Interrogatoire.

 

Sur la suggestion de Mary Ann, DeDe retrouva d'abord sa mère en tête à tête. La journaliste patienta en faisant une petite sieste dans sa chambre du Potlatch House, secrètement soulagée d'avoir échappé au malaise de la confrontation.

Une heure plus tard, DeDe revenait dans la chambre et s'effondrait dans un fauteuil près du lit de Mary Ann. Celle-ci se redressa en se frottant les yeux.

- Dur, hein ?

DeDe hocha la tête.

- Comment va-t-elle ?

- Mieux, soupira DeDe. Je lui ai donné un Quaalude.

- La pauvre...

DeDe se frotta le front du bout des doigts.

- Elle en sait moins que nous, dit-elle. Je n'arrive pas à croire qu'elle puisse être parfois inconsciente à ce point.

- Et Prue ?

DeDe tripotait distraitement le bras du fauteuil.

- C'est la prochaine étape, répondit-elle. Je ne veux pas l'interroger devant maman. Je pense qu'elle serait intimidée. On aura déjà assez de mal comme ça pour obtenir la vérité.

- Vous la connaissez bien ?

- Pas tellement, précisa DeDe avec un rire amer. Je me suis confessée à elle une fois, mais c'est tout.

- Que voulez-vous dire ?

- Elle organise des déjeuners, expliqua DeDe. Elle appelle ça le Forum, grandiose, non ? Tout le monde est assis autour d'une célébrité de passage et lui dévoile son âme. Psychothérapie pour arrivistes. Prétentieux et ignoble. Je suis allée à celui qu'elle organisait sur le viol. "Variations sur le viol", c'est comme ça qu'elle l'avait intitulé.

DeDe secoua la tête, dégoûtée.

- Mon Dieu !

- Mais vous avez dit que vous vous étiez confessée ?

- Je lui ai dit que j'avais été violée.

- Quand ça ?

- Oh... il y a cinq ans.

- Je ne savais pas que vous aviez été violée avant l'épisode de Jonestown.

- Je ne l'avais pas été. Je l'ai juste prétendu.

- Pourquoi ?

- Je ne sais pas. La pression du groupe, peut-être. Et puis, je venais de coucher avec Lionel et j'avais besoin de rejeter la faute sur quelqu'un. Révoltant, non ?

- Lionel, c'est... ?

- Bien vu : le père des jumeaux.

- Le livreur de l'épicerie ? hasarda Mary Ann.

- Plus maintenant. Le magasin est à lui, d'après maman. Entre-temps, j'ai été violée pour de bon en Guyana par le chevalier servant de Prue Giroux.

- S'il s'agit bien du même : nous n'en sommes pas encore certaines, répliqua Mary Ann.

Elle avait décidé qu'il fallait que quelqu'un joue l'avocat du diable dans cette affaire.

- Allons-y, conclut DeDe. J'ai besoin que vous me donniez un coup de main.

Elles en apprirent moins qu'elles n'avaient espéré.

- Je vous l'ai dit, insista Prue. Tout ce qu'il m'a raconté, c'est qu'il était américain, courtier en Bourse, et qu'il habitait à Londres. Enfin, nous étions en croisière !... On ne pose pas aux gens plus de questions que ça.

- Sean Starr ? répéta DeDe.

La chroniqueuse mondaine acquiesça, mais elle évita le regard de DeDe.

- Il était apparemment fou des enfants et tout le monde l'appréciait. J'ai trouvé tout à fait naturel que votre mère lui confie les petits. Il était très poli, séduisant... C'était un homme élégant.

Elle secoua la tête d'un air affligé, les yeux encore rouges d'avoir tant pleuré.

- Ça n'a absolument aucun sens.

Mary Ann s'assit à côté de Prue.

- Ecoutez, dit-elle gentiment, ce n'est pas qu'on ne vous croie pas.

Ce n'était pas du tout vrai, évidemment : DeDe ne faisait pas grand-chose pour cacher son scepticisme.

- C'est simplement que cela nous rendrait énormément service si vous pouviez vous rappeler des détails... n'importe lesquels.

- Eh bien... Il approchait de la cinquantaine, je crois. Il était très bien habillé.

- Pardon ? demanda DeDe.

- Vous voyez bien ce que je veux dire : blazers, cravates en soie... ce genre de choses ! Discret, quoi.

- Avez-vous des photos de lui ? s'enquit Mary Ann.

- Le photographe du bateau en a pris une ou deux.

Mary Ann jeta un coup d'oeil enthousiaste à DeDe, puis elle se retourna vers Prue.

- On peut les voir ?

- Je ne les ai pas retirées. Elles sont restées sur le bateau.

DeDe avait l'air prête à gifler Prue d'un instant à l'autre.

- Et vous n'avez rien remarqué d'inhabituel dans son comportement ? Rien du tout ?

- Non, il n'a commencé à se conduire bizarrement que lorsqu'on est arrivés à Juneau.

- Bizarrement ? C'est-à-dire ?

- Je ne sais pas : de mauvaise humeur, distrait... Nous avons pris un hydravion pour faire une excursion au-dessus des glaciers et il ne m'a pas adressé la parole une seule fois. Il a passé son temps à bavarder avec le pilote.

- De quoi ? poursuivit DeDe, féroce.

- Il n'arrêtait pas de dire : "dix remèdes", fit Prue.

Les yeux de Mary Ann s'agrandirent :

- Peut-être qu'il est toujours malade ?

- "Dix remèdes" ? marmonna DeDe. Pourquoi dix et pas autre chose ?

- Je ne comprends pas, fit Prue.

- Il a prononcé : "dix remèdes". C'est une curieuse expression. Pourquoi dix et pas trois, ou un, par exemple ?

- C'est pourtant bien ce qu'il me semble. J'ai entendu le pilote répéter. Mais il y avait le bruit des moteurs, aussi.

- Et c'est tout ? insista DeDe.

- Que voulez-vous dire ?

- Rien d'autre de louche ?

- Non, du moins jusqu'à Sitka ! dit Prue, le visage convulsé par l'horreur. Jusqu'au moment où... il les a emmenés, et...

Elle porta ses mains à ses lèvres pour étouffer un sanglot.

- Et quoi ? demanda DeDe.

- Les... les lapins.

- Les lapins ? explosa DeDe.

- Votre mère ne vous a rien dit ? lui demanda Prue, en la fixant avec des yeux hagards.

- Non.

- Oh, mon Dieu !

 

 

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