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COULOIR EN MANSARDE

Richard, manteau, gants, des paquets à la main, se tient devant l’appartement qu’occupent désormais les Roumaines.

Il lutte pour que Rodica admette sa présence et ses présents.

 

RICHARD. Enfin, madame Nicolescou !

RODICA. Non, je ne veux pas vous laisser entrer.

RICHARD. Prenez au moins mes cadeaux.

RODICA. Surtout pas.

RICHARD. Allons.

RODICA. Non, nous ne pouvons pas accepter.

RICHARD. Je vous les laisse.

 

Il dépose ses paquets au sol.

 

RODICA. Nous ne les ouvrirons pas. Je m’en veux déjà d’avoir ouvert les premiers. Comme il s’agissait de livres et qu’Élina adore la littérature, je n’ai pas eu le courage de l’en priver. Mais depuis que vous êtes passé à des cadeaux plus chers, je ne tiens même plus à savoir ce que vous achetez.

 

Quoique déchiffrant avec envie les noms des prestigieuses marques imprimés sur les sacs, elle les repousse vers lui. Il marque un chagrin sincère.

 

RICHARD. Vous m’humiliez.

RODICA. Vous aussi.

RICHARD. Moi ?

RODICA. Vous nous plongez le nez dans notre misère.

RICHARD. Madame Nicolescou, je ne vous apporte pas des cadeaux pour vous faire sentir que je suis riche mais pour vous procurer un peu de bonheur.

RODICA. Les cadeaux sont une monnaie. Je ne peux m’empêcher de penser que vous cherchez à obtenir quelque chose grâce à eux.

RICHARD. Quoi donc ?

RODICA. Plaire à ma fille.

 

Un temps.

 

RICHARD. C’est vrai. J’aimerais lui plaire.

RODICA. Pourquoi ?

 

Un temps.

 

RICHARD. Parce qu’elle m’a ému.

RODICA. Reprenez vos cadeaux.

RICHARD. S’il vous plaît…

RODICA. Reprenez vos cadeaux.

RICHARD. Puis-je voir Élina ?

RODICA. Non.

RICHARD. Madame Nicolescou, vous exagérez ! Élina est majeure… votre attitude me semble d’une époque révolue.

RODICA. Ah oui ? Si, dans notre siècle, les mères vendent leur fille au plus offrant, alors je ne suis pas de ce siècle. Je garde avec elle, pour elle, ce qu’Élina a de plus précieux : sa vertu.

RICHARD (soufflé). C’est un vieux mot, vertu.

RODICA. Pas chez une jeune fille. (Avec sévérité.) Je suis d’accord avec vous, monsieur Darcy, notre pauvreté nous rend d’un autre temps car elle valorise un détail qui n’a plus d’importance aujourd’hui : la virginité d’une fille. Si vous voulez vous amuser avec des traînées, restez dans votre milieu, ne descendez pas jusqu’à nous.

 

Richard peine à croire qu’il a affaire à une femme aussi rétrograde mais il parvient à se contrôler.

 

RICHARD. Vous m’interdisez de revoir Élina ?

RODICA. Oui.

RICHARD. Élina est-elle d’accord avec vous ?

RODICA. Je ne lui ai pas demandé son avis.

RICHARD. Elle ne veut pas me voir ?

RODICA. Ça serait mentir que de le dire. Au contraire, même, elle adorerait vous revoir.

RICHARD. Alors !

 

Il laisse exploser sa joie. Elle le calme aussitôt.

 

RODICA. C’est moi qui m’y oppose.

RICHARD. Allons, madame Nicolescou…

RODICA. Regardez-vous, monsieur Darcy : vous êtes beau, vous êtes riche, vous êtes charmant.

RICHARD (avec un sourire). Donc infréquentable ?

RODICA. Donc irrésistible. (On sent qu’elle ne tiendrait pas tête à Richard s’il s’agissait d’elle-même.) Or je veux que ma fille vous résiste.

 

Il réfléchit puis rebrousse chemin.

 

RICHARD. Je reviendrai.

RODICA. À votre aise.

 

Richard, avant de quitter les lieux, lâche d’un ton faussement distrait :

 

RICHARD. Une cigarette ?

RODICA (sans réfléchir). Avec plaisir… (Se ressaisissant.) Non, merci, je ne fume pas.

 

Richard s’amuse qu’elle soit tombée dans le piège car elle a une voix de fumeuse.

 

RICHARD. Pas ?

RODICA. Plus.

RICHARD. Ah oui ?

RODICA. J’ai arrêté.

RICHARD (concluant). Il vous arrive de changer d’avis ? Je peux donc garder espoir ?

 

Rodica grommelle quelques mots indistincts.

 

RICHARD (jubilant). Au revoir, madame Nicolescou.

 

Il part.

 

RODICA. Vos cadeaux !

RICHARD (avec légèreté). Trop tard !

 

Quand il va descendre les marches, il se retourne et, avec un sourire complice, lui lance son paquet de cigarettes. Par instinct, Rodica l’attrape puis, voyant qu’elle se trahit, le laisse tomber. Il dévale l’escalier en riant.

 

Lorsqu’elle est certaine qu’il est parti, Rodica se précipite sur l’étui et en tire une cigarette.

Élina apparaît à la porte, s’approche, les yeux brillants, de Rodica.

 

ÉLINA. Il était déçu ?

RODICA. Très.

ÉLINA. Tant mieux. (Un temps.) Tu n’as pas été trop dure ? Tu ne l’as pas complètement découragé ? Il va revenir au moins ?

RODICA. Je crois.

ÉLINA. Tant mieux.

 

Rodica scrute avec âpreté le visage d’Élina.

 

RODICA. Élina, ne tombe pas amoureuse !

ÉLINA (avec fierté). C’est ce qu’on me demande, non ?