CHAPITRE II
Il secouait toujours la tête. Il avait ouvert les yeux, mais regardait obstinément le plancher.
— Qu’est-ce que tu penses ? Murmura-t-il. Tu crois que c’est moi ?
— Je ne sais pas, fit-elle.
Il se prit la tête à deux mains :
— Si seulement j’arrivais à me rappeler …
Elle lui tourna le dos et alla s’asseoir sur le bord du lit.
— J’espérais que tu te souviendrais, dit-elle.
Il se mordit les lèvres en fronçant le sourcil. Elle l’observait à la dérobée, et ils restèrent ainsi un long moment, sans parler. Il hocha la tête une fois de plus avec lenteur.
— Alors ? Fit-elle soudain.
— Non, dit-il. Je crois pas que j’aie fait ça.
Elle se redressa un peu, et ses yeux reprirent un peu d’éclat.
— T’as les idées plus claires ? La mémoire te revient ?
Il ne la regardait pas. Il avait l’air de l’avoir oubliée, de se parler à lui-même :
— Je prends toujours des précautions avant de gratter l’allumette …
— Comment ça ? Interrompit-elle.
Mais il ne l’entendit pas. Il semblait loin, très loin d’elle, et continuait à parler pour lui-même :
— Enfin quoi, bonhomme, tu sais bien comment tu procèdes ! Quand la rage du feu te prend, tu l’allumes, mais c’est des flammes que tu veux voir, tu cherches pas à détruire, à faire griller du monde ! C’est pour ça que tu fais toujours gaffe … Tu brûles que du vieux papier, des chiffons, des bouts de bois, des trucs comme ça … mais jamais des gens ou des bêtes ! Pas même une punaise. La preuve — quand l’allumette flambe et que t’es déjà tout excité, tout frétillant en attendant que ça prenne — t’oublies jamais de vérifier s’il reste quelque chose de vivant dans la poubelle. Tu la retournes, tu fouilles dans les ordures et, si tu vois un cafard, tu lui dis : « Tire-toi, sinon t’es cuit. » S’il ne veut rien savoir pour se barrer, tu le ramasses et tu le jettes. T’as toujours fait ça. Même dans le temps, quand la mauvaise fièvre te prenait la nuit, et que tu tenais pas en place tant que tu voyais pas les flammes monter, eh bien, tu t’arrangeais toujours pour pas faire périr des êtres vivants …
— Ça va comme ça^dit-elle d’une voix forte pour attirer son attention. A quoi ça t’avance ?
— Je leur expliquerai …
— C’est ça ! Tu leur expliqueras ! Mais qu’est – ce que tu leur diras ? Que t’as l’amour des bêtes ? Vas-y, mais tu les feras marrer, c’est tout ! Ils te prendront pour un mariole !
— Mais, d’après mon dossier …
— D’après ton dossier, t’es un incendiaire. Y a pas à sortir de là.
— Et puis après ? Je n’ai jamais causé de dégâts.
— Ce soir, si.
Elle se leva, traversa la chambre, et pénétra dans la petite alcôve qui lui servait de cuisine. Elle emplit un verre d’eau au robinet de l’évier, en avala une gorgée et fit la grimace.
— Pourquoi je bois ? Fit-elle, j’ai pas soif. Allez, faut pas rester là à se tourner les pouces, ajouta-t-elle d’un ton rude. Tiens, va donc ouvrir la fenêtre un chouïa.
— Pour quoi faire ?
— S’ils s’amènent, va falloir te tirer en vitesse.
Il obéit. Un air glacé filtra dans la pièce et le fit frissonner.
— Bon sang, on va geler là-dedans.
— T’en fais pas, s’ils se ramènent ça va chauffer en moins de deux ! Mais écoute bien — tu vas attendre dehors qu’ils foutent le camp. T’affole pas, surtout, et te mets pas à cavaler droit devant toi … Ils auront vite fait de te poisser.
— Tu crois vraiment qu’ils vont s’amener ?
— Ça se pourrait, dit-elle. C’est pas les mouches qui manquent dans le secteur. Pour deux ronds, ils se mettront à table et ils raconteront aux poulets que, des fois, tu passes la nuit avec moi.
Il s’était arrêté près de la fenêtre, les mains sur le bord du store. Celui-ci n’était pas complètement tiré, et il cherchait à le faire descendre jusqu’à l’appui de la fenêtre.
