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COULOIR EN MANSARDE
Diane arrive, suivie des deux Roumaines, Rodica et Élina, dans un couloir qui traverse l’ultime niveau d’un immeuble, l’ancien étage des domestiques.
Avec ses clés, elle ouvre la porte d’un appartement mansardé.
De la main, elle désigne l’intérieur que nous ne voyons pas.
DIANE. Voilà, ce serait ici.
Intimidées, Élina et Rodica passent la tête.
ÉLINA (émerveillée). C’est magnifique.
DIANE. Magnifique ? Non. C’est simplement un petit appartement très clair sous les toits de Paris.
ÉLINA (renchérissant). C’est magnifique.
DIANE. Ces dernières années, je le louais à des étudiantes. Si nous parvenons à trouver un accord, je pourrai le mettre à votre disposition. (Elle indique un dossier qu’elle tient contre elle.) Quant à vos papiers, mon cabinet a beaucoup avancé : voici déjà des attestations provisoires en attendant les cartes de séjour définitives. Dans dix jours, ça devrait être réglé.
Élina et Rodica reçoivent le dossier, contemplent les feuilles.
ÉLINA. Ah, madame, je ne sais trouver les mots pour…
DIANE. Tt tt… je vous laisse visiter le temps de résoudre un problème avec le concierge. Entrez et voyez si ça vous convient.
Diane descend l’escalier, abandonnant les deux femmes devant l’appartement.
Celles-ci ne réagissent pas de façon identique : Élina nage dans le bonheur tandis que Rodica marmonne, maussade, inquiète.
ÉLINA (euphorique). Tu y crois, toi, Rodica, tu y crois ?
RODICA (cassante). Non.
ÉLINA (choquée). Quoi ? Ils ne sont pas réels, ces papiers ?
RODICA. Si.
ÉLINA. Et cet appartement ?
RODICA. Combien ça va nous coûter, tout ça ?
ÉLINA. Elle nous le prête pour rien jusqu’à ce que nous trouvions un véritable emploi.
RODICA. C’est bien ce que je dis : combien ? Qu’est-ce que ça cache ?
ÉLINA. Oh toi, toujours à te méfier de tout le monde !
RODICA. La vie m’a prouvé que j’avais raison d’être méfiante : je n’ai encore jamais rencontré le Père Noël.
ÉLINA. Enfin, une députée qui se bat pour que les femmes ne soient plus traitées comme nous le sommes, qui engage son nom, sa réputation en rédigeant un rapport parlementaire, tu en as rencontré beaucoup des comme ça ?
RODICA. Non, justement…
ÉLINA. Tu es indécrottable.
RODICA. D’accord sur ce qu’elle entreprend officiellement, là je ne doute pas de sa sincérité. Mais après ? La politique, d’accord. La charité, non. Inutile ! Pourquoi fait-elle un geste qu’elle n’est pas obligée de faire ? Avec son propre argent ? Un appartement qui lui remplit les poches… Pourquoi nous ? Toi et moi ! Des putes dans la détresse, elle en a rencontré des centaines pendant son enquête, alors celles-ci plutôt que celles-là… Crois-moi, elle n’agit pas pour tes beaux yeux.
ÉLINA. Tant mieux : jusqu’ici, j’ai détesté tous ceux qui ont agi pour mes beaux yeux.
RODICA. Élina, il y a un prix ! Rien n’est gratuit dans la vie.
ÉLINA. Elle va nous le préciser. De toute façon, je sais qu’elle est honnête.
RODICA. Ah oui, c’est marqué où ?
ÉLINA. Rodica, tu perds la tête ! Madame Pommeray nous aide à sortir de l’enfer et à reconstruire nos vies. S’il y a un prix à payer, je veux bien le payer, ça, je te l’assure. Plutôt deux fois qu’une.
RODICA. Moi aussi. J’espère simplement que j’en ai les moyens.
ÉLINA. Crois-tu qu’il y a pire que ce que nous faisons déjà ?
Rodica hausse les épaules. Diane revient.
DIANE. Alors, l’endroit vous plaît-il ?
ÉLINA. Infiniment, madame. Infiniment.
Elle se précipite vers Diane, lui saisit les mains et les embrasse avec reconnaissance.
DIANE. Et vous, madame Nicolescou ?
RODICA. Faut voir…
ÉLINA. Elle n’ose pas vous le dire : elle adore.
Diane, fixant Élina, l’aborde avec franchise :
DIANE. Maintenant, Élina, je ne vais pas vous mentir : il y a un prix à payer pour cela.
RODICA. Ah !
ÉLINA. Naturellement ! Quelles sont vos conditions ?
DIANE. Mes conditions ? Non. J’ai un service à vous demander. Un très grand service.
Diane prend son temps, réfléchit puis débute sur un ton très posé :
DIANE. Voici : il s’agit de rendre un homme heureux.
Les deux femmes sont médusées.
DIANE. Je voudrais qu’un homme s’entiche d’Élina. Et qu’ils vivent ensemble une liaison.
ÉLINA. Mais…
RODICA. Pourquoi ?
DIANE. J’aime cet homme.
RODICA. Je comprends encore moins.
ÉLINA. Je vous assure, madame Pommeray, que moi non plus je ne vois pas ce que…
D’un geste, Diane leur intime de se taire. Luttant contre son propre désarroi, elle explique la situation :
DIANE. Il y a quelques semaines, Richard, mon amant, se plaignait de douleurs dans le dos. On lui a fait passer des examens médicaux. Officiellement, cette investigation n’a rien donné ; officieusement, elle a découvert un cancer généralisé. Un cancer si avancé qu’il est inutile de prodiguer des traitements qui fatigueraient le malade davantage. Richard ne sait rien, croit ne subir que des douleurs fugitives, ne soupçonne pas ce qui l’attend. Selon le médecin, il n’aurait plus que quelques mois à vivre. Moins d’un an.
