soit trop molle. C’était un très beau potiron, et celui qui l’avait déposé là devait s’y connaître en la matière.

Mma Ramotswe se pencha en avant et entreprit de soulever le potiron, d’abord avec délicatesse, puis plus fermement. Ensuite, tenant le gros fardeau jaune serré contre sa poitrine, elle en respira l’odeur sucrée et ferma un instant les yeux pour l’imaginer coupé en morceaux, cuit et ornant les assiettes sur la table du dîner. Le serrant un peu plus fort contre elle, car il était lourd, elle se rendit à la cuisine et le posa sur la table.

— C’est un superbe potiron, déclara Mr. J.L.B. Matekoni en pénétrant dans la pièce, quelques minutes plus tard.

Mma Ramotswe allait lui raconter ce qui s’était passé lorsqu’elle remarqua les deux enfants derrière lui : Motholeli dans son fauteuil roulant, et Puso, impeccablement vêtu d’un pantalon bien repassé (par Rose) et d’une chemisette blanche.

— Un potiron ! s’écria Puso. Un énorme potiron !

Mr. J.L.B. Matekoni haussa un sourcil.

— Tu es déjà sortie faire les courses, Mma Ramotswe ?

— Non, répondit-elle. Quelqu’un a laissé ce potiron pour nous. Je l’ai trouvé devant la maison. C’est un très beau cadeau.

Cela, au moins, était vrai. Quelqu’un avait laissé le potiron devant la maison, et il était tout à fait raisonnable de supposer qu’il s’agissait d’un cadeau.

— Qui a eu cette gentillesse ? s’enquit Mr. J.L.B. Matekoni. Mrs. Moffat m’a dit qu’elle m’offrirait un cadeau pour me remercier d’avoir réparé la voiture du docteur. Crois-tu que c’est elle qui nous a laissé ce potiron ?

— C’est possible, répondit Mma Ramotswe. Mais je n’en suis pas certaine.

Elle couvrit Mr. J.L.B. Matekoni d’un regard insistant cherchant à lui signifier que ce potiron était autre chose que ce qu’il paraissait être à première vue, mais qu’on ne pouvait en parler devant les enfants. Il comprit aussitôt.

— Bon, je vais mettre ce potiron au garde-manger, résolut-il. Nous le ressortirons tout à l’heure pour le préparer. Tu es d’accord ?

— Oui, acquiesça Mma Ramotswe. Range-le, et moi, je vais cuisiner du porridge pour le petit déjeuner des enfants. Ensuite, nous partirons à l’église, avant qu’il ne fasse trop chaud.

 

Ils parcoururent la courte distance qui les séparait de la cathédrale anglicane et garèrent la camionnette de Mr. J.L.B. Matekoni sur le côté, près de la maison du doyen. Mma Ramotswe aida Motholeli à s’installer dans le fauteuil roulant, que Puso poussa ensuite jusqu’à la rampe de l’entrée principale. Mma Ramotswe et Mr. J.L.B. Matekoni passèrent par la petite porte, prirent leur livre de psaumes sur une table et se dirigèrent vers leur banc habituel. Quelques instants plus tard, les enfants les rejoignaient. On plaça le fauteuil au bout du banc et Puso s’assit entre Mma Ramotswe et Mr. J.L.B. Matekoni, où l’on pourrait le surveiller. Il avait tendance à gigoter et, en général, on l’envoyait s’amuser à la balançoire de la cathédrale au bout d’un quart d’heure.

Mma Ramotswe lut le programme du service. Elle n’approuvait pas le choix des psaumes du jour, car elle n’en connaissait aucun, et elle se mit à lire la feuille de chou de la paroisse. Il y avait une liste de malades, qu’elle parcourut, remarquant avec tristesse que la plupart des noms y figuraient déjà la semaine précédente. C’était une époque de maladie et l’on sollicitait beaucoup la charité des fidèles. Il y avait des mères sur la liste, des mères qui laisseraient des enfants derrière elles si elles trépassaient. Il y avait des gens pauvres et des gens riches, tous égaux dans leur vulnérabilité humaine. N’oubliez pas ces frères et ces sœurs, était-il écrit au bas de la page. Non, elle ne les oublierait pas. Elle n’oublierait pas ces frères et ces sœurs. Comment pourrait-on les oublier ?

