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CHAPELLE ARDENTE

Antichambre d’une chapelle ardente.

Quelques sièges posés çà et là.

À l’intérieur de la pièce attenante – on le devine – un corps gît dans un cercueil. Par la porte, s’échappent des effluves d’encens et une suave musique d’harmonium.

Au loin, dehors, presque étouffées, les lourdes cloches d’une église sonnent, célébrant un enterrement.

Rodica surgit, habillée de noir, empruntée, mal à l’aise. N’osant pas pénétrer dans la chapelle ardente, elle préfère s’arrêter au seuil en s’agitant nerveusement.

Entre ensuite Richard, dont le visage porte les marques d’un vrai, profond chagrin.

En voyant sa mine ravagée, Rodica bondit vers lui pour lui saisir les mains avec effusion.

Richard accepte le geste, comme s’ils partageaient une véritable intimité. Elle lui tapote l’épaule en jetant des regards furtifs autour d’elle.

 

RODICA. J’ai un de ces cafards !

 

Richard la considère avec bonté. Du menton, Rodica désigne la pièce attenante.

 

RODICA. Elle est là. Vous voulez la voir ?

RICHARD. Je n’ai pas le courage. Pas encore.

RODICA. J’espère qu’elle est partie sans souffrir.

RICHARD (avec violence). Ces bêtises qu’on ressasse aux enterrements… « Elle est partie sans souffrir… » Tant mieux ! Mais elle est tout de même partie ! Et si elle avait souffert en mourant, souffririons-nous davantage ?

 

Rodica, intimidée, ne trouve rien à répondre. À cet instant, Élina arrive, essoufflée.

 

ÉLINA. Je ne parvenais pas à garer la voiture. Je suis en retard ?

RICHARD. Promets-moi d’être toujours en retard, ma chérie, avec la mort.

 

Ils s’embrassent.

Sortant de la chapelle, apparaît Diane, livide, le visage douloureux, le maintien raide à force de contrôle. Lente, silencieuse, tel un grand cygne, elle impressionne autant qu’elle émeut.

Lorsqu’elle voit Richard, elle marque un temps d’arrêt.

Richard tente de lui adresser ses condoléances puis renonce.

Ils se contemplent.

Enfin, Richard, reprenant l’initiative, se penche vers Élina et Rodica.

 

RICHARD. Allez dans la chapelle ardente, je vous rejoins.

ÉLINA. Je la connaissais à peine…

RODICA. Je ne suis venue que pour vous accompagner, vous et Élina… je…

RICHARD (avec douceur). Allez. S’il vous plaît.

 

Rodica et Élina, comprenant qu’elles doivent laisser Richard en tête à tête avec Diane, s’éloignent, discrètes.

Demeurés seuls, Richard et Diane s’observent d’abord sans bouger.

 

RICHARD. Comment vas-tu ?

DIANE. Maman me manque mais je finirai par m’y habituer.

RICHARD. J’aimais beaucoup ta mère…

DIANE. Ma mère, tu l’as comblée. Elle t’adorait. Ces dernières années, elle imaginait que tu venais à la maison pour elle, que tu t’habillais pour elle… En tout cas elle, elle s’habillait pour toi, si coquette, si charmante, si désireuse de plaire… Tout ce que je ne suis pas.

 

Elle s’interrompt, soudain douloureuse.

 

RICHARD. Maintenant, dis-moi la vérité : comment te sens-tu ?

DIANE. Bien. Comme jamais.

 

Par une grimace, Richard exprime son absence de conviction. Elle le remarque et en sourit.

 

DIANE. Vous souhaiteriez, toi et ta femme, que je sois détruite ?

RICHARD (gêné). Allons…

DIANE. Naturellement.

RICHARD. Non…

DIANE. Si ! Diane a fait beaucoup de mal, maintenant elle va le payer. Qui n’a pas cette idée enfantine qu’une justice existe ? Une justice tissée dans la trame du monde qui, un jour ou l’autre, serre ses filets, punit les scélérats et récompense les gentils.

 

Elle rit. Richard la dévisage avec méfiance.

 

DIANE. Qui est bon ? Qui est méchant ? Ça n’existe pas, les bons, les méchants, il n’y a que des actes mauvais ou des actes bons, et, entre eux, des humains qui s’agitent.

RICHARD (essayant de l’apaiser). Allons, Diane…

DIANE. J’ai voulu te punir de me quitter et je me suis vengée ! Résultat ? Tu es heureux. Élina est heureuse.

 

Épuisée, elle s’assoit.

Touché, Richard s’assoit à côté d’elle.

 

RICHARD. La tectonique des sentiments.

DIANE. Pardon ?