— Laisse, dit-elle. Si tu tires dessus, ça va s’arracher.
Il se retourna vers Cora.
— T’aurais pas quelque chose à bouffer ?
— Je vais voir.
Elle ouvrit la glacière dont elle tira quelques tranches de pain et un plat de ragoût d’agneau congelé. Rif se laissa tomber sur le lit. Il s’allongea sur le dos, les yeux au plafond. Au bout d’un moment, il se rassit et se mit en devoir d’ôter ses souliers. Cora, devant le poêle, transvasait le ragoût dans une casserole. Elle se retourna et le vit :
— Garde tes godasses ! Ordonna-t-elle. T’es cinglé, ma parole ! S’ils trouvent tes godasses ici, c’est moi qui me ferai embarquer.
Il remit docilement le soulier qu’il venait d’ôter, renoua les lacets, s’assit au bord du lit et regarda fixement la porte. Il aspira une longue bouffée d’air, la chassa de ses poumons avec un petit sifflement et se dirigea lentement vers la porte.
— Qu’est-ce que tu fais ? Dit-elle, surprise. Où que …
— Vaut mieux que je me taille, dit-il sans la regarder, en haussant les épaules. Ça peut pas coller. Va falloir que je trouve une autre planque …
— Où ça ?
— Je sais pas, moi. Je vais chercher …
— C’est bien le moment ! … Sans blagues, t’es tombé sur la tête !
Il fit un pas hésitant vers la porte.
— Reste donc tranquille, fit-elle. Ça sert à rien !
— Une gare de triage, peut-être … Si je pouvais dégotter un wagon vide …
Lâchant sa casserole, Cora l’empoigna comme il posait la main sur la poignée. Elle le fit pivoter sur lui-même pour le regarder droit dans les yeux.
— Tu te crois au cinéma, ou quoi ?
— C’est pas du cinéma, fit-il sans la regarder. Mais je …
— C’est parce que j’ai dit qu’ils allaient m’embarquer ? Fit-elle en l’observant avec attention. C’est pour ça que tu veux filer, hein ?
Elle le tenait par les manches de son manteau et le secouait pour le forcer à la regarder.
— Je voulais seulement te faire piger la situation, te montrer qu’il fallait être en alerte et que le moment était mal choisi pour ôter tes godasses …
— Ça y est, je suis rechaussé, dit-il en tentant de se dégager.
Elle serra plus fort et le secoua de plus belle :
— Ecoute, Rif …
— S’ils m’attrapent, eh bien, tant pis ! Je m’en fous …
— C’est pas vrai ! Je sais très bien ce que ta penses.
Elle tira violemment sur ses manches :
— C’est pour moi que tu te fais de la bile. T’as peur de m’embringuer dans …
— Me secoue pas comme ça, grogna-t-il. Regarde, le tissu va lâcher !
Il essaya vainement de la regarder en face :
— Tu m’entends, vingt dieux ? Reprit-il avec colère. J’en ai besoin de mon pardessus ! J’en ai pas trente-six.
Elle lâcha les manches, mais lui passa les deux bras autour de la taille, l’obligeant à s’éloigner de la porte.
— Allons, sois raisonnable, dit-elle en l’entraînant vers le lit, à l’autre bout de la chambre. Retire-les, tes grolles, si tu y tiens. Tu seras mieux.
De nouveau, il était allongé sur le dos, les yeux au plafond, mais sans s’être déchaussé. Près du fourneau, Cora faisait réchauffer le ragoût. Elle versa aussi du café dans une antique cafetière toute cabossée, dont la poignée fendue était recollée avec du sparadrap, et la posa sur le feu. Elle chantonnait très doucement et, peu à peu, retrouvait les paroles de la chanson. L’air était agréable et les couplets bien tournés, mais elle ne s’en sortait pas très bien. Elle n’avait pas la voix particulièrement mélodieuse.
— Allez, mets la radio, dit Rif.
— J’ai pas la radio, fit-elle en interrompant à peine sa chanson. Nous attendons que les programmes soient améliorés.
— Et un pick-up ? T’as bien un pick-up ?
Elle lui répondit sans cesser de fredonner. Il lui posa une autre question narquoise et le jeu se poursuivit, chacun renvoyant la balle à l’autre, comme dans une interminable partie de ping-pong. C’était une tradition, une complicité agréable, qui les dispensait d’aborder des sujets périlleux.
