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CHEZ DIANE
Chacun dans un fauteuil, Richard et Madame Pommeray parcourent les journaux.
Richard paraît nerveux, soucieux, une idée semblant lui brûler le cerveau et empêcher sa concentration. Il consulte perpétuellement sa montre.
N’ayant rien remarqué, Madame Pommeray s’exclame :
MADAME POMMERAY. Richard, venez à mon secours : je cale sur une colonne de mes mots croisés !
RICHARD. Je vous écoute.
MADAME POMMERAY. « Donne des ailes » en six lettres ?
RICHARD. Oiseau ?
MADAME POMMERAY. Non.
RICHARD. Alcool ?
MADAME POMMERAY. Non plus.
RICHARD. Espoir ?
MADAME POMMERAY. C’est ça ! J’avoue que c’est le genre de mot auquel je ne songe pas spontanément, surtout à mon âge.
RICHARD (sincère, laissant percer son inquiétude). Comment va Diane, en ce moment ?
MADAME POMMERAY. Mon cher, c’est à vous qu’il faut demander ça ! C’est vous qui partagez sa vie, son lit, ses pensées… Moi, Diane, je me suis bornée à la mettre au monde puis à l’élever. Je suis sa mère, autant dire la personne qui la connaît le moins au monde.
RICHARD. Comment pouvez-vous affirmer ça ?
MADAME POMMERAY. Richard, iriez-vous prétendre que vos parents possèdent un savoir exhaustif sur vous ?
RICHARD (amusé). Non.
MADAME POMMERAY. Ce sont les gens qui ont les souvenirs les plus anciens vous concernant, ceux qui ont sans doute vécu le plus d’heures dans votre proximité animale, mais vous ne sauriez assurer qu’ils déchiffrent votre mode d’emploi.
RICHARD. Ils m’aiment.
MADAME POMMERAY. Justement ! Aimer n’est pas connaître.
RICHARD (confirmant). Aimer c’est privilégier. Tout le contraire de la science, plutôt le début d’un aveuglement.
MADAME POMMERAY. Évidemment : si chaque père et chaque mère préfèrent leurs enfants à ceux des autres, c’est rarement parce qu’ils ont étudié le marché.
RICHARD. D’ailleurs, est-ce intéressant de connaître quelqu’un ?
MADAME POMMERAY. Fréquenter suffit.
RICHARD (soudain sombre). Sans une part de mystère, d’obscurité, d’insaisissable, on se lasserait…
MADAME POMMERAY. Exactement ! J’ai rencontré un gynécologue qui prétendait que si tous les hommes pratiquaient son métier, il n’y aurait plus de crimes passionnels.
Richard éclate de rire.
À cet instant-là, Diane entre, surprise par la présence de Richard. Il se précipite vers elle, plein de mille propos à lui confier.
RICHARD. Diane, enfin !
DIANE. Je ne pensais pas te trouver là.
RICHARD. Nous avions rendez-vous.
DIANE. C’est impossible, deux amies doivent prendre le thé ici.
RICHARD (contrarié). Diane, nous avions décidé d’aller ensemble au cinéma.
DIANE. Tu crois ?
RICHARD. Oui. (Avec force.) Et j’ai besoin de te parler.
DIANE. Me parler ?
RICHARD. Oui. Je te l’ai même reprécisé hier soir au téléphone. (Blessé.) Comment as-tu pu oublier ?
DIANE. Excuse-moi, Richard, j’ai dû confondre les dates.
MADAME POMMERAY. Eh bien, quand tes amies vont sonner, nous n’aurons qu’à retenir notre respiration pour faire croire qu’il n’y a personne.
DIANE. Maman !
RICHARD. Vont-elles s’incruster ?
DIANE. Non, ce n’est qu’une visite de politesse.
RICHARD. Alors j’attends. Qui sont-elles ?
DIANE. En réalité, j’ai croisé la mère lors d’un voyage officiel en Roumanie il y a plusieurs années ; ayant appris qu’elle s’était rendue à Paris avec sa fille, par hospitalité, je lui ai proposé de passer. Ça risque d’être ennuyeux.
RICHARD. Je l’espère. L’entretien durera d’autant moins.
MADAME POMMERAY. J’ai rencontré un Roumain quand j’étais jeune. Oui, très beau, très brun, avec des yeux clairs, étranges, pailletés, entre le vert amande et le gris de l’huître. Il jouait merveilleusement de la guitare. D’ailleurs, il avait des doigts exquis.
DIANE (l’interrompant). Maman, quel rapport ?
MADAME POMMERAY. Tu as dit « Roumanie » et ça me rappelle le seul Roumain que j’ai fréquenté. Malgré mon âge, j’essaie de participer à la conversation.
DIANE. C’est raté.
MADAME POMMERAY. On voit que tu ne l’as pas connu.
DIANE. Non. Et je ne le connaîtrai pas. Donc…
MADAME POMMERAY. Ne t’en débarrasse pas si vite : il aurait pu être ton père…
DIANE. J’avais compris, merci. Mais ce n’est pas mon père ?
MADAME POMMERAY (avec un soupir de regret). Non…
On entend sonner.
DIANE. Les voilà.
MADAME POMMERAY. Je retourne dans ma chambre pendant que tu reçois tes amies roumaines. Qu’en penses-tu ?
