CHAPITRE PREMIER

Il manquait quelques pavés dans la chaussée défoncée, et la femme qui courait, tête baissée, dans le vent cinglant, trébucha dans un trou. En cette nuit de février, à Philadelphie, le thermomètre était descendu bien au-dessous de zéro, mais la femme ne songeait pas à évaluer la température, elle calculait la distance des sons qu’elle discernait dans le lointain. Elle hâta le pas lorsqu’ils se rapprochèrent : c’étaient des sirènes de police.

« Ils sont dans Purcell Street, pensa-t-elle. Et il y en a d’autres dans Dennison Street; et aussi dans Rupert Avenue et dans la Deuxième Avenue. Tout le quartier est encerclé, et le filet se resserre. Allez, petite, mets les gaz ! »

Sortant de l’impasse, la femme traversa un terrain vague au pas de course; par une brèche de la palissade disjointe, elle se glissa dans un cimetière de vieilles voitures. La pleine lune lui permettait de se diriger sans peine et de se faufiler adroitement à travers l’enchevêtrement d’essieux brisés, de directions depuis longtemps faussées, de vieilles culasses, de pare-chocs rouillés et de pare-brise étoilés.

Les sirènes mugissaient maintenant à tue-tête et elle estima, à l’oreille, que les voitures de police n’étaient plus qu’à quatre ou cinq cents mètres. Une seconde plus tard, les sirènes se turent : les cars de police s’étaient arrêtés.

« Les flics doivent être en train de fouiller les entrées des caves de Purcell Street avec leurs torches électriques », se dit-elle. Il y avait, en effet, dans la rue, un certain nombre de maisons vides, condamnées par la Commission d’hygiène. « Encore une chance ! Pensa-t-elle. Ça nous laisse un peu d’avance … »

Elle s’arrêta une seconde pour reprendre son souffle et resserrer autour de son cou une écharpe de laine. L’écharpe était usée et pas très chaude, et il en allait de même pour le manteau, élimé de partout. Sous le manteau, elle portait un chandail. Son seul chandail qui, malheureusement, n’était pas bien épais non plus.

« Joli temps pour cavaler dans les rues ! Se disait-elle. Une vraie partie de plaisir … »

Mais on ne décelait aucune amertume dans ses yeux, car elle avait pris l’habitude de ne pas s’extérioriser. Il y avait même dans son expression quelque chose de Spartiate, peut-être à cause de son hérédité où se mêlaient des ascendances grecque, norvégienne et indienne.

Elle avait reçu son nom à l’orphelinat où elle avait été admise, toute petite, enfant abandonnée découverte dans une cour, en face de l’impasse Ridley. L’assistante de la police qui l’avait prise en charge s’appelait Cora, et l’administration de l’orphelinat, réunissant ce prénom au nom de l’impasse, avait baptisé l’enfant Cora Ridley.

Agée de vingt-sept ans, de taille moyenne, elle avait une allure à porter des talons hauts, mais ne pouvait se les offrir. Son visage était totalement dépourvu de maquillage, les produits de beauté étant également au-dessus de ses moyens. Elle n’en avait d’ailleurs pas besoin, car, telle qu’elle était, les hommes se retournaient sur son passage avec des sifflements admiratifs et, parfois même, il lui fallait se colleter avec des admirateurs trop entreprenants. A vrai dire, elle s’en tirait fort bien, étant très vigoureuse. Pourtant, elle ne pesait que soixante kilos.

Cora tourna la tête de droite et de gauche, s’efforçant de voir au-delà de la masse compacte de vingt-cinq ou trente carcasses de voitures. Enfin, elle repéra celle qu’elle cherchait  une canadienne, isolée dans un coin, tout au fond, à gauche. Elle n’avait plus de roues et était montée sur cales. L’avant n’était plus qu’un chaos de métal tordu. On aurait dit que la voiture avait tenté, avec trois secondes de retard, de traverser un passage à niveau, mais les vitres des portières arrière étaient à peu près intactes, et le toit n’était que partiellement défoncé.

Elle s’approcha de l’épave et frappa du poing la carrosserie cabossée. Voyant qu’une des vitres était légèrement abaissée, elle colla la bouche contre la fente.

Eh ! Rif ! Appela-t-elle doucement. T’es là ?

Pas de réponse.

« Tu le sais bien, qu’il est là, se disait-elle. Il vient toujours roupiller ici, quand il n’a pas trouvé mieux. »

De nouveau, elle frappa contre la paroi de la canadienne.

Qui c’est ? Fit de l’intérieur une voix étouffée.

C’est moi, Cora …

Qu’est-ce que tu veux ?

Faut que je te cause.

Pas ce soir.

Ecoute, Rif …

Pas question ! J’suis pas en train, ce soir.

Elle aspira une longue bouffée d’air :

C’est pas pour ça que je suis là ! Faut qu’tu te tailles. Et en vitesse …

Que je me taille ? (Il y eut un petit gloussement amusé au fond de la voiture.) T’es bonne, toi ! Je suis paralysé.