Ils se voyaient depuis plus de cinq ans, maintenant. De temps à autre, il venait chez Cora. Parfois, c’était de son propre mouvement, parce qu’il avait besoin d’une femme et n’en avait pas d’autre sous la main. Parfois, alors qu’il n’y songeait pas, c’est elle qui venait le chercher chez Maxine ou dans la canadienne. Elle essayait de le persuader qu’il avait le ventre creux et qu’un bon plat cuisiné lui ferait du bien. Mais ses yeux lui disaient : « Je t’en prie, Rif, viens ! Tu ne sens pas que, ce soir, j’ai besoin de toi terriblement ? » Et, certaines nuits, il était assez lucide pour se dire : « C’est toujours moi qu’elle vient chercher, jamais un autre. Pourquoi ? Pourquoi justement moi ? Il est certain que les amateurs ne manquent pas. Il y en a même qui ne rêvent que de passer une nuit avec elle. Ils ne demanderaient même pas mieux que de la garder pour toujours. Et, sur le nombre, il y en a qui pourraient lui assurer une existence drôlement plus agréable que celle qu’elle mène ! Mais elle a des raisons à elle — des raisons assez troublantes peut-être … Elle veut suivre une route écartée, une route qui ne mène nulle part. Les journées, à l’usine de tricot, se succèdent identiques, coupées par des nuits solitaires et toutes pareilles. Sauf quand nous dormons ensemble, bien sûr … Mais pourquoi moi ? » Il ne lui avait jamais posé la question. Il sentait vaguement que c’était un sujet dangereux. Sans rien dire elle l’en avait remercié, et sa profonde reconnaissance s’était manifestée de mille façons, mais, surtout, elle lui rendait faveur pour faveur : jamais elle n’avait demandé la raison de sa passion secrète et irrésistible pour les flammes. Bien sûr, elle le traitait parfois de cinglé, comme tout le monde. C’était un fait admis, il en avait pris l’habitude et ne s’en formalisait pas. Ce qui le tourmentait, c’étaient les « pourquoi » et les « comment » posés par les indiscrets. Le type qui parle à votre oreille : « Comment ça t’est venu ? » Et, se rapprochant encore : « Quelque chose a dû se passer il y a très, très longtemps … Qu’est-ce que ça pourrait être ? … » Il y répondait par un haussement d’épaules et par un sourire vague, en murmurant : « J’en sais rien, moi … »
C’était vrai, il n’en savait rien, il n’en avait pas la moindre idée, et c’est pour cela que ce genre de questions le bouleversait. « Elle, au moins, songeait-il en contemplant le plafond, elle ne me questionne jamais à ce sujet. Elle doit se rendre compte que ça ne servirait à rien, que je n’y comprends rien moi-même …
« Il doit quand même y avoir une raison, vingt dieux ! … Tout a une raison ici-bas. Ta maladie, cette tristesse que tu traînes depuis ton enfance, ça t’est venu de quelque part. Mais d’où ? Comment ça a commencé ? Si seulement tu pouvais … Mais à quoi bon ? Ce soir, t’en a pris pour ton grade. Le coup au plexus qui t’envoie au tapis. Elle a dit cinq ? Hé ! Oui, tu peux compter sur tes doigts, ils étaient bien cinq : Lew Dagget, sa poule et les trois autres. Si tu n’es pas K. O. avec ça ! Elle a peut-être raison quand elle dit que, ce soir, ton remède n’a pas agi. Comment savoir ?
« Si c’était toi, toi seul, qui avais gratté l’allumette pour foutre le feu au garage de Lew ? Ce serait vraiment moche parce que ça prouverait que le pinard n’est plus efficace et, sans pinard, qu’est-ce que tu feras ? Tu sais bien que tu ne peux plus t’en passer, qu’il t’en faut à tout prix, et c’est pas les beaux discours sur la bonne volonté, la persévérance et la vie saine qui y changeront quelque chose. »
— Comment peuvent-ils être si sûrs que c’est moi ? Dit-il tout haut.
— Ils ont des indices, répliqua-t-elle, interrompant sa chanson.
— Quels indices ? Quand une baraque brûle, ça ne laisse pas de traces.
