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CHEZ DIANE
Nuit au-dehors.
Lumière tamisée dans l’appartement. Répondant au coup de sonnette, Diane laisse pénétrer Rodica. Peu ravie de la voir, elle l’accueille à reculons.
DIANE. Je déteste ce genre d’initiative. Vous savez que je ne tiens pas à ce que vous veniez ici.
RODICA. Élina menace de se jeter par la fenêtre si je ne lui rapporte pas des nouvelles de Richard.
DIANE. Vous devez résister au chantage d’Élina.
RODICA. Je voudrais vous y voir… Elle n’arrête pas de pleurer depuis trois semaines. (Changeant de ton.) Où est Richard ?
DIANE. Je vous l’ai déjà dit. En Afrique.
RODICA. Quand rentre-t-il ?
DIANE. Ce soir. Il vient de m’appeler de l’aéroport.
RODICA. Enfin !
DIANE. Il va passer ici. Je ne tiens pas à ce qu’il vous voie.
RODICA. Dans un appartement pareil, il doit y avoir une sortie de service, non ?
DIANE. Oui, pourquoi ?
RODICA. S’il sonne, je m’éclipserai.
Sans attendre d’y être invitée, Rodica s’installe dans un fauteuil et croise les jambes.
RODICA. Maintenant, on arrête les simagrées. Je veux savoir ce qui se trafique. (Elle dévisage Diane avec précision.) Qui êtes-vous ?
DIANE. Je ne suis rien d’autre que ce que je fais.
RODICA. Que faites-vous justement ?
DIANE. Je sauve deux femmes de la prostitution et j’embellis la vie d’un homme qui va mourir.
RODICA. Je n’arrive pas à vous croire.
DIANE. Trop idéaliste, selon vous ?
RODICA. Je ne crois qu’au vice, au calcul, à l’intérêt, aux petites jouissances, au mal qui procure du bien. Dans ma vie, je n’ai rien vu de différent. Je n’ai rencontré que la laideur.
DIANE. Et la beauté d’Élina ?
RODICA. Ça aussi, c’est de la laideur. Cette beauté, ce fut sa poisse, sa malédiction, à Élina.
DIANE. Je vous plains, Rodica.
RODICA. Je ne supporte pas qu’on me plaigne.
DIANE. De cela aussi, je vous plains.
Rodica, furieuse, s’approche d’elle et la saisit par le bras.
RODICA. Cessez de mentir : pourquoi agissez-vous ainsi ? Nous arracher au trottoir, nous présenter Richard, le chauffer, le refroidir, attendre ! Pourquoi ?
DIANE. Rodica, vous êtes si habituée à subir que vous ne croyez pas aux bonnes intentions des gens.
RODICA. Pas aux vôtres, non. (Un temps.) Je vais vous dire ce que vous êtes : vous êtes mauvaise.
Diane lui éclate de rire au nez. Rodica continue, impitoyable :
RODICA. Vous ne voulez pas nous aider mais vous servir de nous. Vous ne voulez pas rendre Richard heureux, mais malheureux.
DIANE (crânant). Et pourquoi ?
RODICA. Parce qu’il a cessé de vous désirer. Vous tenez à ce qu’il souffre. Fort. Longtemps. Davantage que vous.
DIANE. Simpliste, non ?
RODICA. Quand une femme ne tient debout que soutenue par l’amour et que cet amour lui est brusquement retiré, si elle ne veut pas tomber, elle doit remplacer ce sentiment par un autre aussi fort : la haine. Vous vous vengez.
Diane hausse les épaules.
RODICA. Et vous avez raison. C’est bon, la haine, c’est chaud, c’est solide, c’est sûr. À l’opposé de l’amour, on ne doute pas, dans la haine. Jamais. Je ne connais rien de plus fidèle que la haine. Le seul sentiment qui ne trahit pas.
Diane détourne le visage.
RODICA. Si, si. On gagne au change, à sauter de l’amour à la haine. Comme je vous approuve. Vous savez quoi ? Vous me devenez beaucoup plus sympathique.
DIANE. Ah bon ?
RODICA. Une femme qui cherche à se venger d’un homme… n’importe quelle femelle comprend ça. Je vous aiderai. À travers vous, je me vengerai de ceux que je n’ai pas eu le temps de punir.
Diane esquisse un sourire, comme si elle luttait contre la nausée. Rodica lui secoue le bras.
RODICA. Maintenant, lâchez la vérité. Il ne va pas mourir ?
DIANE. Si.
RODICA. Non ! J’ai un œil pour voir les maladies. Autour de chaque personne, j’aperçois de la lumière, comme une auréole : si l’aura est pleine, le bonhomme jouit d’une santé solide ; si l’aura est déchiquetée, il va mourir.
DIANE (indifférente). Très intéressant. Vous devriez ouvrir un cabinet : il y a assez de gogos pour que vous deveniez riche.
RODICA (véhémente). Richard n’est pas malade ! Il ne va pas mourir !
Diane s’éloigne de quelques pas puis considère Rodica avec intérêt. Un sourire s’esquisse sur ses lèvres.
