CHAPITRE XIV

II ouvrit les yeux. Il se sentait la tête lourde et tâta du bout des doigts les bandages qui l’enveloppaient. Effleurant la gaze avec précaution, il se demandait : « Mais qui m’a donc arrangé comme ça ? » Puis il se souvint de Mac Ginnis et de sa matraque. Il fit la grimace, cligna plusieurs fois des yeux pour y voir un peu plus clair et découvrit un décor qui lui semblait vaguement familier. Il reconnut le petit poêle ventru. Une seconde plus tard, il entendit une voix féminine et vit Cora derrière le poêle.

Elle chantonnait doucement, en remuant quelque chose au fond d’une casserole avec une cuiller. Elle allongea le bras pour prendre une salière. Rif se redressa légèrement tandis qu’elle mettait un peu de sel dans la casserole. Elle chantait toujours.

Mets plutôt la radio, dit Rif.

J’en ai pas, répliqua Cora sans s’interrompre.

Et la télévision, tu l’as ?

Pas encore, répliqua-t-elle, chantonnant toujours. J’attends que les programmes soient plus intéressants …

Elle s’arrêta net de chanter et le regarda tout à coup.

Il s’était soulevé sur un coude.

Depuis combien de temps je suis là ? Demanda-t-il.

Ça fait à peu près une heure.

Qui m’a amené ?

Clem’.

Pas les flics ?

Ils sont arrivés plus tard. Clem’ leur a téléphoné et ils sont venus avec un toubib. Le toubib a dit que tu devrais rester quelques jours ici sans sortir du lit. Tu n’en bougeras pas, tu m’entends ! Si tu as besoin d’aller aux lavabos, appelle-moi. Si je ne suis pas là, il y aura quelqu’un d’autre.

Une infirmière ? Mais qu’est-ce que j’ai ?

De bonnes contusions à la tête. Ce n’est pas grave, mais il faut que tu te tiennes tranquille et que tu dormes beaucoup. Et surtout que tu ne te fasses pas de mauvais sang …

Je ne me fais pas de mauvais sang. J’espère seulement qu’on ne me soupçonne plus, pour l’incendie ?

Sois tranquille, dit Cora. Tu es complètement dédouané. Mac Ginnis a été arrêté.

Et Kenny ?

Il s’est tiré, mais on le recherche.

Rif laissa retomber sa tête sur l’oreiller, et resta un moment silencieux, puis réclama à boire. Cora remplit un verre d’eau qu’elle lui apporta et il le vida presque entièrement. Il se renversa de nouveau sur son oreiller. Cora était restée à côté du lit. Elle le regardait attentivement.

Comment te sens-tu ? Demanda-t-elle, d’un ton grave.

Très bien, répondit-il avec un sourire. Et toi ?

Elle fronça le sourcil, sans mot dire.

Où en es-tu, toi ? Répéta-t-il.

Sans répondre, elle regardait toujours le mur, d’un air morne.

« Elle ne te répondra pas, pensait Rif. Avec elle, c’est toujours la même chose : elle enferme tout à l’intérieur. Mais ça n’a pas d’importance : tu sais déjà qu’elle dira oui à Clem’, maintenant. Tu la vois déjà en train de réorganiser de fond en comble la Compagnie des Eaux minérales de Sweet Rock. Désormais, quand on verra écrit Eau minérale sur les étiquettes, ce sera bien de la flotte dans les bouteilles et pas autre chose. Non, maintenant c’est couru : Cora dira oui à Clem’ .Elle a beau pincer les lèvres et ne rien vouloir trahir avec ses yeux, tu devines ce qu’elle pense : c’est oui, oui, oui …

« Evidemment, ça te laisse plus ou moins sur le carreau. Mais après tout, ça ne change pas grand – chose. »

Il haussa les épaules, referma les yeux et s’assoupit.

 

*

 

Quelques formes indistinctes prirent peu à peu des contours et des couleurs, parmi les ténèbres du sommeil. Il faisait terriblement froid dans la cahute de carton goudronné. Assis par terre, il regardait sa mère, allongée dans son lit, trop souffrante pour se lever. Elle n’avait qu’une mince couverture et elle se plaignait d’avoir très froid, de geler littéralement … En la voyant frissonner il se mit à pleurer.

Il avait cinq ans.

Il était seul dans la cahute avec sa mère, qui n’avait personne d’autre pour prendre soin d’elle. Elle était gravement malade et aurait eu bien besoin d’un médecin, mais il n’y en avait pas dans le voisinage, et, de toute manière, elle n’aurait pas eu de quoi lui régler sa note.

Il continuait à pleurer et sa mère lui disait de se calmer. Elle répétait qu’elle gelait, qu’elle mourait de froid. Comme une folle, elle le suppliait, dans une espèce de demi-délire, de faire quelque chose pour l’empêcher d’avoir si froid.