— Ils arrivent toujours à trouver quelque chose. Je ne sais pas comment ils s’arrangent, mais ils trouvent …
— Ils auraient donc des preuves que ce n’était pas un accident ?
— C’est ce que je te dis.
Penchée sur son poêle, elle tournait le ragoût dans la casserole :
— Ils ont fouiné un peu partout. Paraît que l’incendie n’a pas commencé dans le grenier. Il n’a pas été provoqué par un mégot ou une allumette, ni par un court-circuit. Le feu a pris à l’extérieur, dans l’arrière-cour. C’est un fût d’essence qui a commencé à brûler — un fût de cent cinquante litres, plein de vieux chiffons, de pots de peinture vides et d’un tas de saloperies. Ce fût aurait été amené contre la porte de derrière. Et on a aussi trouvé de l’essence …
— Pardi, fit-il en se soulevant à demi sur un coude. C’est l’essence des bagnoles qui étaient dans le garage.
— Le garage était vide.
Elle secoua la grille du poêle pour ranimer la flamme sous la casserole :
— Lew n’avait plus qu’une aile de bagnole à réparer pour finir sa journée. Il a liquidé ça en fin d’après-midi, et il n’a pas eu d’autres voitures ensuite. Le garage était donc vide. Et l’essence a été répandue à l’extérieur et non à l’intérieur. Y en avait de versé tout près de la porte, sur un tas de cordes et de chiffons qu’on avait reliés avec le fût. Tu commences à piger ?
Il ne répondit pas. Il réfléchissait.
« Oh ! Je pige très bien, songeait-il, mais je ne me vois pas en train de faire un coup pareil ! Jamais je ne me sers d’essence … C’est moche, cette histoire d’essence … Ça donne un vilain aspect à l’affaire. A croire qu’il s’agit d’une vengeance. Tu sais bien que ce n’est pas ton genre. D’ailleurs, tu n’avais aucune raison d’en vouloir à Lew Dagget. Il t’a jamais rien fait … »
— Je me rappelle qu’un jour, Lew, il t’a lancé un marteau à la tête, dit-elle soudain.
— Quand ça ?
— Il y a pas si longtemps. En fait, ça remonte à quelques semaines. Je t’ai demandé ce qui t’était arrivé, parce que t’avais une bosse sur le crâne.
Il se rappela tout à coup.
— Ah ! Oui, c’est vrai ! Mais c’était pas grave. Il m’a à peine touché.
— Tu te rappelles pourquoi il te l’avait envoyé à la tête, ce marteau ?
De nouveau, il cligna des yeux. C’était flou dans sa tête. Il ne parvenait à retrouver, au fond de sa mémoire, que le vague souvenir d’avoir été choppé par un marteau lancé à sa figure.
— Eh bien, je vais te le dire, moi ! Il t’avait surpris en train de rôder près de son garage, dans l’arrière-cour. T’étais en train de frotter une allumette …
Rif se redressa vivement. Fronçant le sourcil, il s’efforçait de rassembler ses esprits.
— C’était un soir très tard, continua-t-elle, et t’avais pas trouvé de muscat. Tu m’entends, Rif ? C’est toi-même qui me l’as raconté une heure plus tard … Tu t’es ramené ici avec ta bosse sur le crâne … Tu m’as dit que t’étais fauché, qu’il ne te restait plus que quelques cents. T’avais pas assez pour acheter du vin mais, pour des allumettes, t’avais largement de quoi.
Il la regardait, le buste rigide, les sourcils rapprochés.
Elle était restée près du poêle, surveillant le ragoût qui mijotait à petits bouillons dans la casserole, le remuant avec une cuiller.
— Alors t’as eu l’idée, poursuivit-elle, de t’offrir une petite fiesta. Y avait un fût vide au fond du garage, plein de vieux chiffons, de vieux papiers, de tout un tas de saletés qui ne demandaient qu’à flamber. T’y as mis le feu, et ça commençait vraiment à bien prendre quand la porte s’est ouverte. Y a Lew qu’est sorti en trombe … Tu te souviens ? Dis, tu te souviens, maintenant ?
Il opina de la tête, l’air morne.
— Oui, il avait un seau d’eau, répondit-il. Il a éteint le feu et il est rentré. Mais, une seconde après, il ressortait avec son marteau. Moi, quand j’ai vu l’outil, je me suis barré. J’ai même pas senti le coup sur le moment. J’étais trop pressé de me tirer.