DIANE. Soit.
RICHARD. Je reste avec toi pour que nous nous en débarrassions plus vite. D’accord ?
DIANE. D’accord.
Diane sort accueillir ses invitées.
MADAME POMMERAY. Je ne sais pas ce que ma fille a contre ce jeune homme qui aurait pu être son père : il était très présentable, je vous assure. Un bon parti. Des dents parfaites. Excellent danseur. Une taille de guêpe. Des cravates choisies avec goût. Des gilets en soie brodée. Et il parlait au moins six langues.
Pendant qu’elle se justifie, Richard lui donne son bras pour l’amener dans sa chambre.
MADAME POMMERAY. On ne pouvait lui reprocher qu’une chose : il portait trop de bagues, une à chaque doigt. Cependant, il les posait le soir sur la table de nuit, comme tout le monde…
Ils ont disparu.
Diane revient avec Élina et Rodica.
Les deux femmes sont habillées de manière respectable, ce qui vieillit Rodica en lui donnant des airs de rombière mais rend Élina encore plus irrésistible.
DIANE (à voix haute). Entrez, entrez.
RODICA. C’est si gentil de votre part, madame Pommeray.
DIANE. Allons, allons, on croirait que je fais un effort…
RODICA. Nous ne fréquentons pas grand monde depuis que nous sommes installées à Paris.
Richard apparaît.
RICHARD. Bonsoir.
Les deux Roumaines frémissent, comme des prudes qui seraient gênées par l’irruption d’un homme. Elles se relèvent, confuses.
RODICA. Nous vous dérangeons alors que vous êtes en famille…
ÉLINA. Nous allons vous laisser…
RODICA. Nous ne voulons pas vous importuner...
Richard interrompt les protestations.
RICHARD. Du tout.
Il dévisage Élina. Découvrir cette jeune beauté freine soudain son impatience. Il sourit.
RICHARD. J’exige des présentations en règle.
DIANE. Richard, je te présente Rodica Nicolescou et sa fille… (S’adressant à Élina.)… Quel est votre prénom, déjà ?
ÉLINA. Élina.
Galant, Richard offre aux deux femmes un baisemain stylé, s’attardant davantage sur Élina.
RICHARD. Richard Darcy. Je suis un ami de Diane. Un ami intime.
DIANE. Ami intime ? C’est la première fois que tu te gratifies de ce titre.
RICHARD (renfrogné). Ami intime, n’est-ce pas l’expression juste lorsqu’il n’y a pas d’intimité entre deux personnes ?
Cette remarque montre à quel point Richard, troublé par Élina, a envie de prendre ses distances avec son ancienne maîtresse, de signifier qu’il est libre. Quoique recevant le coup comme un poignard, Diane abonde dans son sens en ajoutant à l’intention des deux femmes :
DIANE. Vous n’interrompez pas une réunion de famille car Richard n’est ni mon mari ni mon fiancé.
RICHARD (à Élina). Êtes-vous de passage à Paris ?
ÉLINA. Non, nous venons d’emménager. Je poursuis des études de littérature à la Sorbonne.
RICHARD. Sur quoi travaillez-vous ?
ÉLINA. Musset.
RICHARD (sans réfléchir). Musset ? Quelle drôle d’idée…
ÉLINA. Pourquoi ?
RICHARD. Un bien vieil auteur, ça, Musset.
ÉLINA. Un auteur n’est vieux que lorsqu’il ne parle plus à la jeunesse.
RICHARD. Qu’a-t-il en commun avec les jeunes gens d’aujourd’hui, si matérialistes, si désabusés, qui ne croient plus en rien ?
ÉLINA. Il nous stimule, il nous encourage, il nous console, car il était comme nous.
Richard est ému par tant d’idéalisme et de passion chez la jeune fille. Cessant de se moquer, il devient plus doux.
RICHARD. Vraiment ? En vous suggérant quoi, par exemple ?
Elle rougit.
ÉLINA. Non, je ne veux pas vous embêter.
RICHARD. Mais pas du tout.
ÉLINA. Et je crains d’exprimer moins bien que lui ce qu’il écrit.
Rodica l’encourage en jouant la mère fière de sa fille.
RODICA. Élina, dis-nous du Musset.
ÉLINA. Maman, c’est ridicule.
RODICA. Si, si. Dis-nous du Musset.
DIANE. Nous serions ravis de vous entendre, Élina, car vous savez, Musset, sans vous, ce n’est plus guère que le nom d’une place ou d’un boulevard.
RICHARD. Oui, s’il vous plaît.
Élina donne l’impression de ne céder qu’à l’injonction de Richard. Rougissante, timide, elle lui destine ce texte.
ÉLINA. « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux : mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. J’ai aimé. »
Richard dévore Élina des yeux, d’une façon si gênante qu’elle finit par baisser les paupières.
Le constatant, Diane et Rodica échangent un clin d’œil complice.
Richard se relève et éprouve alors une douleur aux reins. Les trois femmes le remarquent, comprennent qu’il souffre sans oser intervenir.
Il s’appuie sur le mur, reprend ses forces comme si de rien n’était.
RICHARD. Et vous, Élina, ce texte vous encourage ?…
ÉLINA. Oui.
RICHARD. À quoi ?
ÉLINA. À aimer…
RICHARD (très songeur). À aimer…