Cora frotta la vitre pour enlever la couche de givre. Le clair de lune filtrait à l’intérieur, éclairant l’arrière de la voiture. Il n’y avait pas de banquettes, mais on distinguait une forme affalée à même le plancher, recouverte de sacs de jute et d’une vieille couverture de cheval. A quelques centimètres de sa figure se dressait une bouteille de deux litres. La bouteille était vide mais, sur l’étiquette, on lisait : « Muscat supérieur ».

Eh ! Rif ! Insista Cora en cognant à la vitre d’une main pressante. Sors-toi du coma, bon sang ! Lève-toi, je te dis …

Pour quoi foutre ?

Ils te cherchent.

Moi ?

Ils fouillent tout le quartier.

C’est pas moi qu’ils cherchent. Ils se foutent bien de moi.

Tu t’goures ! C’est bien après toi qu’ils sont.

T’as qu’à leur dire que je suis en conférence … que j’ai été appelé d’urgence à Washington.

Cora ferma les yeux une seconde, puis revint à l’attaque :

Tu vas m’écouter, oui ? Il s’agit pas de vagabondage, ce coup-ci ! C’est bien plus grave que ça.

Tu me chambres, ou quoi ?

Un peu ! Fit-elle d’une voix crispée. C’est pour te chambrer que je suis là à me geler les fesses !

L’homme ne répondit pas, ne bougea pas.

Ça urge, insista Cora. Ils vont se ramener d’une minute à l’autre. Si tu restes là, t’es bonnard …

Comment ça, bonnard ? J’ai rien fait, moi. Je roupille là-dedans depuis bien …

Depuis quand ?

Eh bien, depuis …

Il s’interrompit :

J’en sais foutre rien, conclut-il.

« Oh ! Sainte Mère de Dieu, pensa-t-elle. Il sait Plus ! Il s’est encore bourré et il ne sait plus ce qu’il a fait. Ils vont pas chercher plus loin, et y a des chances que ce soit lui … Mais, pour l’instant, ça n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est de le faire sortir de là et de l’emmener au plus vite. S’ils le poissent ce coup-ci, il est cuit. »

Au même instant, un mince rai de lumière blanche vint frapper la vitre de la canadienne : le faisceau d’un projecteur, reflété par une vitre de Purcell Street.

« Dans une seconde, ils vont braquer leur machin par ici, pensa Cora. J’ai pas d’autre solution … »

Elle ouvrit la portière, se pencha et empoigna l’homme par les cheveux. Elle tira de toutes ses forces et il laissa échapper un cri de douleur.

Qu’est-ce qui te prend ? Ça ne va pas ?

Elle tira plus fort.

Sors de là, je te dis ! Grinça-t-elle. Je ne rigole pas.

Je m’en rends compte ! Ma parole, tu vas me scalper !

Alors, sors de là ! Tu vas te décider, oui ou merde ?

Il s’agenouilla lentement, mais elle continuait à lui tirer les cheveux et ne desserra son étreinte que lorsqu’il se fut extirpé à quatre pattes de la canadienne.

C’est bon, c’est bon, grommela-t-il. Lâche-moi …

Elle le lâcha enfin, mais ce fut pour constater qu’il était hors d’état de la suivre. Ses yeux vitreux semblaient perdus dans le vague, et il vacillait. Elle s’écarta, visa avec soin, et lui lança une gifle à la volée. Il trébucha, faillit tomber, mais reprit son équilibre et secoua vivement la tête.

C’est gentil, ça, marmonna-t-il en se frottant le crâne d’une main et la joue de l’autre.

Puis, avec un sourire attendri, il ajouta :

C’que tu peux être douce ! C’que t’as la main légère !

Elle inclina la tête sur l’épaule en l’observant d’un œil critique.

Tu y es, oui ?

Je crois.

Il avait maintenant l’œil un peu plus clair. Il frissonna légèrement, car la chaleur factice du vin se dissipait, le livrant à la morsure du vent.

Allez, viens, dit-elle. Viens, Rif …

Elle avança de quelques pas et il la suivit. Sans savoir pourquoi, il regarda la lune et lui adressa un clin d’œil.

Il était accoutré d’un vieux pardessus élimé, d’une veste rapiécée, d’un pantalon effrangé qu’il avait acheté â un chiffonnier, et ses souliers d’occasion étaient renforcés avec du carton. Tous ses vêtements semblaient un peu trop grands pour lui. Il mesurait un mètre soixante-quinze et pesait dans les soixante-dix kilos.

Il avait les yeux d’un jaune d’ambre, et son teint pâle contrastait de saisissante façon avec l’éclat de ses cheveux d’un jaune de flamme. Il les portait très longs et semblait ignorer l’usage du peigne.

Mais ce n’était pas à cause de ses cheveux ardents qu’on l’appelait Rif.