— Mais, plus tard, tu l’as senti. T’avais même une drôle de bosse sur le crâne !
— Oh ! C’était pas terrible, murmura-t-il.
Cherchant à chasser ces souvenirs, il fit dévier la conversation.
— J’aurais dû me douter, ce jour-là, qu’il serait dans son grenier. Il y monte tout le temps pour se saouler, peinard, avec son casse-pattes.
— Eh bien, il y montera plus !
Il fit une légère grimace.
— Autre chose encore : tu connais Lew et sa grande gueule. Il a dû se vanter partout de t’avoir envoyé son marteau à la tête.
Il la regardait bouche bée, les yeux écarquillés.
— Je te cause pas en l’air, affirma-t-elle. Je me suis mêlée à la foule pour regarder les pompiers qui faisaient marcher les lances. Y avait un cordon de flics pour empêcher les gens d’approcher et v’là, tout d’un coup, que j’entends prononcer ton nom dans la foule. D’autres flics se ramènent, les gens se mettent à discuter et racontent l’histoire de Lew et de son marteau.
— Mais, bon sang, c’était rien, ça ! Une broutille.
— Jusqu’à présent, oui. Jusqu’à ce soir, les gens en parlaient histoire de rigoler un brin … Mais, maintenant, c’est plus pareil. Maintenant, c’est comme un doigt pointé sur toi. Y en a qui disent que t’en as voulu à Lew de t’avoir cabossé le citron …
— Ça m’a fait ni chaud ni froid, dit-il très lentement, d’une voix un peu brouillée. J’ai même oublié …
— Eux, ils ont pas oublié, affirma Cora.
Elle reporta son attention sur la casserole, goûta le ragoût et alla chercher la salière.
— Ça leur donne une piste intéressante, comme ils disent. Je te parie ce que tu voudras que les flics ont mis ça dans leur rapport.
— Je ne pige pas, balbutia-t-il. Je ne …
La tête lui tournait maintenant.
— Alors, écoute-moi bien : je vais tâcher de t’expliquer. Les flics ont tenu une espèce de conseil de guerre et j’ai tout entendu. Ils sont persuadés que c’est toi qu’as allumé l’incendie et que, ce coup-ci, c’était pas pour le plaisir de regarder les flammes. Ils croient que t’as voulu te venger. Un des flics a dit que ça valait bien le prix d’un coup de fil. Alors, en même temps que la Brigade des incendies, ils ont appelé la Criminelle.
Il respira profondément, tourna les yeux vers la porte, puis vers la fenêtre.
Cora plongea la cuiller dans la casserole, porta un peu de sauce à ses lèvres.
— Ça y est presque, dit-elle. Chaud à point.
Elle était en train de sortir des assiettes du placard, quand il y eut un bruit dans le couloir : des pas se rapprochaient rapidement. Rif avait déjà sauté au bas du lit et courait vers la fenêtre.
— Attends …, murmura-t-elle, en lui montrant la pile d’assiettes.
Il lui fit un signe de tête signifiant qu’il avait compris et, en même temps, saisit les deux poignées de la fenêtre à guillotine. On frappait violemment à la porte.
— Qui est là ? Cria Cora. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Allez, ouvre, gronda une voix d’homme.
Cora ferma un instant les yeux. On eût dit que cette voix lui était familière et qu’elle s’efforçait de maîtriser son émotion.
— Ouvre, répéta la voix. Tu vas ouvrir, sacré nom ?
Cora avala sa salive. Elle regardait la porte, le sourcil froncé.
— On a pas idée de faire un pareil boucan, dit-elle avec colère. Y a des locataires qui dorment.
De l’autre côté de la porte, un poing ébranla le battant. La voix masculine monta d’un ton.
— Tu vas ouvrir, oui ? Ou tu veux qu’on enfonce la lourde ?
Cora regarda Rif et d’un petit signe de la main lui recommanda de bien minuter sa sortie.
— C’est bon, c’est bon, on y va, dit-elle tout haut. Attendez que je pose ma vaisselle.
Brusquement son bras balaya la planche du placard, projetant à terre toute une pile d’assiettes. A l’instant où elles se fracassaient sur le plancher, Rif releva le châssis de la fenêtre.