De sa terre sauvage un Éden.
La citation biblique préférée de Luke était tirée d'Isaïe :
Car le Seigneur te prendra en Son sein. Il te prendra en Son sein. Il prendra en Son sein toutes ses terres désolées, il fera de sa terre sauvage un Eden, et de ses déserts le jardin du Seigneur.
Prue inscrivit le passage dans son calepin, puis elle le relut à haute voix :
- C'est tout à fait clair, maintenant que j'y pense.
- Quoi ? demanda Luke qui était assis sur le lit de camp et caressait l'un des écureuils du bout de l'index.
- Cette citation. Cette maison. Vous avez fait de cet endroit votre jardin du Seigneur. Vous avez fait de cette terre sauvage un Eden.
Bon, d'accord, le vallon des rhododendrons n'était pas exactement ce qu'on pouvait communément appeler une jungle sauvage, mais à Prue la métaphore semblait juste.
Luke lui adressa un sourire bienveillant.
- Vous pourriez en faire autant.
- Faire quoi ?
- Transformer votre jungle en jardin.
Prue fronça les sourcils :
- Vous trouvez que j'évolue dans une sorte de jungle ?
Il laissa l'écureuil et posa ses mains sur ses genoux.
- C'est à vous d'en décider, Prue.
Entendre ainsi son prénom la figea. Elle était certaine qu'il ne l'avait encore jamais employé.
- Vous ne me connaissez pas si bien que ça, répliqua-t-elle tranquillement, en essayant de ne pas paraître sur la défensive.
Mais pourquoi avait-elle l'impression d'être comme un papillon épinglé ?
- Je sais des choses sur vous, reprit-il. Plus que vous n'en savez sur moi. J'ai lu votre chronique, Prue. Je sais ce que vous croyez être la vie.
Elle ne sut pas si elle devait s'en trouver flattée ou indignée.
- Où ? s'exclama-t-elle. Mais comment donc avez-vous pu... ?
- Comment donc un ermite a-t-il pu se procurer un exemplaire du magazine Western Gentry ?
- Ce n'est pas ce que je voulais dire, Luke. Il sembla amusé par ses protestations.
- Si. Vous ne pouvez pas vous en empêcher. Vous êtes une femme qui idolâtre les choses matérielles. Ça ne m'ennuie pas, Prue. Jésus a trouvé de la place dans son coeur pour vos semblables. Il n'y a pas de raison que je ne le puisse pas, moi aussi.
Elle rougit affreusement.
- Luke, je suis désolée si...
- Asseyez-vous, ordonna-t-il en tapotant le lit à côté de lui.
Prue obéit, réagissant immédiatement à cette voix qui ranimait en elle des images de son père, là-bas, à Grass Valley.
- Cela me fait tellement de mal quand je vois des gens dans le besoin, dit Luke.
Prue trouva que la remarque était tout bonnement injuste : les discussions de son Forum portaient souvent sur les malheureux !
- Luke, ce n'est pas parce que j'ai de l'argent que je n'éprouve aucune compassion pour les pauvres, protesta-t-elle.
- Je ne parle pas des pauvres. Je parle de vous.
Silence.
- Je n'ai jamais vu un tel besoin, Prue.
- Luke...
- Vous avez besoin de quelqu'un qui ne voie pas les robes à la mode et les maisons de riches de Nob Hill. Quelqu'un qui refuse de se laisser distraire par un mythe que vous avez passé tant de temps à créer...
- Non, mais, attendez, là !
- ... Quelqu'un qui voie vraiment la vraie Prudy Sue Blalock, pas la fille qui va dans les soirées, pas la créature pathétique qui passe son temps à se vanter du chemin qu'elle a réussi à parcourir. Quelqu'un qui l'aurait aimée si elle n'était jamais partie de Grass Valley.
- Luke, je suis touchée par votre...
- Vous n'êtes touchée par rien du tout, mais ça viendra. Je vous apprendrai à aimer de nouveau Dieu, à vous aimer telle que Dieu vous a faite, à aimer la petite fille qui est cachée tout au fond de vous, et qui souffre, tellement elle a envie de jeter toutes ces conneries de frusques à la Alice-au-pays-des-merveilles pour crier au monde entier ce qu'elle a vraiment dans le coeur. Regardez-moi, Prue. Vous ne voyez pas ? Vous ne le voyez donc pas dans mes yeux ?
Quand elle le regarda enfin, tout ce qu'elle éprouva, ce fut une sensation étrangement familière, comme si elle avait toujours connu cet homme, ou du moins dans une vie antérieure. Elle connaissait ces traits : les extraordinaires pommettes, la peau ambrée, les lèvres pleines, les mains puissantes qui avaient entre-temps recueilli les siennes et les berçaient comme s'il s'était agi d'un petit oiseau blessé.
Des larmes lui montèrent aux yeux.
- Je vous en prie, ne faites pas cela, supplia-t-elle.
- Vous pouvez changer, lui proposa-t-il doucement. Vous n'êtes pas obligée de rester comme vous êtes.
- Mais... Comment ?
Son coeur battait la chamade. À travers les larmes, elle distinguait les petits écureuils qui folâtraient sur le sol de terre battue. Elle eut l'impression de se trouver dans un dessin animé de Walt Disney.
- Vous pouvez commencer par me faire confiance, dit-il. Vous pouvez me faire confiance, je vous aimerai d'un amour inconditionnel. Comme vous le souhaiterez. À votre gré. Aussi souvent que vous le voudrez. Éternellement.
Elle savait au fond d'elle-même qu'il ne mentait pas. Alors elle prit sa main et la posa là où elle en avait besoin.