CHAPITRE IX
— Ramassez-le, ordonna Mac Ginnis. Foutez-le sur le divan.
Coley se pencha et souleva Dagget par les aisselles. Il attendait qu’Ozzie le prenne par les pieds, mais Ozzie ne bougea pas.
Mac Ginnis regarda Ozzie.
— T’as entendu ce que je t’ai dit ?
— J’ai entendu, dit Ozzie.
— Alors ?
— Alors, rien.
— Je vais le répéter, mais ce sera la dernière fois, dit Mac Ginnis.
Il désigna l’homme évanoui dont la tête reposait maintenant entre les genoux de Coley.
— Enlève-moi ça de par terre, Kates, et que ça saute ! Donne un coup de main à Coley …
— Tu me fais marrer ! Déclara Ozzie.
— T’as tort de te marrer, dit paisiblement Mac Ginnis. Je ne rigole pas. Je suis même très sérieux, Kates.
— Tu voudrais bien l’être, sérieux, répliqua Ozzie. C’est justement ça qui me fait marrer !
Il y eut un instant de silence. Mac Ginnis regarda Coley, puis Ozzie, et éclata soudain d’un rire énorme. Son gros ventre tressautait, son double menton oscillait. Entre deux accès d’hilarité, il parvint à articuler :
— C’est pour ça que je ne gagne jamais au poker ! Je sais pas bluffer jusqu’au bout.
Riant toujours, Mac Ginnis repoussa soudain Coley d’un coup d’épaules et empoigna Dagget. Il portait son fardeau à bras tendus, comme un sac de farine. Il traîna ainsi jusqu’au sofa cette masse inerte de quatre-vingt-dix kilos, et la déposa parmi les coussins. Puis il revint, traînant les pieds, vers Coley et Ozzie. Ceux-ci le regardaient, rigolards. Il se mit à rire à son tour, puis haussa les épaules comme pour se moquer de lui-même.
L’instant d’après, relevant violemment le genou, il l’enfonçait dans le bas-ventre d’Ozzie.
« Je savais que ça finirait comme ça, se disait Rif. Quand j’ai entendu son rire, j’ai compris. »
Ozzie s’était plié en deux, les mains pressées sur son ventre. Il suffoquait.
— Qu’est-ce qui se passe ? Dit Coley. Qu’est-ce qui te prend ?
— On s’amuse, voilà tout, dit Mac Ginnis.
— Tu trouves ça amusant ? Aboya Coley en désignant Ozzie. Regarde-le ! C’est si drôle que ça ?
— Oh ! Ma mère ! Haletait Ozzie. Miséricorde …
— Je pige pas, marmonna Coley en lançant un regard mauvais à Mac Ginnis. Je pige pas du tout. J’aime bien la rigolade, mais, là, bon sang, t’exagères …
— Et ça ne fait que commencer, déclara Mac Ginnis.
— Commencer ? Glapit Coley. De quoi tu parles ?
— Du conseil d’administration, dit Mac Ginnis.
— Il va y avoir des élections, expliqua Rif. On va élire un nouveau Président.
Mac Ginnis adressa un sourire aimable à l’homme aux cheveux flamboyants. Mais le sourire s’effaça quand il se retourna vers Coley.
— C’est à peu près ça, dit-il.
Les muscles de Coley se contractèrent. Il avait encore le coup-de-poing américain à la main et frottait doucement ses phalanges contre le métal poli.
— Tu veux voter ? Demanda doucement Mac Ginnis.
L’autre, l’air inquiet, détourna la tête vers le sofa, comme s’il quêtait un conseil, mais personne ne lui en proposa.
— Si tu marches avec Dagget, disait au même instant Mac Ginnis, t’es foutu. Si tu marches avec Kates, autant t’inscrire tout de suite à la soupe populaire ! Mais si t’as pour deux ronds de bon sens, c’est avec moi que tu marcheras.