Elle lui disait de faire du feu …

Près du lit, il y avait un seau. Il alla le vider dehors. Il rassembla quelques vieux journaux, des bouts de carton et il mit le tout dans le seau. De retour dans la cahute, il chercha des allumettes et finit par découvrir une pochette …

Il en allume une, il approche la flamme du papier. Il sourit à sa mère et il lui dit qu’elle va bientôt se sentir mieux, qu’elle va se réchauffer et qu’elle guérira. Sa mère opine faiblement de la tête en lui tendant la main. Il va la prendre, quand, tout à coup, il voit sa mère ouvrir des yeux énormes et regarder quelque chose qui se passe derrière lui. Il l’entend murmurer, puis elle pousse un cri et il voit les flammes jaillir du matelas. Il comprend alors qu’il a placé le seau trop près du lit et il court l’écarter d’un coup de pied. Le seau se renverse et il voit les flammes se répandre sur le sol. Il entend sa mère crier de nouveau. Il se retourne et voit que le lit flambe comme une torche; sa mère essaie de basculer sur le côté pour se lever, mais elle ne peut y arriver … Il court à elle, il essaie de l’aider, mais elle lui crie de se sauver. Elle crie très fort en le repoussant, tandis qu’il essaie toujours de la tirer hors du lit transformé en brasier. « Non, non ! Lui crie-t-elle. Laisse-moi ! » Et elle lui montre la porte en lui disant de se dépêcher. Il faut qu’il sorte tout de suite, sans attendre …

La cahute est maintenant remplie d’une épaisse fumée qui le fait tousser et étouffer. « Non, maman ! Crie-t-il. Je ne veux pas ! Je veux rester avec toi … » Mais elle lui dit : « Je … je vais venir … Ouvre la porte, j’arrive … »

Il court à la porte, il l’ouvre et il s’enfuit. Il ne va pas loin. Il se retourne et regarde derrière lui attendant que sa mère le rejoigne. Il voit alors les flammes courir tout le long des murs, tandis qu’une fumée noire s’échappe du toit. Il appelle sa mère, il la supplie de venir … Les flammes montent toujours plus haut et des gerbes d’étincelles jaillissent dans toutes les directions. Il court à la cahute, en se répétant qu’il faut qu’il sorte sa mère de là, qu’il la traîne hors des flammes. Quand il s’approche, la chaleur lui brûle les yeux et le force à reculer. Il essaie une seconde fois, mais les flammes sont trop fortes. Et, au moment où il recule de nouveau, il entend quelque chose à l’intérieur de la cahute. Cela semble venir du centre même de la fournaise. C’est un cri plaintif, qui s’affaiblit, s’affaiblit et se perd peu à peu dans le crépitement de l’incendie …

 

*

 

Rif se réveilla en sursaut.

A l’autre bout de la chambre, il aperçut Leila, assise sur une chaise, près du petit poêle. Elle avait un magazine posé sur les genoux, mais elle ne lisait pas. Elle regardait Rif et il eut l’impression qu’elle l’avait observé pendant qu’il dormait.

Il se redressa dans son lit et lui sourit.

C’est toi ma nouvelle infirmière ? Demanda-t-il.

Leila acquiesça d’un signe de tête.

Je remplace Cora pendant qu’elle est à son travail. Elle t’avait dit que je viendrais ?

Elle m’avait seulement dit qu’elle m’enverrait quelqu’un.

Leila se leva.

Tu veux quelque chose ? Demanda-t-elle. As-tu faim ? Veux-tu un peu de thé ?

Il secoua la tête, en continuant à lui sourire.

Elle s’approcha lentement du lit en le regardant d’un air grave. Son visage avait une expression étrange et Rif se demanda comment il fallait l’interpréter. Jamais il ne l’avait vue ainsi. Il lui semblait qu’elle contemplait un spectacle, invisible pour tout autre qu’elle. Il fit une petite grimace et sentit un frisson lui glacer l’échiné.

Tu te rappelles ton rêve ? Demanda-t-elle.

Mon rêve ?

Tout à l’heure, pendant que tu dormais, tu n’as pas eu de rêve ? Dit-elle en s’arrêtant à son chevet.

Il frissonna de nouveau. Il lui semblait que la pièce s’était brusquement refroidie. Il sentait la bise lui glacer les os. « Comment peut-elle savoir que je rêvais ? » Se demandait-il.

Qu’est-ce qui se passait dans ton rêve ? Demanda Leila. Qu’est-ce que tu voyais ?

Je ne me rappelle pas, dit-il sans la regarder en face. Je ne me rappelle jamais mes rêves.

Elle n’insista pas.

Après un moment de silence, elle vint très lentement s’asseoir sur le bord du lit.

Tu veux que je te le dise, moi, Andrew ? Murmura-t-elle très bas. Tu veux que je te raconte ton rêve ?

Il la regarda avec stupéfaction, puis ferma les yeux.

Tu parlais, tu geignais, tout à l’heure, expliqua-t-elle. Je n’ai pas compris tout de suite ce que tu disais, mais, petit à petit, c’est devenu plus clair …

D’un bond convulsif, il se redressa dans son lit. Il ne se rendit même pas compte qu’il avait saisi Leila par les poignets.