Les deux femmes commencent à éprouver de la sympathie envers Diane.
DIANE. Quelques jours après que les médecins m’ont révélé ce secret, Richard m’annonce qu’il me quitte.
ÉLINA. Non !
DIANE. Si.
RODICA. Ah, les hommes !
DIANE. Qu’auriez-vous fait à ma place ? Lui auriez-vous crié : « Non, non, ne nous séparons pas, tu vas mourir bientôt, reste parce que sans moi tu agoniseras seul » ? Je me suis tue.
Elles approuvent de la tête. Agité, le corps de Diane tremble.
DIANE. J’ai même trouvé le courage de lui promettre que nous serions amis. (Avec une sorte de rage.) L’amitié ! Comme si j’allais me contenter d’une amitié avec l’homme que j’ai le plus passionnément aimé. (Elle parvient à se contrôler.) Et que j’aime encore.
Désorientée, elle tourne son visage vers les deux femmes.
RODICA. Il vous quitte pour une autre ?
DIANE. Non.
RODICA. Alors pourquoi ?
DIANE. La fatigue… l’usure…
ÉLINA. C’est parce qu’il est malade ! Vous devez le reconquérir.
DIANE (avec fermeté). Non. Pas après ce qu’il m’a dit.
Elles comprennent que l’orgueil de Diane a été si affecté qu’elles ne doivent pas insister.
DIANE. C’est là que vous arrivez ! Élina, vous avez un de ces visages qu’on n’oublie pas, un visage qui suscite l’émotion. Lorsque je vous ai vue, j’ai eu l’intuition – fausse peut-être – que Richard raffolerait de vous. Voilà, je voudrais lui offrir du bonheur, l’impression du bonheur, l’illusion du bonheur. (Elle s’approche d’Élina.) Je vous supplie de le rencontrer et de jouer la comédie de la séduction. Si cela fonctionnait, vous embelliriez ses derniers instants. Ainsi, il ne mourrait pas seul, sans femme auprès de lui. S’il vous plaît, acceptez. Je vous en prie, Élina : acceptez.
ÉLINA (vacillante). Mais vous savez ce que je suis…
DIANE. Vous passerez pour ce que vous êtes en vérité : une jeune étudiante roumaine férue de littérature. Comment se douterait-il d’autre chose ? (Douce.) Après tout, il ne lui reste que quelques mois… Et il s’agit de mentir pour une noble cause… Voulez-vous essayer ?
ÉLINA. Bien sûr, madame, j’accepte avec plaisir.
DIANE. Oh merci ! Merci !
Elle serre Élina dans ses bras.
RODICA. Et moi ? Qu’est-ce que je fabrique dans le tableau ?
DIANE. Je propose que vous soyez la mère d’Élina.
RODICA (éberluée). Sa mère !
DIANE. Oui. Une mère paisible, attentionnée, soucieuse du bien-être de sa fille, qui refrénera les ardeurs de Richard s’il veut aller trop loin, trop vite avec Élina. Vous apporterez un peu de respectabilité à tout cela.
RODICA. De la respectabilité… Ça, c’est nouveau.
ÉLINA. Oh, je t’en prie, Rodica, accepte. N’y a-t-il pas plus beau moyen de nous racheter ?
RODICA (furieuse). Nous racheter ? Nous racheter de quoi ? Je suis une victime, moi, pas une criminelle.
ÉLINA (corrigeant sa phrase). Nous en sortir. Oh, s’il te plaît, Rodica…
DIANE. S’il vous plaît.
RODICA. J’accepte.
DIANE. Merci. Alors mettons-nous d’accord. Contre ce service, mon secrétaire vous délivrera chaque lundi une enveloppe qui couvrira les dépenses de votre ménage. Pendant ce temps, je remplirai les papiers officiels qui vous permettront de toucher des aides et d’avoir accès aux soins médicaux. Lorsque nous serons prêtes – le plus tôt possible –, j’organiserai la rencontre avec Richard. Que mon projet rate ou réussisse, vous aurez quitté votre ancienne condition et vous aurez acquis le droit d’être libres. Dans tous les cas, vous y gagnez.
RODICA. C’est vrai.
DIANE. Je voudrais aussi que vous ne receviez personne, pas même vos voisines, et qu’Élina s’inscrive à l’université afin de poursuivre ses études. D’accord ?
ÉLINA. D’accord.
RODICA. Ça marche.
Diane, sortant une lettre de sa poche, la tend à Élina.
DIANE. Tenez, j’ai pris des précautions pour votre petite sœur. Voici son courrier, posté du pensionnat de jeunes filles, au sud du pays, où elle sera en sécurité, hors d’atteinte du réseau. Les hommes qui vous menacent ne devraient pas la retrouver.
Élina presse l’enveloppe contre son cœur.
ÉLINA. Oh merci ! Merci ! Nous allons réussir, vous savez, nous allons réussir.
DIANE. Je le souhaite.
Elle se force à paraître énergique mais sa voix se brise sous le coup de l’émotion.
DIANE. Richard doit partir dans sa tombe sans connaître notre secret. Jurez-moi que vous ne lui direz jamais qui vous êtes, ni ce que je vous ai demandé. Jamais. Jurez-le-moi.
ÉLINA. Je vous le jure.
RODICA. Je le jure.
Diane leur tend les clés de l’appartement.