CHAPITRE VIII

« Ils vont bien se décider à parler, pensa Rif. Qu’ils fassent quelque chose ! On est tous changés en pierre ou en blocs de glace … »

Clem ? Hasarda une voix timide, rompant le silence.

C’était Coley qui regardait, à la dérobée, le nouveau venu, arrêté sur le pas de la porte.

Alors comme ça, t’es revenu ?

Ozzie crut bon de répondre à cette question absurde.

Bien sûr qu’il est revenu, puisqu’il est là !

Dagget s’avança vers le bureau à cylindre, ôta son pardessus raglan, coupé dans un tweed épais aussi moelleux que coûteux, et le jeta par terre.

Il apparut en complet de cheviotte bleu foncé, de coupe très classique. Sa chemise en popeline blanche, à col tenant, était ouverte, et sa cravate club, à raies vertes et bleues sur fond marine dénouée. Le devant de sa chemise était maculé de taches rouges et des traces brunâtres de sang coagulé s’étiraient entre sa joue gauche et sa mâchoire. Sa lèvre inférieure était écorchée et le sang n’avait pas eu le temps d’y sécher encore. Sur sa joue droite on apercevait distinctement la trace de cinq doigts, comme s’il venait de recevoir une gifle.

Il est blessé ! S’écria Coley accourant vers son patron, les yeux brillants et affolés. Qui t’a fait ça, Clem’ ?

Dagget repoussa Coley, qui revint aussitôt à la charge.

Dis-moi qui c’est, implora-t-il en posant la main sur l’épaule de Dagget. Dis-le-moi et je …

Ta gueule ! Murmura Dagget d’une voix rauque.

Il dégagea son épaule de l’étreinte de Coley.

Fous-moi la paix, dit-il encore.

Mais t’es blessé, répétait Coley. Tu saignes …

J’ai dit : ça suffit ! Grinça Clem’.

Voyons, Clem’, fit Coley, en se rapprochant d’un pas, faut pas t’énerver ! Allez, remets-toi.

C’est toi que je vais remettre à ta place, bougre de connard ! Siffla Clem’. Allez, débarrassez-moi de lui ! Cria-t-il à l’adresse de Ozzie et de Mac Ginnis. Emmenez-le, ou je …

Coley battit en retraite, à reculons, moitié glissant, moitié trébuchant. Il alla buter contre le mur et ne bougea plus.

Si tu m’approches, tu ressors les pieds devant, dit Clem entre ses dents. Si quelqu’un m’approche, je le …

« Ça serait de la folie, pensa Rif. C’est pas un homme, ce Clem’, c’est une bête féroce ! Il serait bon à mettre en cage. Et encore, il casserait les barreaux ! »

Passe-moi une bouteille, dit Clem’.

Tu veux boire un coup ? Demanda Coley.

Qu’est-ce que tu crois ? Fit Ozzie d’un ton écœuré. Qu’il veut bouffer le verre ?

Mac Ginnis se dirigeait déjà vers la porte :

Du whisky ? Proposa-t-il. On a du Canadien …

N’importe quoi, gémit Clem’.

Du vin, peut-être ? Proposa aimablement Rif.

Ozzie se tourna vers lui, et Mac Ginnis s’arrêta sur le seuil.

Je vais chercher du Canadien. Y en a en bas, dans un placard …

Regarde s’il n’y aurait pas du muscat, des fois, reprit Rif.

La figure impassible, il regarda Ozzie bien en face :

Ça fait plus d’effet que le whisky, expliqua-t-il au lanceur de couteau. C’est recommandé par la Faculté …

Ta gueule, dit doucement Ozzie. Ta gueule, ou je te défigure !

Mac Ginnis sortit et Clem’, d’un pas las, alla prendre place derrière le bureau. Il se laissa tomber dans le fauteuil à pivot, et fixa un œil vague sur le dessus de la table. Quelques papiers et quelques formules imprimées étaient posés devant lui. Il s’en saisit et, avec un rugissement assourdi, les lança rageusement à terre. « Voilà que ça recommence », se dit Rif. Dagget, qui s’était relevé, fit basculer le fauteuil d’un coup de pied. Il bondit vers le milieu de la pièce, repéra un guéridon et l’envoya à terre d’un autre coup de pied. Les registres et la machine à calculer, qui étaient posés dessus, tombèrent. Avec un rictus féroce, saignant de sa lèvre ouverte, il bondit sur la machine et la souleva à bout de bras. Coley se mit vivement à l’abri et Ozzie s’élança hors du fauteuil pour se cacher derrière le sofa. Rif ne bougea pas. Il ne pouvait que se sauver par la porte du fond, mais elle lui semblait bien trop éloignée.