Coley laissa échapper un long soupir. Il avait une expression égarée, et semblait perdu, incapable de prendre une décision.
— Alors ? Ronronna Mac Ginnis. Qu’est-ce que tu décides ?
— Je ne sais pas.
— Je vais te le dire, alors. Mais lâche ton engin d’abord !
Coley ôta son coup-de-poing américain de son poing.
— Jette-le par terre.
Coley obéit.
— Bien, dit Mac Ginnis. Je vois que t’es moins bête que t’en as l’air.
— Ecoute, Timmie …
— On la boucle, quand je parle !
Mac Ginnis lui désigna du doigt le fauteuil à pivot renversé.
— Va ramasser ça, assieds-toi et bouge plus.
Coley battit des paupières.
— Allez, dit très doucement Mac Ginnis. Puis, dans un rugissement soudain : Allez !
Coley s’exécuta. Il s’éloigna à reculons, n’osant détacher les yeux de Mac Ginnis. Quand il fut près du fauteuil, il le redressa et se laissa tomber sur le siège en regardant Rif avec un petit haussement d’épaules qui semblait signifier : « J’ai pas le choix, hein ? »
Rif haussa les épaules en réponse. Ses yeux semblaient dire : « Faut prendre le temps comme il vient. Il y a des moments où il vaut mieux laisser courir. »
Leurs regards se croisèrent brièvement, puis tous deux tournèrent la tête vers Ozzie.
Le poids coq était toujours plié en deux, les mains sur le ventre. Il n’avait pas encore retrouvé son souffle. Une petite toux sèche le secoua, et il s’affaissa sur le côté. Mac Ginnis fit un pas en arrière pour ne pas arrêter sa chute. Mais, au lieu de tomber, Ozzie exécuta un demi-tour sur lui-même qui lui rendit son équilibre. Sa main droite s’enfonça dans la poche de sa canadienne.
La manœuvre était habile et bien exécutée. Elle faillit réussir. Mais Mac Ginnis avait surpris son geste et l’attendait.
L’ancien patron de Sweet Rock pesait cent trente kilos, mais il se déplaça avec la légèreté d’un poids plume qui cherche l’ouverture. De nouveau, son genou atteignit Ozzie au bas-ventre. Celui-ci laissa échapper un petit cri flûté et se plia en deux, offrant, malgré lui, une cible à Mac Ginnis.
Les deux mains réunies, celui-ci lui fit une prise à la nuque, selon une technique irréprochable.
Ozzie tomba à genoux en laissant échapper un cri. De nouveau, sa main droite plongea dans sa poche et en ressortit, armée d’un couteau. Il se releva d’un bond en pivotant sur lui-même.
Mais, cette fois encore, Mac Ginnis l’attendait.
A l’instant précis où la lame fendait l’air, Mac Ginnis se rua de biais sur Ozzie et, comme un marteau-pilon, sa main gauche frappa l’ancien boxeur au plexus solaire, tandis que de la main droite, il saisissait Ozzie par le poignet.
Les yeux d’Ozzie se révulsèrent.
— Aïe ! Gémit-il. Oh ! Maman …
— Tu vas regretter qu’elle ait connu ton père ! Gronda Mac Ginnis.
On entendit un petit craquement sec. Ozzie poussa un hurlement déchirant, car Mac Ginnis continuait à tordre son poignet brisé.
Le couteau était tombé à terre.
« Ça devrait mettre un point final à la discussion », se dit silencieusement Rif.
Mais, au même instant, il se souvint qu’Ozzie possédait un deuxième couteau.
Une seconde plus tard, l’ancien boxeur fit une tentative pour l’utiliser.
C’était un louable effort ! Malgré le sang qui lui coulait du nez et des oreilles, par suite des lésions internes, Ozzie fit le plus vite qu’il put. Sa main gauche plongea dans la poche droite de sa canadienne. La lame jaillit comme un éclair, pointée droit sur le ventre de Mac Ginnis, mais avant qu’elle ait touché la grosse veste à carreaux, Mac Ginnis l’arrêta net, d’un direct percutant. Son énorme poing, après une brève trajectoire, avait écrasé la bouche d’Ozzie.
