C'est moi qui conduis.

 

Avec son mètre soixante-quinze, Michael avait l'air d'un nain auprès de celui qui l'avait invité à danser.

Pour ne rien arranger, ce colosse s'attendait clairement à conduire tandis que Michael devait suivre, un concept qui n'avait pas effleuré l'esprit de Michael depuis le bal de fin d'année d'Orlando High en 68. Et à l'époque, naturellement, c'était Betsy Ann Phifer qui avait suivi.

Il y avait un secret pour réussir, se rappela-t-il. Ned l'avait appris lors des soirées country de Trinity Place : tendre légèrement le bras droit et chevaucher la jambe droite de son partenaire, avec élégance, évidemment, de façon à pouvoir suivre le mouvement.

Premier essai.

Pour l'instant, tout allait bien. Ça faisait un peu drôle de tout faire à l'envers comme ça, mais en même temps, c'était divin. Michael posa la tête sur le vaste paillasson brun qui recouvrait la poitrine de son cavalier et se laissa aller sur le rythme de la musique.

Ed Bruce était toujours en scène. La chanson s'intitulait Everything's a Waltz.

L'homme marcha sur le pied de Michael.

- Oh, pardon ! s'excusa-t-il.

- Ça ne fait rien, dit Michael.

- C'est un peu nouveau, pour moi.

- Pour qui ça ne l'est pas ? plaisanta Michael.

Il se rendit compte qu'il n'y avait pas si longtemps, les hommes dansaient des slows à San Francisco. Il se souvenait de la fin de cette époque, vers 1973. Ce simple spectacle l'avait révolté : des hommes adultes en train de danser au Rendez-Vous, joue contre joue, main moite dans main moite, tandis que Barbra Streisand se pâmait avec People.

Puis la disco était arrivée, inaugurant une décennie de corps sans visages se convulsant dans un rite tribal mystique qui enchantait et intimidait tout à la fois Michael. Ce qui manquait à cette époque, certains le trouvaient à présent dans la country : le romantisme.

- D'où tu es ? demanda Michael.

- De l'Arizona.

- D'un endroit que je pourrais connaître ?

- Je ne crois pas. Ça s'appelle Salome. Cinq cents habitants.

Alors c'était donc un vrai cow-boy ? Ce qui expliquait les mains ! Au toucher, on aurait dit de la peau d'éléphant. Bill pouvait aller se faire foutre.

- Salome, répéta Michael en reprenant la prononciation du type (Sa-lôm). Comme le personnage d'Oscar Wilde ?

- Qui ?

Le coeur de Michael se mit à battre encore plus vite. Ce mec n'avait jamais entendu parler d'Oscar Wilde ! Merci, mon Dieu ! Était-ce un vrai de vrai ?

- Aucune importance, dit-il. Ça n'a aucune importance.

En effet. Il se sentait si bien dans les bras de cet homme ! Même son manque de grâce était attendrissant. Ce n'était pas à cause de l'homme, se disait-il, mais des circonstances. Deux types d'intolérance, l'une ultra-hétéro, l'autre ultra-gay, l'avaient successivement privé de ce plaisir tout simple. Il avait envie d'en pleurer de joie.

- Est-ce que tu... euh... as participé au rodéo ? s'enquit-t-il.

- Ben non, je suis juste ouvrier dans le bâtiment.

Juste ouvrier dans le bâtiment ! "Mon Dieu, se demanda Michael, est-ce que je suis mort et arrivé au paradis ?" Pourquoi personne ne lui avait jamais dit qu'il existait un endroit où on pouvait danser un slow avec un ouvrier du bâtiment ?

- Comment tu fais pour... ça... à Salome ? voulut savoir Michael.

L'homme se recula juste assez pour laisser deviner son sourire.

- Je vais à Phoenix.

Il se pencha et embrassa maladroitement Michael sur le coin de la bouche.

- Je t'aime bien, ajouta-t-il.

- Moi aussi, dit Michael.

Ils dansèrent encore un peu sans rien ajouter. Puis le type chuchota d'une voix rauque à l'oreille de Michael :

- Dis, tu voudrais... faire l'amour avec moi, ce soir ?

Faire l'amour ! Pas baiser, pas tirer : faire l'amour ! Michael parvint à peine à articuler :

- En fait... je suis venu avec un ami. Il est... juste sorti un moment.

- Ah.

La déception qu'il entendit dans sa voix alla droit au coeur de Michael.

- Je peux te donner mon téléphone, si tu veux. Au cas où tu viendrais à San Francisco...

- Non, ça ne fait rien.

- Tu n'y vas jamais, n'est-ce pas ?

- J'y suis pas encore allé.

- Je crois que ça te plairait. Je pourrais te faire visiter.

- Je voyage pas des masses, dit le type.

Michael abandonna l'idée d'une expédition à Salome.

- Écoute, reprit-il. Tu me croiras si je te dis que danser avec toi, ça a été encore mieux que tout ce que j'ai vécu avec les mecs cette année ?

- Ah bon ? murmura l'homme en souriant.

- Infiniment.

- Mais je te marche tout le temps sur les...

- Je m'en fous. J'adore.

Son partenaire partit d'un rire qui fit vibrer son poitrail.

- C'est parfait comme ça, continua-t-il. Serre-moi dans tes bras, OK ?

- OK

Et Michael reprit la pose, perdu dans les bras de cet inconnu, jusqu'au retour de Bill avec son poppers.

 

 

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