Le chœur fit son entrée et le service commença. Tout en remuant les lèvres sans grand enthousiasme pour tenter d’articuler les paroles des psaumes inconnus choisis ce jour-là, Mma Ramotswe laissa ses pensées s’attarder sur l’extraordinaire découverte du potiron. Une explication possible à ce mystère, songea-t-elle, était que l’intrus était revenu pour une raison ou pour une autre – peut-être pour tenter un nouveau cambriolage – et qu’il avait découvert son pantalon étendu sur la véranda. Il transportait alors un potiron, sans doute volé ailleurs, qu’il avait déposé par terre afin de remettre son pantalon. Puis il avait été de nouveau dérangé et s’était enfui sans avoir le temps de ramasser son butin.

Cette version des faits, certes cohérente, était-elle plausible ? Mma Ramotswe leva les yeux vers le plafond de la cathédrale et observa les pales des grands ventilateurs blancs qui découpaient lentement l’air. Non, il était peu probable que l’intrus soit revenu, et même s’il l’avait fait, aurait-il eu le temps d’aller voler un potiron ailleurs ? Sa principale préoccupation, en sortant de chez Mma Ramotswe sans pantalon, avait dû être de rentrer chez lui au plus vite, ou de trouver un autre pantalon.

Ce qui semblait en revanche nettement plus probable, c’était que la disparition du pantalon et l’apparition du potiron n’avaient aucun lien entre elles. Le vêtement avait été pris par un passant, qui avait saisi l’opportunité de se procurer un pantalon en bon état. Puis, tôt le matin, un ami avait apporté un potiron en guise de cadeau et s’était contenté de le laisser là pour ne pas réveiller les gens un dimanche matin. Cette version semblait bien plus plausible, et c’était d’ailleurs celle qu’aurait privilégiée Clovis Andersen. N’allez pas chercher des solutions excessivement compliquées, avait-il écrit. Partez toujours du principe que l’explication la plus simple est aussi la plus probable. Neuf fois sur dix, vous aurez raison.

Mma Ramotswe s’efforça de laisser de côté ses spéculations. Le service progressait et, à présent, le révérend Trevor Mwamba montait en chaire. Elle chassa de son esprit toute réflexion relative aux potirons et écouta ce que Trevor Mwamba avait à dire. C’était lui qui les avait mariés, sous le grand arbre de la ferme des orphelins, six mois plus tôt à peine, en ce jour dont elle conservait chaque détail gravé dans sa mémoire : les voix des enfants qui chantaient, le dais de feuillage au-dessus de leurs têtes, les sourires des personnes présentes, et ces mots qui avaient retenti, marquant le début de sa vie de femme mariée à cet homme bienveillant, Mr. J.L.B. Matekoni, ce grand mécanicien qui était désormais son époux.

Le révérend Trevor Mwamba promena son regard sur l’assemblée et sourit.

— Nous avons des visiteurs, aujourd’hui, déclara-t-il. S’il vous plaît, levez-vous et dites-nous qui vous êtes.

Les fidèles regardèrent autour d’eux, tandis que cinq personnes, disséminées dans l’assemblée, se levaient. L’une après l’autre, sur un signe de tête, elles se présentèrent.

— Je m’appelle John Ngwenya et je viens de Mbabane, au Swaziland, dit un homme corpulent vêtu d’un costume gris perle.

Il s’inclina légèrement, ce qui déclencha une salve d’applaudissements dans l’auditoire, qui se tourna ensuite vers le visiteur suivant. Chacun leur tour, les étrangers déclinèrent leur identité – il y avait un homme de Francistown, un autre de Brisbane, une femme de Concord, dans le Massachusetts, et une dernière de Johannesburg. Chacun fut accueilli avec solennité, mais chaleur, sans distinction entre ceux qui venaient d’Afrique et les autres. L’Américaine, remarqua Mma Ramotswe, portait une robe couleur potiron. À peine eut-elle fait cette observation qu’elle se reprit aussitôt : c’était le moment de la communion et il était déplacé de penser aux potirons.

Trevor Mwamba rajusta ses lunettes.

— Mes frères et mes sœurs, commença-t-il, vous êtes les bienvenus parmi nous. D’où que vous veniez, nous vous accueillons à bras ouverts.

Il baissa les yeux sur les notes posées devant lui.