Celui-ci lâcha le couteau et cracha simultanément quelques dents. Il s’affaissa sur lui-même et serait tombé, si Mac Ginnis ne l’avait maintenu par le poignet.
Ozzie essaya de reprendre le souffle pour laisser fuser un énorme cri de souffrance. L’air pénétra dans ses poumons, mais aucun son ne s’échappa de sa gorge.
— Tu commences à piger ? Demanda Mac Ginnis. Dis-moi un peu si t’as pigé ?
Ozzie lui répondit par un râle, une brève quinte de toux et un gargouillement inintelligible.
— Tu te décides ? Fit Mac Ginnis en lui plaçant un deuxième direct qui fit voler ses autres dents. Tu vas causer, oui ? Reprit-il en accompagnant les mots d’un crochet du gauche à l’abdomen. Tu entends ?
Le poing de Mac Ginnis pilonnait la figure d’Ozzie comme un marteau pneumatique. Les coups partaient dru, et les yeux d’Ozzie disparurent sous des bourrelets violacés de chair tuméfiée. Le sang coulait sur son visage, en ruisselets de plus en plus fournis.
— Il a perdu sa langue, dit enfin Mac Ginnis. Dommage …
Lâchant le poignet d’Ozzie, il prit son élan, amorçant le coup à hauteur de l’épaule. Il évalua la distance qui le séparait de sa cible et lança son poing une fois encore. Il y eut un bruit mat, accompagné d’une espèce de craquement sourd : les os et les cartilages avaient cédé. Le boxeur roula sur le sol, la moitié de la figure défoncée.
Mac Ginnis regarda la masse sanglante à ses pieds. Il la repoussa doucement du bout du pied.
— Dommage …, répéta-t-il.
— Il respire encore ? Demanda Coley.
— T’en fais pas pour lui, va, dit Mac Ginnis. Il s’en tirera. Mais c’est quand même dommage …
— Tu parles ! Fit tristement Coley. Il sera obligé de se nourrir avec une paille. Regarde un peu son menton, il lui remonte à l’oreille.
— Les chirurgiens se démerderont peut-être pour le rafistoler, dit Mac Ginnis. Paraît qu’ils font des miracles …
— Ça coûte cher !
Mac Ginnis opina gravement en regardant, avec une sincère pitié, le visage écrasé du poids coq. Puis, le sourcil froncé, il se retourna lentement vers Coley.
— Qu’est-ce que tu fous dans ce fauteuil ? Dit-il.
— Moi ? Dit Coley sans quitter le fauteuil à pivot. Rien. C’est toi qui m’as dit de me mettre là.
— Eh bien, lève-toi, dit Mac Ginnis. L’est à moi, ce fauteuil. A part moi, personne n’a le droit de s’y mettre.
Coley se leva vivement et se dirigea vers un des fauteuils de cuir. Il s’arrêta à mi-chemin pour regarder Rif.
— Tiens, t’es toujours là, toi ?
— Comme tu vois, dit Rif. Coley fit face à Mac Ginnis.
— Qu’est-ce qu’on en fait ?
— Rien, dit Mac Ginnis. On le laisse filer. La première réaction de Rif fut de s’élancer vers la porte, mais, d’un mouvement rapide, Coley le bloqua. Rif essaya de se libérer, mais Coley l’avait saisi par les revers de son pardessus.
— On ne peut pas le laisser filer, dit-il à Mac Ginnis.
— Et pourquoi pas ?
— Mais le patron a dit que …
— Quel patron ? Coupa doucement Mac Ginnis.
Coley battit des paupières, jeta un coup d’œil vers le sofa.
