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RUE

Dans une rue mal éclairée, entre les ponts routiers et les voies pour camions, à la lisière grondante de la ville, une jeune femme se tient debout, appuyée au mur, sous la lumière sale d’un néon. Fatiguée, droguée, elle attend les clients dont on voit défiler les ombres sur elle.

La tristesse qui l’accable n’arrive pas à atténuer sa beauté.

D’un café enfumé où grésille une radio crachant les chansons du moment, Diane et une femme mûre sortent brusquement. Leur entrevue s’achève sur le trottoir.

 

RODICA. Voilà. Je vous ai dit ce que je savais.

DIANE. Merci. Merci infiniment, madame Nicolescou.

 

Rodica Nicolescou, une cinquantaine d’années, le corps et le visage usés, boudinée dans des vêtements trop sexy, détend ses jambes, s’étire, allume une cigarette comme pour s’oxygéner.

 

RODICA. Vous croyez que ça vous servira ?

 

Diane finit de ranger ses dossiers au fond de sa mallette.

 

DIANE. Une fois que j’aurai rédigé mon rapport, je tâcherai de sensibiliser le Parlement pour que nous améliorions vos vies. Je vous le promets.

 

Diane remarque la très jeune femme sur le trottoir d’en face.

 

RODICA. Vous êtes une personne respectable, une députée, vous avez un métier, des responsabilités et vous vous intéressez à nous : pourquoi ?

DIANE. Lorsque j’ai fini mes études, presque seule femme au milieu de tant d’hommes, je me suis juré, si je réussissais en politique, de travailler sur la condition féminine.

RODICA. La condition féminine, d’accord. Mais les prostituées ?

DIANE. Si on les traite si mal, c’est bien parce qu’elles sont des femmes, non ?

RODICA. Vous n’avez pas quelqu’un dans votre famille, quelqu’un qui…

DIANE (interloquée). Non.

RODICA. Une sœur… une mère…

DIANE (amusée). Non, pas du tout. D’ailleurs, ma mère serait sans doute choquée d’apprendre que j’ai exigé cette mission !

RODICA. Vous êtes très large d’esprit.

DIANE. Pas une seconde : j’exerce mon métier. Croyez-vous qu’un médecin refuse de soigner un malade sous prétexte que l’usage qu’il fait de son corps ne lui plaît pas ?

RODICA. Ça s’est vu.

DIANE. Non, pas un bon médecin, un humaniste, un homme qui croit à son devoir. Même si l’on a horreur de la prostitution, on ne doit pas agir comme si elle n’existait pas.

 

Diane va enchaîner en demandant qui est la jeune femme sous le néon lorsque Rodica l’arrête par son commentaire.

 

RODICA. Ah vous voyez que ça vous déplaît !

DIANE. Quoi ?

RODICA. La prostitution.

DIANE. Évidemment, ça me déplaît. Pas à vous ?

RODICA (approuvant). Houlà, moi, c’est ma vie, alors évidemment que ça me déplaît !

DIANE. Peu importe que le monde ne me séduise pas, je le prends tel qu’il est, le monde, et je relève mes manches. Je ne crois pas qu’on modifie les hommes, encore moins qu’on le doive ; pis, je me méfie des politiciens qui avoueraient cette ambition : ils finissent dictateurs. Ni vous ni moi ne réformerons l’humanité, madame Nicolescou ! Toutefois nous pouvons améliorer les lois, les rendre moins hypocrites. Je ne rédige ce rapport que pour m’assurer qu’on ne piétine plus vos droits, votre santé, votre dignité.

RODICA. Alors bingo ! Si vous ne craignez pas l’ouvrage, vous êtes tombée au bon endroit !

 

Diane désigne la très belle jeune femme, fine, distinguée, aux yeux baissés.

 

DIANE. Qui est-ce ?

RODICA. Oh, ça, c’est de la pauvre fille ! DIANE. Mais encore ?

RODICA (avec mépris). On l’appelle « l’intellectuelle ». Une gamine qui vous récite des heures de poésie. Vous imaginez comme c’est utile dans notre profession !

DIANE. J’ai rarement vu une femme aussi belle.

RODICA (mauvaise). Ah oui ? Vous pensez comme les clients !

DIANE. Et si triste…

RODICA. Heureusement… y en a que ça repousse.

DIANE (songeuse). Vous me la présentez ?