DIANE. Dites-moi, Rodica : vous ne seriez pas amoureuse ?
RODICA. Pardon ?
DIANE. Amoureuse de Richard ? Vous semblez si désireuse qu’il ne meure pas. On croirait qu’on vous blesse personnellement lorsqu’on évoque sa fin…
Touchée, Rodica se redresse, prête à bondir sur Diane telle une furie. On entend la sonnette.
DIANE. C’est lui. Décampez.
Rodica hésite, puis obéit.
Diane indique la sortie de service.
DIANE. Par là.
RODICA. Vous…
DIANE. Sans bruit. Vite.
Rodica s’esquive.
Diane se recompose une contenance puis va ouvrir à Richard.
Il entre, sombre, les traits creusés, les yeux fixes.
RICHARD (anticipant sa remarque). Je sais : je n’ai pas bonne mine.
Il se rue dans un fauteuil, comme furieux.
DIANE. Bonsoir.
RICHARD (sans la regarder). Ah oui : bonsoir.
Trop préoccupé, Richard, naguère l’homme le plus galant de la terre, a oublié la politesse élémentaire. Fiévreux, il éructe :
RICHARD. Quelle diable de femme !
DIANE. Élina ?
RICHARD. Non, la mère. C’est elle qui manigance derrière ! Elle veut que je me couche devant sa fille.
DIANE. Ça, je crains fort que tu n’obtiennes cette fille qu’à des conditions qui ne sont pas de ton goût.
RICHARD. Je ne peux arracher cette passion de mon cœur.
Diane tressaille. Cette fois, elle comprend que Richard est devenu réellement amoureux d’Élina. Il frappe contre le mur.
RICHARD (avec violence). Or je ne peux pas m’arracher le cœur.
DIANE. Que vas-tu faire ?
RICHARD (hagard). Il me prend des envies de me jeter sous un train puis de courir tant que la terre me portera. Un moment après, la force m’abandonne, je reste comme anéanti, mon cerveau s’embarrasse, je deviens stupide.
Un temps. Il relève la tête, regarde enfin Diane dans les yeux, murmure comme un noyé :
RICHARD. Il vaut mieux épouser que souffrir : j’épouserai.
DIANE. Attention, la décision est grave et demande réflexion.
RICHARD. Il n’y a qu’une réflexion qui vaille : je ne veux pas être davantage malheureux que je ne le suis. Rends-moi ce service, je suis venu pour ça : vois la fille, vois la mère, communique-leur mes intentions.
Il ne soupçonne pas à quel point il choque Diane.
DIANE. Quoi ? C’est à moi de leur proposer ?
RICHARD. Moi, elles ne me recevront même pas.
DIANE. Débrouille-toi sans moi, je déteste le rôle que tu m’attribues.
Il fond sur elle, l’enlace et utilise son ascendant physique pour l’empêcher de résister.
RICHARD. Diane, si tu m’abandonnes, je suis perdu. Si tu ne me précèdes pas, j’irai là-bas, je forcerai leur porte, j’entrerai malgré la mère et dans l’état de violence où je suis, je ne sais… (Avec émotion.) Je t’en conjure, Diane, au nom de notre amitié.
DIANE. D’accord.
Il lui baise les mains avec effusion.
DIANE (embarrassée). Eh bien, ne suis-je pas bonne ? Trouve une autre femme qui en ferait autant !
RICHARD. Merci. Tu es ma seule véritable amie. Quand vas-tu les voir ?
DIANE. Dès demain.
RICHARD (l’implorant avec tendresse). Demain ? Demain soir ? Demain après-midi ?
DIANE (cédant). Demain matin !
RICHARD. Merci, Diane, merci. Tu me sauves la vie. Je vais dormir un peu. Ou du moins essayer, cette fois.
Il l’embrasse et sort. Diane demeure soucieuse. Après quelques secondes, Madame Pommeray s’avance en tripotant les piles de sa prothèse auditive.
MADAME POMMERAY. Ah, tu es seule ? Il m’avait semblé entendre des voix.
Dépitée, elle donne une légère tape à son appareil.
MADAME POMMERAY. Mon médecin prétend que je deviens sourde alors que c’est tout le contraire : j’entends des voix que personne n’entend.
Diane ne réagit pas.
MADAME POMMERAY. Au fond, Tirésias, le devin de l’Antiquité, était comme cela : un voyant aveugle. Crois-tu que je devrais mettre une plaque sur ton palier : « Madame Tirésias, écouteuse de silence, capteuse de voix éteintes, sondeuse d’âmes disparues » ? Ça pourrait arrondir mes revenus…
Elle constate que sa fille, plongée dans ses pensées, ne cille pas.
MADAME POMMERAY. Toi, tu n’es pas sourde mais tu n’écoutes pas. (Agitant ses mains.) Coucou, c’est moi la fée Clochette !
N’obtenant pas de réponse, elle frappe dans ses mains. Diane se réveille.
MADAME POMMERAY. Tu as une drôle de tête. Tu as l’air sombre.
DIANE. Oui. Je viens de perdre tout le respect qu’il me restait pour l’amour.