— C’est pas là qu’il faut regarder, déclara Mac Ginnis. Regarde-moi.
Il y eut un long silence.
— Et maintenant, tu vas me répondre, reprit Mac Ginnis : qui c’est, le patron ?
— C’est toi.
— Répète-le, dit Mac Ginnis. Répète-le autant de fois qu’il faut pour pas l’oublier.
Coley avala sa salive avec peine.
— C’est toi, parvint-il à articuler. C’est toi, le patron, mais …
— Mais quoi ?
— Ça m’emmerde d’le laisser filer, le mec, dit-il en empoignant son prisonnier.
— Il n’ira pas loin.
Coley fit une grimace perplexe.
— C’est pourtant facile à comprendre, dit Mac Ginnis de sa voix douce. Il va se faire ramasser par les poulets en moins de deux.
— Si ça se trouve, il va leur filer entre les doigts.
— Ils le poisseront, affirma Mac Ginnis. Ils l’attendent et ils l’auront, te casse pas la tête.
— J’espère qu’ils vont l’expédier à la chaise électrique, grinça Coley. Faut le griller vivant, ce salaud-là, comme il a fait aux autres. C’étaient des potes. Surtout Lew ! Quand je pense à ce qu’il a fait à Lew …
Mac Ginnis hocha la tête, l’air solennel.
— Je sais, dit-il, il va me manquer aussi, Lew. Tous, ils vont me manquer : Sadie et Chickie, Gus et Blanche, tous … Dommage, conclut-il avec un soupir.
— Sans lui, ils seraient encore tous en vie, siffla Coley. Saloperie de dingue, avec ses sacrées allumettes …
— Tu peux pas comprendre …, soupira de nouveau Mac Ginnis.
— Qu’est-ce qu’il y a à comprendre ?
— Il est à plaindre, lui aussi, dit doucement Mac Ginnis qui avait, tout à coup, pris une expression apitoyée. Je te l’ai dit : il est malade du cerveau. Il est pas responsable de ses actes.
— Il serait plus peinard entre quatre planches, déclara Coley, péremptoire.
Mac Ginnis opina de la tête :
— C’est bien vrai, fit-il. C’est triste, mais c’est vrai.
— Alors, pourquoi on ne … ?
— Pas question, trancha Mac Ginnis. C’est pas nos oignons. Ça regarde les flics.
— Je peux me tirer, alors ? Demanda Rif.
— Oui, dit Mac Ginnis. Lâche-le, ajouta-t-il à l’adresse de Coley.
Coley desserra son étreinte et laissa tomber ses bras. Mais, comme Rif allait atteindre la porte, des pas résonnèrent de l’autre côté. Rif, qui allongeait déjà la main vers la poignée, la vit tourner de l’extérieur. Il fit un pas en arrière et le battant s’ouvrit. Une véritable gamme de verts chatoyait sur le seuil, allant du vert olive des souliers, au vert plus franc du pardessus, en passant par le vert épinard de la chemise de velours et par le vert jaunâtre du visage.
— J’suis quand même arrivé, en fin d’compte, dit Kenny qui respirait à grands coups, comme s’il avait couru.
— Justement, j’allais partir, fit Rif, espérant que Kenny s’écarterait pour le laisser passer.
Mais Kenny lui barrait le passage.
— Sans blague ? Qui c’est qui t’a permis de foutre le camp ?
— Lui, dit Rif en désignant Mac Ginnis. Le patron …
Kenny jeta un coup d’œil interrogateur à Mac Ginnis. Derrière lui, il aperçut Ozzie, toujours évanoui sur le plancher, et Clem’ Dagget allongé sur le sofa.
— Sans blague ! Dit Kenny en scrutant le visage de Mac Ginnis. Qu’est-ce qui se passe ici, en fin d’compte ?
Pour toute réponse, Mac Ginnis lui adressa un grand sourire.