RICHARD. La tectonique des sentiments. Rappelle-toi, nous en avions parlé un soir. Les sentiments se déplacent comme les croûtes qui forment la Terre. Lorsqu’ils remuent, les continents entraînent des frottements, des raz de marée, des éruptions, des tsunamis, des tremblements… C’est ce que nous venons de vivre.

DIANE. Par orgueil, par précipitation, j’ai bousculé les plaques et provoqué une catastrophe.

RICHARD (lui saisissant la main). Voilà. C’est fini. Maintenant, c’est l’accalmie.

DIANE. Non, Richard, les plaques flottent, se déplacent à la surface mais le moteur des collisions subsiste, le feu qui monte des profondeurs, la surchauffe radioactive, la fusion constante. (Avec violence.) Même si je refusais d’éprouver des émotions, je ne cesserais pas de les subir. Tant que j’aurai un cœur…

 

Elle n’ose continuer sur ce ton et rejette la tête en arrière.

 

DIANE. Je ne t’aimais pas.

RICHARD. Toi ?

DIANE. Je ne t’aimais pas. Ou bien je t’aimais mal. En réalité, j’étais surtout en compétition avec toi. (Un temps.) J’ai toujours agi comme un homme, Richard, peut-être parce que je ne voulais pas devenir une femme-enfant comme ma mère, peut-être parce que j’avais manqué d’un père, peut-être parce que, dans ma carrière, je rivalisais avec des hommes. Mais les hommes, on ne doit pas les aimer comme on les combat. Si j’ai remporté beaucoup de victoires professionnelles, en revanche ma vie amoureuse… (Avec douleur.) Élina, tu l’aimes comme tu n’as aimé personne, tu as gagné une épouse vraie… sincère. Pourquoi ? Parce qu’on n’arrive pas à l’amour sans passer par l’humiliation. Je vous ai humiliés, elle, toi. Par ma faute, vous êtes descendus au plus bas de la honte, chacun a dû ramper, et là vous avez découvert que vous ne sauriez vous priver l’un de l’autre… Alors vous vous êtes autorisés à vous aimer.

 

Elle soupire avec une grâce nostalgique.

 

DIANE. Je suis une infirme, inapte aux sentiments car je n’y comprends rien, aux sentiments.

RICHARD. Faux. Tu as su aimer ta mère.

DIANE. Maman ? Une femme-enfant, une femme-oiseau, le contraire de ce que j’apprécie…

RICHARD. Pourtant tu n’as cessé de l’aimer, même lorsqu’elle était injuste avec toi…

DIANE… même quand elle me reprochait de ne pas être un garçon. (Les larmes aux yeux.) Mon seul amour, ma mère, mon seul véritable amour… un amour inconditionnel…

 

Gagné par sa palpitation, Richard lui pose la main sur l’épaule. Elle laisse sa joue s’appuyer contre la paume de l’homme.

 

DIANE. Je voudrais essayer avec toi.

RICHARD. Pardon ?

DIANE. Te porter ce genre d’amour. Un amour inconditionnel.

RICHARD (contrarié). Diane, je t’ai expliqué qu’on ne remontait pas le temps.

DIANE. Je ne te parle pas de ça.

RICHARD (idem). Je ne quitterai pas Élina.

DIANE. Je ne te parle pas de ça.

RICHARD. Nous partons vivre à l’étranger.

DIANE. Je le sais, je ne te parle pas de ça.

RICHARD. Toi et moi, nous ne nous reverrons sans doute plus.

DIANE. Je le sais, je ne te parle pas de ça.

 

Richard demeure interdit.

 

RICHARD. De quoi ?

DIANE. Je te dis seulement que je veux continuer à t’aimer. Ou plutôt commencer à t’aimer.

RICHARD. Mais qu’est-ce que ça signifie pour toi ?

DIANE. Je veux que tu sois heureux. Un temps.

 

Richard, désarçonné, ne sait quoi répondre.

 

DIANE. Es-tu heureux avec Élina ?

RICHARD. Oui.

DIANE. Alors je suis heureuse.

 

Élina revient. La jeune femme marque sa surprise en voyant Richard et Diane si proches l’un de l’autre, dans une attitude amicale.

 

ÉLINA. Richard ? Tout va bien ?

RICHARD. Tout va bien.

ÉLINA. Tu… tu viens ?

 

Élina, inquiète, est pressée qu’il quitte sa rivale.

Diane contemple Richard d’une façon rassurante, manifestant qu’elle consent.

 

DIANE. Va.

 

Elle a un geste sublime pour le rendre à son épouse. Joue-t-elle une magnifique scène d’adieu dans l’intention de garder le beau rôle ? Est-elle sincère ?

Richard s’éloigne, bouleversé.

Au dernier moment, avant de disparaître, il se retourne et prononce avec émotion, d’une voix tremblante :

 

RICHARD. Je t’aime, Diane.

DIANE. Moi aussi, Richard.

RICHARD. Enfin ?

DIANE. Enfin…