Note sur la tectonique

Lorsqu’ils approchent les sentiments, les poètes recourent souvent à la géographie, soit qu’ils désirent se repérer, soit qu’ils souhaitent se perdre. Ainsi, après avoir, dans l’Antiquité, nommé des fleuves « Oubli » ou repéré des jardins édéniques, ils dessinèrent au XVIIe siècle une carte du Tendre, un plan signalant au galant comment rejoindre sa dame au pays de l’Amour, cette terre bordée par la dangereuse et houleuse mer des Passions.

Aujourd’hui, la géographie a changé ; flirtant davantage avec l’histoire qu’avec la description du paysage, elle explique le présent par le passé, l’immobile par le mouvement et soupçonne que, sous l’éphémère stabilité, rôdent des forces motrices. Selon le savant allemand Alfred Wegener, la tectonique des plaques, ou dérive des continents, décrit les structures géologiques et les actions qui en sont responsables. Les plaques rigides qui forment la surface de la Terre flottent, se déplacent, portées par les agitations sous-jacentes du manteau asthénosphérique ; de ces mouvements, naissent les reliefs, les mers, les séismes, les éruptions volcaniques, les raz de marée.

Cette théorie me paraît une bonne métaphore de notre subjectivité. L’état présent de nos sentiments reste menacé par le moteur radioactif, ce psychisme inconscient, plastique, mobile, en fusion constante. Qu’un sentiment bouge légèrement, tout est soumis aux chocs, aux déplacements, les modifications s’enchaînent et les catastrophes explosent.

À l’idyllique carte du Tendre prisée par Mademoiselle de Scudéry, où l’on cabotait sur le fleuve Inclination après une baignade dans la rivière Estime, juste avant un séjour aux villages de Billet-galant ou de Billet-doux, je préfère la violente tectonique des sentiments, mobile, dynamique, ouverte à l’accident, au hasard, où tout ordre se révèle provisoire, où tout repos demeure apparence, où la vie continue sans cesse son œuvre de construction et de déconstruction.

 

E.-E. S.