Kenny pénétra dans la pièce en poussant Rif devant lui. De sa main libre, il désigna Clem’, prostré sur le sofa.
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Il a démissionné, dit Mac Ginnis.
— Et t’as pris la suite ?
— Très juste.
— Mes compliments, dit Kenny.
— Merci, dit Mac Ginnis dont le sourire s’était fait plus ambigu.
Kenny était épanoui, lui aussi. Ils restèrent un moment à échanger des sourires.
— Ça s’arrose, dit enfin Kenny.
— Bonne idée, dit Mac Ginnis.
— Sans blague, c’est épatant ! Reprit Kenny avec un petit gloussement amusé et les yeux pétillants. C’est au poil, en fin d’compte !
Rif fit un pas vers la porte, mais Kenny le repoussa et le ramena de force au milieu de la pièce.
— Ça va bien, dit Mac Ginnis. Laisse-le filer.
Rif se remit en mouvement, mais Kenny le repoussa une fois encore.
— On va en faire cadeau aux poulets, expliqua Mac Ginnis avec un bon sourire. Ils le cherchent.
— Les poulets ? Glapit Kenny. (Il secoua la tête avec énergie.) Pas question ! Du moins, pas encore !
— Pas encore ? Répéta Mac Ginnis en fronçant le sourcil. Pourquoi tu dis ça ?
— Y a du nouveau, en fin d’compte.
— Des complications ?
Kenny opina de la tête.
— Pomfret.
— Burt Pomfret ? Le vieux pochard ?
— Il est parti sur le sentier de la guerre, en fin d’compte.
— Pour lui ? Demanda Mac Ginnis en pointant le doigt sur Rif. Qu’est-ce qu’il peut faire, Pomfret ? Tu le connais, pourtant. T’habites avec lui. C’est rien qu’un vieux soûlard !
— N’empêche …
— N’empêche rien du tout, coupa Mac Ginnis. (Il se mit à rire.) Ils me font rigoler, les poivrots. Ils ont des fois de ces idées ! Et Pomfret, il tient le pompon. Un jour, à la fête nationale, il fauche, je ne sais où, un déguisement de carnaval et il s’amène au beau milieu de la cérémonie officielle, dans le parc, rond comme un boudin. Les gens, ils ont cru que c’était le fantôme à Jefferson.
— Mais là, il rigole pas, dit Kenny. Il y met un drôle de coup !
— Comment ça ? Gloussa Mac Ginnis. Il y met un coup à quoi faire ?
— A jacasser à tort et à travers, dit Kenny.
L’autre cessa de rire.
— En fin d’compte, c’est pour son pote qu’il se démène, expliqua Kenny. Il veut causer coûte que coûte et, nous autres, on va être emmerdés, en fin d’compte.
Mac Ginnis traversa lentement la pièce et se laissa tomber dans le fauteuil à pivot. Il se renversa en arrière et croisa les mains sur son énorme panse, les yeux au sol. Enfin, il regarda Coley Rawlins.
— Tire-toi, dit-il.
— Moi ? Dit Coley, hébété.
Il avait essayé de suivre la conversation entre Kenny et Mac Ginnis, mais, de toute évidence, il n’y avait rien compris.
— Allez, ouste ! Tire-toi ! Répéta Mac Ginnis en lui montrant la porte.
— Où ça ? Demanda Coley, l’œil hagard. Où c’est qu’il faut aller ?
— En Argentine !
— Quoi ?
— Tas qu’à aller en Argentine, dit Mac Ginnis. Ou aux Indes, ou en Arabie … où tu veux … je m’en fous, moi …
— Je vais plutôt rentrer chez moi.
— Parfait. Va donc roupiller chez toi. Tu m’as l’air d’avoir sommeil.
— Ça me fera pas de mal de roupiller un petit coup, reconnut Coley.
Mais, avant d’atteindre la porte, il s’arrêta pour regarder son camarade, toujours évanoui sur le plancher. Puis, avec un soupir, il jeta un coup d’œil sur le sofa où gisait Clement Dagget.