— Les gens me demandent parfois, reprit-il, pourquoi il y a tant de souffrance en ce monde, et comment nous pouvons concilier cette souffrance avec la foi que nous avons en un créateur bienveillant. Cette objection n’est pas nouvelle. Beaucoup de gens l’ont faite à des croyants, et ils ont souvent rejeté les réponses qui leur ont été fournies. Cela ne me convainc pas, disent-ils. Vos réponses ne sont pas convaincantes. Mais pourquoi ces gens-là s’imaginent-ils que nous pouvons résoudre tous les mystères ? Il existe certains mystères que nous sommes incapables de comprendre. Et de tels mystères surgissent devant nous tous les jours.

En effet, pensa Mma Ramotswe. L’un de ces mystères a surgi dans Zebra Drive ce matin même. Comment fait-on pour expliquer la disparition d’un pantalon et l’apparition d’un potiron venu de nulle part ? Elle s’interrompit. Ce n’était pas ainsi qu’il fallait écouter Trevor Mwamba.

— Il existe en ce monde beaucoup d’autres mystères que nous ne sommes pas capables d’expliquer et que nous devons accepter. Je pense par exemple au mystère de la vie. Les scientifiques connaissent beaucoup de choses sur la vie, mais ils ignorent comment surgit cette étincelle qui fait la différence entre la vie et l’absence de vie. Ce petit détail, ce courant reste un mystère pour eux, quelle que soit l’étendue de leurs connaissances sur la façon dont fonctionne la vie et dont elle se perpétue. Nous devons donc accepter, n’est-ce pas, qu’il y a dans ce monde des mystères que nous ne pouvons comprendre. Ces choses sont là, tout simplement. Et elles nous dépassent.

Le mystère de la vie, songea Mma Ramotswe. Le mystère des potirons. Pourquoi les potirons ont-ils la forme qu’ils ont ? Pourquoi leur chair a-t-elle la couleur qu’elle a ? Quelqu’un peut-il répondre à ces questions, ou doit-on simplement se dire que c’est comme ça ?

Une fois de plus, elle s’efforça de briser le cours de ses pensées et se concentra sur ce que disait Trevor Mwamba.

— Et il en est de même pour la souffrance. Qu’il puisse exister de la souffrance dans un monde où nous affirmons voir un projet divin peut paraître un mystère. Mais plus nous réfléchissons à ce mystère, plus les réponses nous échappent. Nous pourrions alors hausser les épaules et sombrer dans le désespoir, ou encore accepter le mystère pour ce qu’il est, comme quelque chose qu’il ne nous est pas donné de comprendre. Cela ne signifie pas pour autant que nous sombrons dans le nihilisme, dans cette philosophie qui dit que nous n’avons aucun pouvoir pour agir sur la souffrance et la douleur du monde. En réalité, nous avons un pouvoir. Nous tous qui sommes réunis ici aujourd’hui avons la chance de pouvoir faire quelque chose, même si ce n’est qu’une petite chose, pour réduire la quantité de souffrance de ce monde. Nous avons le pouvoir d’agir par des actes de bonté envers les autres ; le pouvoir d’agir en soulageant leurs douleurs.

« Si nous regardons le monde aujourd’hui, si nous regardons notre chère patrie, l’Afrique, que voyons-nous, sinon des larmes et du chagrin ? Oui, nous voyons cela. Nous le voyons même au Botswana, où nous avons pourtant beaucoup de chance sur bien des plans. Nous le voyons sur les visages des malades, dans leur crainte et dans leur peine à l’idée que leur vie sera abrégée. Voilà une vraie souffrance, qui n’est pas une souffrance dont nous, chrétiens, nous nous désintéressons. Chaque jour, à tout moment, des gens travaillent à la soulager. Ils y travaillent en ce moment même, pendant que je vous parle, juste en face, au Princess Marina Hospital. Des médecins et des infirmières y travaillent. Notre propre peuple, mais aussi des personnes au cœur généreux venues de très loin, d’Amérique, par exemple, y travaillent pour procurer un peu de soulagement à ceux qui sont frappés par cette cruelle maladie qui ravage l’Afrique. Tous ces gens évoquent-ils ces souffrances pour affirmer qu’il n’existe pas de présence divine dans le monde ? Non. Ils ne se posent pas cette question. Et beaucoup d’entre eux sont même précisément soutenus par cette foi dont aiment se moquer certains esprits dits éclairés. Voilà, mes amis, le vrai mystère dont nous devons nous émerveiller. Voilà à quoi nous devons réfléchir quelques instants en silence, en nous remémorant les noms de nos malades, des membres de cette communauté, de cette église anglicane, de nos frères et sœurs. Je vais à présent vous citer ces noms.