La machine à calculer percuta contre le mur et se fendit en deux. Une seconde plus tard, dans un terrible fracas, le bureau basculait et s’abattait sur le plancher. Clem balança le bras comme une faux et, de son poing, enfonça la paroi du meuble. Les doigts en sang, il frappa de nouveau le bureau, crevant le cylindre et faisant voler les accessoires. Puis, cognant des deux poings le bureau défoncé, il hurla :  Tu l’as cherché ? Eh bien, tu l’as eu !  « Pour ça, il n’y a pas de doute, songeait Rif. Il l’a eu dans les gencives, et il devait le chercher depuis un bout de temps. »

Au milieu des débris, Dagget se laissa tomber à genoux et resta un instant immobile. Il semblait s’absorber dans une prière fervente. Enfin, il secoua lentement la tête, comme s’il rejetait à regret une requête. Il se releva, mais on avait l’impression qu’il tombait. Dans ses yeux mornes, on pouvait lire : « Je descends la pente et peu m’importe où je m’arrêterai. »

Coley risqua un œil de derrière son fauteuil et conclut que le danger était passé. Il s’approcha du bureau, l’air affairé.

C’est bon, allons-y, dit-il comme pour encourager d’invisibles subordonnés. On va remettre un peu d’ordre dans la carrée.

Laisse ça tranquille, murmura Clem’. Mais Coley avait déjà saisi le bureau. Il le fit basculer sur le côté pour le remettre d’aplomb. Soudain, un cri jaillit : Coley regardait son poignet tordu, son bras à moitié désarticulé. Les doigts de Clem’ Dagget le serraient comme un étau.

Tu vas me casser le bras, haleta Coley.

Laisse ce bureau tranquille, répéta Clem’. Coley obéit et Clem lui lâcha le poignet.

L’homme se frictionnait en grimaçant.

T’avais quand même pas besoin de …, gémit-il.

Si, fit Clem sans le regarder.

Coley contempla le bureau renversé, puis Clem’, puis de nouveau le bureau.

Mais pourquoi ? Demanda-t-il. Clem ne. répondit pas.

Mais pourquoi tu tiens à laisser ça par terre ? Insista Coley. Tu pourrais au moins expliquer …

J’ai rien à expliquer, dit très lentement Clem’, les yeux fixés sur le mur nu. Laisse le bureau ! Laisse ça comme ça !

Coley écarquillait des yeux ahuris. Il se tourna vers Ozzie, puis, de nouveau, vers son patron.

Sois pas comme ça, Clem’, dit-il. Sans blague …

Je veux qu’ça reste là.

Mais t’es tombé sur la tête ?

Je me distrais, dit Dagget. J’ai envie de me distraire, ce soir.

La porte s’ouvrit et Mac Ginnis réapparut avec une bouteille, aux trois quarts pleine. Il s’arrêta court en regardant le bureau culbuté, la machine à calculer cassée et les papiers jonchant le sol. Il considéra tout cela, les yeux ronds, puis il plissa les paupières et l’ombre d’un sourire apparut sur ses lèvres.

. Clem Dagget fit un pas vers lui, lui arracha la bouteille des mains et la colla à ses lèvres. D’une seule gorgée, il avala la valeur de trois bons verres. Il ôta la bouteille de sa bouche et considéra le liquide d’un air songeur, comme s’il se demandait si on ne l’avait pas allongé d’eau. Il avala une seconde lampée, plus longue encore et, de nouveau, examina pensivement le contenu de la bouteille.

Il devait être à peine capable de sentir le goût de l’alcool.

Coley qui le regardait, bouche bée, secoua la tête, l’air ébahi. Ozzie avait quitté son sofa pour regarder de plus près l’étonnant spectacle. Mac Ginnis s’écarta; ses yeux mi-clos ne cillaient pas, et son sourire pensif trahissait une certaine satisfaction.

Clem porta de nouveau la bouteille à ses lèvres, renversa la tête et un filet ininterrompu de whisky coula dans sa gorge.

« C’est une vraie pompe, pensait Rif. On dirait qu’il a dans la bouche un tuyau de caoutchouc qui aspire la gnôle. »

Coley et Ozzie se rapprochèrent. Ils regardèrent leur patron avec stupéfaction et échangèrent un coup d’œil.

Nom de nom ! Dit Coley.

J’ai jamais vu ça ! Dit Ozzie.

Clem’ Dagget buvait toujours.

« C’est un vrai numéro de cirque, se disait Rif. Il devrait y avoir un roulement de tambour, comme quand les garçons de piste enlèvent le filet et qu’on sent que ça va devenir sérieux. Vise un peu Coley et Ozzie ! Ils en ont le souffle coupé. Et Mac Ginnis, regarde-le … Qu’est-ce qu’il a donc, Mac Ginnis ? »

Timmie Mac Ginnis opinait doucement de la tête, comme pour encourager le buveur à poursuivre sa performance. L’air satisfait, il croisait ses grosses mains sur son large ventre rebondi. Puis il décroisa les mains, et le médius de sa main droite remonta lentement vers le poignet gauche. Du bout de son ongle écaillé et bordé de noir, Timmie caressait doucement le boîtier de sa montre en or.