— A quelle heure je dois venir demain ? Demanda-t-il à Mac Ginnis.
— Tas un jour de congé, déclara Mac Ginnis en lui montrant la porte avec impatience.
Coley disparut.
Mac Ginnis se renversa dans son fauteuil. Il regarda Rif, puis détourna les yeux.
— C’est bon, dit-il à Kenny. On va voir ça. Qu’est-ce qu’il veut faire au juste, ton Pomfret ?
— Il veut témoigner, pour fournir un alibi à son pote.
— Qu’est-ce qu’il a l’intention de dire ?
— Il va dire que ç’ui-là, il était pas dans le quartier quand le feu s’est déclaré.
Mac Ginnis décroisa les mains et, empoignant les accoudoirs, se redressa.
— Il prétend, en fin d’compte, poursuivit
Kenny, qu’ils étaient ensemble depuis le début de la soirée et qu’ils ne se sont pas quittés.
— Il se dégonflera pas ?
— Il est gonflé à bloc, oui, dit Kenny. J’ai essayé de le baratiner, mais, en fin d’compte, il a rien voulu savoir. Il veut faire sa déposition coûte que coûte.
— C’est ce qu’on verra, dit Mac Ginnis. Si on lui filait un peu de fric …
— Il marcherait pas.
— Tes sûr ?
— A mon avis, il marchera pas, dit Kenny. Le fric, ça lui fait ni chaud ni froid. Du moment qu’il a ce qu’il veut, ça n’vaut jamais que trente cents. La bouteille de picheton, elle coûte vingt-neuf cents, en fin d’compte; et le cent qui reste, il le refile à un môme, dans la rue !
Mac Ginnis se leva de son fauteuil. Il aspira une profonde bouffée d’air et se mit à arpenter la pièce de long en large.
— C’est bon, dit-il enfin. N’en parlons plus. Va falloir chercher autre chose.
Avec un mince sourire, Kenny tâta du bout du doigt son nez légèrement enflé et son arcade sourcilière entaillée. Il était clair qu’il en voulait à Pomfret pour la volée qu’il avait reçue de sa mère. Son sourire se fit acide.
— En somme, tu veux qu’on le persuade de la boucler ?
Sans répondre, Mac Ginnis continua à faire les cent pas, frottant son double menton de ses doigts ronds. Une lueur glacée brillait dans ses yeux pensifs.
— On pourrait l’amener ici pour lui expliquer les choses, proposa Kenny. On arrivera bien à le convaincre, en fin d’compte. On lui fera voir ce qui arrive aux mecs qu’ont la langue trop longue. Ça le décidera à fermer sa gueule.
— Ça ne suffit pas, dit lentement Mac Ginnis. Faut qu’il la boucle une bonne fois pour toutes.
Immobile, Kenny regarda le gros, sans mot dire.
— Dommage, dit Mac Ginnis. Dommage qu’on ne puisse pas faire autrement. Mais voilà : on n’a pas le choix.
— Vingt dieux ! Souffla Kenny.
Mac Ginnis laissa échapper un gros soupir :
— On n’a pas le choix, je te dis. La seule façon de s’en sortir, c’est d’aller jusqu’au bout et de lui fermer le bec pour de bon. Sinon, à nous les emmerdements !
Kenny poussa un petit grognement irrité.
— Cette histoire d’alibi, ça va tout foutre en l’air, poursuivit Mac Ginnis. Les poulets vont s’mettre à gamberger. Et, s’ils gambergent de trop, ils découvriront le pot aux roses … Tu sais ce que ça veut dire ?
Kenny grogna encore.
— Ça veut dire qu’on sera dans la merde jusqu’au cou, poursuivit Mac Ginnis. Ça veut dire qu’ils vont se remuer comme des forcenés pour trouver de nouveaux suspects. Ils vont fouiller le quartier et on va les voir rappliquer. Un tremblement de terre ferait mieux mon affaire.