RODICA (stupéfaite). La présenter… (Haussant les épaules.) Élina, s’il te plaît, viens nous rejoindre. Élina, Élina, viens !

 

La jeune femme ne bronche pas.

Rodica s’approche, accompagnée par Diane.

 

RODICA. Je te présente Madame Pommeray, qui est députée et qui rédige un rapport sur nous afin que les politiques arrangent notre situation. Dis bonjour.

ÉLINA (sans expression). Bonjour, madame.

DIANE. Bonjour.

 

Diane tente, en vain, de capter le regard d’Élina.

 

RODICA. Je lui expliquais que tu savais des poèmes français. Des tas de poèmes par cœur. Que tu les avais appris, là-bas, en Roumanie.

 

Élina demeure indifférente.

 

RODICA. Montre-lui.

ÉLINA. Je suis fatiguée.

RODICA. Allons, mauvaise graine, montre-lui qu’elle comprenne qu’en Roumanie, il y a des gens comme toi.

ÉLINA. Je ne vis plus en Roumanie.

RODICA. Tête de bois ! Ça ferait bon effet qu’une fille comme nous prouve qu’elle a de la culture. Ça servirait la cause.

ÉLINA. Je suis fatiguée.

RODICA. Fichu caractère ! (À Diane.) Faut l’excuser, madame. Elle entamait des études de littérature française à Bucarest quand des hommes lui ont proposé un poste de jeune fille au pair en France, lui promettant qu’elle pourrait s’inscrire à l’université, découvrir Paris, les librairies, les bibliothèques, les théâtres… Une fois qu’elle a débarqué ici, ils l’ont violée, rouée de coups, puis ils lui ont confisqué ses papiers et l’ont posée sur le trottoir. Le classique, quoi !

DIANE (révoltée). Il faut porter plainte !

 

Élina baisse la tête. Rodica répond à sa place :

 

RODICA. Comment porte-t-on plainte lorsqu’on n’a plus de papiers ? Lorsqu’on est illégale ? Lorsque l’on sait que, si le réseau l’apprend, ils mettront leur chantage à exécution.

DIANE. De quoi la menace-t-on ?

RODICA. Amener sa petite sœur en France, la mettre, elle aussi, sur le trottoir. Un classique aussi, ça !

 

Entendant cela, Élina a un geste qui trahit son angoisse, puis elle parvient à se contrôler et s’absente de nouveau.

Diane prend la situation très à cœur.

 

DIANE. C’est monstrueux. J’engagerai tous mes moyens pour vous aider, mon rapport sera éloquent, je le conduirai pas à pas, de commission en commission, dans les couloirs de l’Assemblée jusqu’à ce qu’il provoque des réformes, une amélioration… Mes paroles ne sont ni des indignations vertueuses ni des promesses électorales, croyez-le bien.

RODICA. Je vous crois, madame. Merci.

DIANE (se tournant vers la jeune fille). Je compatis, Élina, même si ça ne change rien pour l’instant, sachez que je compatis.

 

Élina semble n’avoir pas entendu.

Diane n’insiste pas et s’apprête à partir.

À peine a-t-elle avancé de trois pas qu’Élina l’arrête.

 

ÉLINA. Attendez. Je vais vous dire un poème.

RODICA (irritée). Ce n’est plus utile, Élina ! Et puis c’est trop tard, maintenant !

 

Diane sourit à Élina puis lui murmure avec beaucoup d’humanité :

 

DIANE. Je serai ravie de l’entendre.

ÉLINA. Des vers de Baudelaire. Je les ai appris depuis que je suis ici.

 

Élina, offrant son visage parfait à la lumière, commence à réciter.

 

ÉLINA. « Si vous la rencontrez, bizarrement parée,

Se faufilant au coin d’une rue égarée,

Et la tête et l’œil bas comme un pigeon blessé,

Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,

 

Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d’ordure,

Au visage fardé de cette pauvre impure

Que déesse Famine a par un soir d’hiver

Contrainte à relever ses jupons en plein air.

Cette bohème-là, c’est mon tout, ma richesse,

Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse,

Celle qui m’a bercé sur son giron vainqueur,

Et qui dans ses deux mains a réchauffé mon cœur. »

 

Lumineuse, pure comme une madone, elle achève le poème les larmes aux yeux.

Diane la contemple avec émotion.