Atrocité.

 

Se souvenant de ce qu'elle avait appris dans le temps chez les guides, Prue se fit un garrot avec un autre bout de chiffon.

Trois minutes après, elle le desserra et constata qu'elle avait arrêté de saigner. Elle se remit sur pied avec précaution. Une goutte de sang, sombre comme un rubis, perla immédiatement dès qu'elle fit porter son poids sur sa cheville. Elle se tamponna avec circonspection, en geignant, le temps de se sentir à nouveau en état de marcher. Puis elle prit le chemin du bateau.

Alors qu'elle sortait du terrain vague, une voix courroucée l'interpella :

- Hé, madame !

Elle frémit, puis elle se retourna et vit un rouquin trapu âgé d'une cinquantaine d'années. Il était vêtu d'une salopette et brandissait une binette comme une lance.

- Il était avec vous, ce fils de pute ?

Prue dut faire un effort pour recouvrer sa voix.

- Je... Si vous voulez parler de... euh...

- Écoutez, madame... Je le tue, ce salaud, s'il le faut ! Je trouverai bien qui c'est et je...

Il se tut en voyant la cheville ensanglantée de Prue.

- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il sur un ton un peu moins surexcité.

- Je suis tombée, gémit-elle. Je me suis coupée sur un ressort de matelas. S'il vous plaît, ne criez pas.

Elle se mit à pleurnicher.

- Je n'en peux plus. Je n'en peux plus.

L'homme lâcha sa binette et s'approcha d'elle :

- C'est lui qui vous a fait ça ?

- L'homme en blazer bleu ?

- Ouais. Vous le connaissez ?

Prue hocha la tête, la mine défaite :

- Je le... poursuivais. Vous avez vu de quel côté il est parti ?

- Par là-bas, dit l'homme en désignant du doigt une palissade à laquelle manquaient deux planches. Par mon jardin, ce fils de pute !

L'espace d'un instant, Prue songea à le prendre en filature, mais elle n'avait plus le coeur à cela et elle savait que Luke et les enfants étaient loin, désormais. Elle remercia l'homme et s'apprêta à reprendre son chemin en ajoutant en guise d'excuse :

- Je suis désolée s'il a abîmé votre jardin.

L'homme explosa :

- Mon jardin ? Merde !

Il l'agrippa par le poignet et l'entraîna vers le trou dans la palissade.

- Il faut que vous voyiez ça, madame !

"Voir quoi, nom d'un chien ? Mais qu'a donc fait Luke ?"

Ils passèrent par l'ouverture et arrivèrent dans une petite cour, laquelle était en fait impossible à distinguer du terrain vague jonché de détritus qu'elle bordait. Une rangée de pneus de tracteur peints en blanc et plantés de pétunias constituait la seule et unique concession à l'esthétique. Au fond, le long de la clôture, se dressait une espèce d'appentis divisé en... en quoi ? se demanda Prue. En cages ?

L'homme l'y conduisit.

- Voilà, dit-il. Maintenant, vous allez m'expliquer ce que ça signifie !

Ce qu'elle vit la fit hurler, puis s'étrangler, puis vomir sur l'herbe derrière l'appentis.

L'homme resta là, un peu mal à l'aise, puis il finit par lui proposer son mouchoir.

- Votre ami, c'est un cinglé, madame ! Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ?

Une demi-heure plus tard, Frannie Halcyon, inquiète, faisait les cent pas sur le pont promenade du Sagafjord. Comme il y avait déjà deux autres paquebots à Sitka, le leur était ancré dans le port, et les passagers faisaient l'aller-retour dans des vedettes. Frannie avait les yeux fixés sur les navettes.

- Si quelque chose est arrivé, je ne me...

- Rien n'est arrivé, la rassura Claire. Détendez-vous, chérie. Vous êtes pire qu'une jeune mère.

- Mais nous appareillons dans une heure !

- Ils le savent.

- Et moi, je connais cette Giroux. Cette bonne femme est une tête de linotte. Elle a probablement traîné le pauvre homme dans une boutique sans se soucier le moins du monde de...

- Regardez ! s'écria Claire en désignant le quai. Voilà une autre vedette qui arrive !

- Dieu merci, soupira Frannie, soudain soulagée.

Claire la gronda gentiment :

- Vous êtes vraiment la pire des angoissées !

- Sur quel pont donne la passerelle ?

- Le pont A, je crois.

- Je vais aller les retrouver, dit Frannie.

- Voulez-vous que je vienne ?

- Je sais que vous me trouvez idiote, déclara Frannie. Mais je suis comme ça, parfois. Sans la moindre raison.

Ses craintes s'évanouirent dès qu'elle reconnut les tresses blondes de la chroniqueuse dans la vedette.

- Vous voyez ? triompha Claire.

La seconde suivante, elles voyaient surtout que Prue était toute seule.

 

 

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