Le silence tomba. Kenny s’assit dans un des fauteuils. Il regarda longuement Mac Ginnis, comme pour lui adresser une muette supplication.
— Non, c’est trop risqué, reprit ce dernier. Dans une histoire pareille, il peut pas y avoir de demi-mesures. Faut se couvrir de tous les côtés.
— Eh bien, elle portera le deuil, conclut Kenny.
Mac Ginnis fronça le sourcil.
— Qui ça ?
— Ma mère, murmura Kenny en détournant les yeux. Tu sais comment c’est … Ils vivent ensemble quoi ! Comme s’ils étaient mariés … Alors, telle que je la connais, elle va se payer une robe toute noire.
— Ça t’emmerde ? Marmonna Mac Ginnis.
— Ça me fait quelque chose, en fin d’compte ! Pour elle, le coup est dur. Et moi, j’aime pas qu’elle se mette en noir.
— Je comprends ça, dit Mac Ginnis.
Ils échangèrent un regard.
— T’as une autre idée ? Demanda doucement Mac Ginnis.
— Je réfléchis.
— Si t’as une idée, t’as qu’à causer. On verra toujours.
— Laisse-moi chercher.
— Cherche tant que tu voudras, dit Mac Ginnis, magnanime. Après tout, je connais Hattie depuis des années, et ça me plaît pas plus que ça de la voir en noir. Ni elle, ni une autre ! Mais il y a des cas où on est pris de court …
— Ça y est, j’ai trouvé ! Interrompit Kenny en faisant claquer ses doigts.
Il s’était levé de son fauteuil.
— Envoie, dit Mac Ginnis.
Kenny montra Rif du doigt :
— On le fait disparaître.
— Et alors ?
— Les poulets le retrouveront au bout d’un certain temps. Mettons au bout de huit, quinze jours … Dans un fossé, n’importe où …, écrasé par un camion, par exemple …, un vingt tonnes, p’t-êt’ bien, qui l’aura traîné sur une centaine de mètres. Il n’en restera plus que de la chair à saucisse, en fin d’compte !
— Et Pomfret ? Qu’est-ce qu’il devient dans tout ça ?
— On n’y touche pas.
— Il va ouvrir sa grande gueule …
— Non. Pourquoi ? Quand son pote sera liquidé, les flics classeront l’affaire. Du coup, Burt aura plus de raison de jacasser. Il laissera tomber, en fin d’compte.
— Parfait, déclara Mac Ginnis, sauf qu’il y a un petit détail qui cloche.
Kenny se rassit.
— Il y a une paille dans ton système, reprit Mac Ginnis. Je regrette, mais ça marche pas.
— Quelle paille ?
— T’oublies qu’ils sont potes, ces deux-là. Et, avec les poivrots, faut s’attendre à tout. Pour un copain, ils feraient n’importe quoi. Même qu’il serait à six pieds sous terre, ç’ui-là, Pomfret le laissera pas tomber. Il ira raconter partout qu’on a soupçonné son pote injustement, qu’il était innocent, le mec. Et, à force de bavasser, l’histoire reviendra aux oreilles des larduches. Et nous, on les aura sur le poil en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
Kenny émit un vague grognement. Il semblait ébranlé, comme s’il avait reçu un coup de poing dans l’estomac.
— La solution est simple, reprit Mac Ginnis. Deux moins deux égale zéro. Faut les éliminer tous les deux.
— C’est bon, dit Kenny.
Il se leva et regarda Rif.
— Et pas plus tard que ce soir, précisa Mac Ginnis.
— Qu’est-ce qu’on va en faire ?
— Attends, je réfléchis …
Un silence s’établit.
Tout à coup, Kenny se mit à rire sans bruit, les yeux fixés sur Rif.
— Qu’est-ce qui te prend ? Demanda Mac Ginnis.