Les yeux fermés, Clem buvait toujours. La bouteille était maintenant presque vide.

« Une goutte de plus, pensait Rif, et y aura plus qu’à appeler les pompes funèbres ! C’est déjà fantastique qu’il puisse tenir debout. »

Clem cessa de boire. La bouteille, entre ses doigts, ne tremblait pas. Il s’approcha d’un pas assuré du bureau renversé et la posa dessus soigneusement. Puis il se tourna vers l’assistance et fit un salut raide.

Pas de pitié pour les canards boiteux, comme disait Shakespeare, articula-t-il.

« Ça veut rien dire », pensa Rif. Mais, déjà, il devinait la pensée de Clement Dagget. Car Rif venait de voir paraître, dans son imagination, l’image de Cora Ridley. Une Cora Ridley qui répétait : « Non, non et non ! » Une Cora Ridley, toutes griffes dehors, qui lacérait le visage de Clement Dagget. Une Cora Ridley qui balançait son bras, giflait Clement Dagget à la volée, laissant sur sa joue l’empreinte de ses cinq doigts. Une empreinte qui ne s’effaçait pas.

C’était comme si elle avait marqué le patron au fer rouge. Comme si elle avait imprimé sur sa figure le mot « Non ».

« C’est contre lui-même qu’il en a, conclut Rif. Il se venge sur lui-même, en ingurgitant toute cette gnôle qui l’enverra peut-être au cimetière. Il n’a pas l’habitude de boire  pas à ce point ! Ce soir, pas de doute, il a battu tous les records ! » Décidément, Rif commençait à y voir plus clair. « Maintenant pensait-il, tu peux reconstituer l’affaire. Tu peux imaginer ce qui s’est passé entre Cora et lui. Autrefois, quand il était toujours plongé dans ses bouquins, quand il cherchait à mériter sa bourse, il ne pensait qu’à Cora. Il se disait : « Je veux réussir, je veux devenir quelqu’un, je veux m’en sortir, me tirer du ruisseau de Purcell Street. Et je t’emmènerai avec moi, petit ! »

« Mais Clem ignorait que le ruisseau de Purcell Street est profond. On a beau en escalader les bords, on n’est jamais sûr de s’en évader. Il devait s’en douter quand même, et ça lui rendait la tâche encore plus dure. Et, pendant ce temps-là, autour de lui les gens causaient : « Non mais, tu t’rends compte ? Qu’est-ce qu’il se croit ? Tu as beau porter le col empesé et la cravate rayée, c’est qu’un déguisement ! Tu resteras toujours le petit voyou de Purcell Street. Allez, t’fais pas d’illusions, tu fais pas le poids ! Retourne dans ta crasse, voyou ! Et t’avise plus d’en sortir. »

« Quand on y réfléchit, c’est moche ! Il y a de quoi vous démolir un bonhomme. C’est comme ça qu’on devient dégoûté, aigri. Et alors, on prend un air vachard et on gueule au monde entier : « C’est bon, bande de salauds. J’avais décidé d’y consacrer tout mon temps et toute mon énergie … Je n’avais qu’un but : m’en sortir à la force du poignet ! Mais vous me couvrez d’injures ! D’accord ! J’ai pigé ! A partir de maintenant, tous les coups sont permis. Mon fric, je le ramasserai où je le trouverai, comme il est d’usage dans Purcell Street : dans ce coin-là, quand on a envie d’un truc, on se sert … » C’est en raisonnant comme ça qu’il est devenu patron de la Compagnie des Eaux Minérales.

« Mais il a perdu sa Cora dans la bagarre. « S’il était revenu dans le quartier comme terrassier, il ne l’aurait pas perdue. S’il était resté dans le droit chemin, il aurait pu vendre des journaux au coin des rues, conduire une camionnette de livraison ou laver des bagnoles, la nuit, dans un garage et il ne l’aurait pas perdue. Elle aurait accepté n’importe quoi, à condition qu’il ne dévie pas. Mais, quand elle a voulu le lui faire comprendre, il l’a envoyée valdinguer.

« Et c’est comme ça que, moi, je me suis trouvé dans le coup. Elle m’embarque chez elle et on couche ensemble, et c’est comme si elle parlait encore à Clement Dagget. Tu ne peux pas répéter ce qu’elle lui dit parce que c’est strictement confidentiel. Faut que ça reste entre eux. Mais, maintenant, t’as enfin compris ce qu’il y a entre Cora et Clem’ … »

Rif regarda Clem’ Dagget. Celui-ci resta un long moment raide et immobile, puis, l’air égaré, il tituba et s’écroula brusquement, tout d’une pièce, face contre terre, aux pieds de Timmie Mac Ginnis.