Tu sais ce que je rêvais ? Dit-il, bouleversé. Tu le sais vraiment ?

Elle opina lentement de la tête.

Il lui lâcha les poignets. Elle s’approcha plus près encore et lui prit les mains à son tour. Le contact des doigts de la jeune fille lui semblait à la fois doux, frais et apaisant. Sa voix le caressait, pansait ses plaies, faisait couler en lui un merveilleux calme. Et elle lui raconta son rêve.

Quand elle eut achevé, ils restèrent un long moment silencieux. Elle était toujours assise sur le bord du lit et lui tenait les deux mains dans les siennes. Il n’osait pas la regarder. Tête baissée, il réfléchissait.

« Ainsi, c’était ça ? Pensait-il. C’est de ça que je souffre depuis tant d’années ? Depuis l’âge de cinq ans, depuis cette nuit où j’ai gratté une allumette et mis le feu à notre cabane … Et ce gémissement que j’avais toujours dans les oreilles, ce dernier cri jailli de la gorge de ma mère, c’est lui qui m’a implanté une idée si profondément dans le cerveau que je ne savais pas moi-même qu’elle était logée là. Et, pendant tant d’années, c’est cette idée qui m’a poussé, qui m’a fait marcher dans la même direction. C’était comme une voix qui me répétait sans cesse : « C’est ta faute, Andy. Tu as fait mourir ta mère. Tu l’as brûlée vive. Il faudra payer … Il faudra payer … »

« Et chaque fois que tu allumais tes petits incendies dans des poubelles, ce n’était pas une jouissance perverse que tu cherchais. A ta manière, tu cherchais à descendre en enfer, le plus vite possible. Et quand tu regardais les flammes, c’était le feu de l’enfer que tu voyais monter vers toi, pour t’envelopper et te dévorer. C’était pour toi une torture atroce, mais il fallait que tu la subisses. Il le fallait, parce que tu l’avais méritée …

« Ou plutôt, tu croyais l’avoir méritée.

« Et, à chaque incendie, tu entendais le même cri. Ou peut-être le portais-tu sans cesse en toi. Ce qu’il y a de sûr, c’est que tu l’entendais invariablement, ce faible cri plaintif qui s’évanouissait dans le crépitement des flammes.

« Veux-tu que je te le dise ? Eh bien, maintenant, c’est fini, tu ne l’entendras plus jamais ! Il s’est tu pour toujours. Il s’est envolé en même temps que ta souffrance, ton chagrin, ta malédiction. Oui, je te le jure, parce que je le sais, parce que je le sens, tu es délivré de ta malédiction et jamais plus tu ne connaîtras ce besoin de flamme qui t’a si longtemps tourmenté.

« Ce qui veut dire, bien entendu, que tu vas dire adieu au pinard. Oh ! Bien sûr, de temps en temps, tu en boiras bien un verre avec un copain. Par exemple, si Burt t’invite, tu n’iras pas lui refuser. Il est ton copain et il le restera. Mais tu sais bien qu’il te comprendra si tu refuses une seconde tournée. Et d’ailleurs, tu as bien l’impression que Burt va, lui aussi, renoncer à la bouteille. Il y a toujours un moment où le pire poivrot finit par comprendre. Surtout quand il voit son meilleur copain accepter le premier verre, mais refuser le second.

« Au train où vont les choses, tu vas te dégotter rapidement un boulot régulier, tu vas prendre une piaule quelque part et te fringuer un peu correctement. Tu vas enfin savoir ce que c’est que de porter une liquette propre et une cravate. Enfin, quoi, bon sang ! Il n’y a pas besoin d’être millionnaire pour porter une cravate ! On en vend de très bien dans Purcell Street qui ne coûtent que trente neuf cents.

« Et tu t’achèteras aussi un peigne, pour te coiffer correctement. Ça ne te coûtera pas plus de dix cents.

« Mais qu’est-ce qui te prend, dis donc ? Tu m’as l’air de vouloir changer de vie ? De t’amender, comme on dit ? Mais pourquoi tous ces beaux projets ? Ou pour qui ?  »

Il leva la tête et regarda Leila. Il sentait toujours la tiédeur des doigts de la jeune fille sur les siens. Cette chaleur se mêlait à son parfum, à l’éclat de ses yeux qui semblaient verser sur lui, faire pénétrer en lui une douceur inconnue.

« C’est pour toi, dit-il en lui-même. Tout ce que je ferai désormais, tout ce que j’aurai à offrir, ce sera pour toi. »

Avec un soupir, elle se pencha vers lui comme si elle l’avait entendu. Et brusquement, pour lui faire un présent, à son tour, pour bien lui montrer qu’elle lui appartenait et qu’elle lui appartiendrait à jamais, elle souleva les deux mains d’Andrew et les posa sur ses seins.

 

 

FIN