Kenny gloussait toujours.
Mac Ginnis se rembrunit :
— Qu’est-ce qui te prend ? Accouche, bon sang !
— La chaudière …
— Pas mal, murmura Mac Ginnis.
— C’est impec’, oui ! Surtout pour ç’ui-ci, en fin d’compte !
Rif fit la grimace.
— La chaudière, v’là ce qu’il nous faut, reprit Kenny. Ça devrait lui plaire, à lui qu’aime le feu. Il sera servi … Une fleur, qu’on lui fait là !
— La chaudière ? Demanda Rif d’une voix lente, s’efforçant de prendre un air abruti. On fait la fête ? Ajouta-t-il avec un sourire niais.
— C’est ça, dit Kenny avec un clin d’œil à Mac Ginnis. On joue à la main chaude.
Le sourire de Rif s’épanouit. Il se demandait s’il jouait bien son rôle. « N’exagère pas, se disait-il. N’en fais pas trop. Faut qu’ils croient que tu es complètement louftingue et que tu piges pas ce qui se passe. Et, surtout, regarde pas du côté de la porte. »
Il souriait toujours, comme un phénomène dans une baraque foraine, les yeux brillants, mais hagards. « Maintenant, fais gaffe, songeait-il. Faut rien dire. »
— Où il est, Pomfret, en ce moment ? Demanda Mac Ginnis à Kenny. Chez lui ?
— Non, l’est sorti.
— Pour aller où ? Demanda Mac Ginnis avec sécheresse.
— En fin d’compte, j’en sais rien, dit Kenny.
— Va le chercher, ordonna Mac Ginnis. Et grouille-toi de me le trouver, hein ?
— Je vais vous le trouver, moi, dit Rif en s’élançant vers la porte.
Kenny voulut lui saisir le bras, mais Rif fit un crochet et passa en trombe. Mac Ginnis bondit à son tour, mais il trébucha contre le corps prostré d’Ozzie et perdit l’équilibre. Kenny entendit le bruit de sa chute et il se retourna instinctivement. Rif mit à profit cette fraction de seconde. Une fois passé la porte, il s’arrêta dans la pénombre, essayant de se repérer parmi les machines et de retrouver l’escalier. Il s’effaça vivement en voyant Kenny s’élancer hors du bureau. Kenny allait poursuivre sa course, mais, apercevant Rif dans l’obscurité, il exécuta un dérapage savant et revint sur ses pas. Dans la faible lueur bleuâtre qui venait du bureau, Rif distingua Kenny qui, un rictus aux lèvres, s’avançait vers lui. Rif se recroquevilla, en laissant échapper un petit gémissement apeuré d’animal aux abois.
Kenny se rapprochait.
Il n’y avait plus que deux mètres entre eux, plus qu’un mètre … Kenny ricanait. Brusquement, Rif se redressa et, de toutes ses forces, lui balança son poing au visage. Il le toucha à l’articulation du maxillaire, juste au-dessous de l’oreille, et Kenny s’effondra.
Une seconde plus tard, Mac Ginnis apparut. Il se rua sur Rif qu’il voulut assommer d’un coup de poing explosif, mais le manqua par deux fois. Rif s’échappa, mais Mac Ginnis aperçut au même instant un objet en verre qui brillait près du mur : une bouteille d’une capacité de deux litres, remplie et cachetée. Il s’en saisit, visa avec soin et, d’une détente, la lança à la tête du fuyard. Il le manqua encore, et la bouteille alla se fracasser contre un grand réservoir. Une autre bouteille suivit, puis une autre. Mais le quatrième projectile partit au hasard, car la cible de Mac Ginnis avait disparu.
Rif était déjà à mi-étage. Il franchit d’un seul bond le reste des marches, tomba sur les genoux, se releva, et gagna au galop la porte donnant sur le quai de chargement.
« Faut que je retrouve Burt ! » Songeait-il.