Il devait ce surnom à ses antécédents ou, plus exactement, à son casier judiciaire. En vingt-deux ans, il avait réussi à se constituer un assez joli dossier : trente-sept arrestations. Et toutes pour le même motif : « incendie volontaire ».

Mais il n’avait jamais été inculpé que de « scandale sur la voie publique »  les dégâts n’étaient jamais importants, car il ne s’attaquait, d’ordinaire, qu’à des cahutes abandonnées ou à des baraques à outils à moitié pourries que, de toute manière, les autorités municipales avaient condamnées. Aussi n’avait-il jamais récolté plus d’un mois de prison à chaque délit, sauf au début de sa carrière, il avait commencé à allumer des incendies alors qu’il n’avait que onze ans; on l’avait catalogué comme monomane incendiaire, et on avait décidé de le retirer de la circulation jusqu’à complète guérison. Seulement, comme on manquait de lits à l’hôpital psychiatrique et que Rif avait une tutrice qui lui avait promis de ne pas le laisser enfermer à l’asile de fous, il avait passé la majeure partie de son enfance et de son adolescence dans diverses maisons de redressement.

Depuis quelques années, il était considéré comme inoffensif, et les policiers se contentaient souvent de lui passer un savon au lieu de le boucler. Ils lui faisaient promettre de ne pas recommencer, et sa réponse était toujours la même : « Je tâcherai. » Apparemment, ils considéraient qu’il faisait de son mieux ! Depuis sept ans, il ne s’en était pas mal tiré : il n’avait que onze incendies sur la conscience, et tous avaient été éteints facilement. Les autorités avaient donc conclu qu’il avait trouvé un remède à sa triste passion.

C’était exact. Il avait découvert un remède fort simple et, surtout, peu coûteux, car il ne valait que vingt-neuf cents. Vingt-neuf cents, c’est le prix d’une petite bouteille de jus fermenté d’une espèce particulière de raisin que l’on nomme muscat.

Il avait pris goût au remède : il en était même très vite arrivé à ne jamais en avoir son content.

Le vrai nom de cet ivrogne était Andrew Landon Rainey. Il avait trente et un ans.

 

*

 

Suivant Cora sur les talons, il traversait la cour pour atteindre la brèche de la palissade vermoulue et n’en était plus qu’à sept ou huit mètres, quand la lueur d’une lampe électrique déchira soudain les ténèbres. Tournant la tête, il aperçut la tache brillante de la torche, puis deux, trois lueurs semblables qui s’allumaient le long du cimetière d’autos, du côté de Purcell Street.

Pourquoi ils s’énervent comme ça ? Demanda-t-il en se rapprochant de Cora.

Sans répondre, elle se porta vers la gauche, le saisit à deux mains et, d’une vigoureuse poussée, le projeta vers la palissade. Il se glissa par la fente et elle en fit autant.

Ils s’étaient engagés dans le terrain vague, obliquant vers l’impasse. Rif se retourna une fois de plus, et il vit les faisceaux entrecroisés des lampes qui se rapprochaient, venant de Purcell Street. Ils progressaient par saccades, s’arrêtant parfois pour explorer l’intérieur d’une vieille auto hors d’usage.

Ils sont vraiment après moi ? Demanda Rif.

Tu crois peut-être qu’ils jouent à cache-cache ?

Elle se remit en mouvement, guidant Rif vers l’impasse. Le passage était très étroit et ils durent marcher l’un derrière l’autre.

Où va-t-on ? Demanda-t-il.

Chez moi. Tu vas te planquer, en attendant que je trouve une combine.

Une combine comment ?

Faudra que je m’arrange pour te faire changer de quartier, ou même quitter la ville …

Il s’arrêta net.

Mais enfin, bon sang, qu’est-ce qui se passe ? Protesta-t-il. Qu’est-ce qu’ils me veulent ?

Elle lui fit signe d’avancer.

Il prit le pas de course pour la rattraper.

Tu peux bien m’expliquer quand même !

Plus tard. Quand on sera rendus.

Ils s’enfonçaient toujours dans l’impasse. Ils passèrent successivement trois étroites ruelles, et tournèrent dans la quatrième, sur la droite. Au croisement suivant, ils tournèrent encore sur la gauche, longèrent la grille métallique d’une usine de tricot, puis un terrain vague tout défoncé et enfin une succession de palissades, séparant de la ruelle les courettes de petites baraques en bois à un seul étage. Certaines étaient des maisons meublées et quelques-unes avaient été converties en appartements. Cora habitait un rez-de-chaussée sur cour : ils y entrèrent par une porte latérale et elle alluma aussitôt l’unique ampoule sans abat-jour qui pendait du plafond au bout de son fil.

Le minuscule appartement de Cora se composait d’une seule pièce, flanquée d’un microscopique cabinet de toilette et d’une cuisine plus exiguë encore. Les lattes du plancher se fendillaient, certaines branlaient. Le centre de la pièce était occupé par un tout petit poêle à charbon, à la panse rebondie. Il s’en dégageait une bonne chaleur et Rif s’en approcha aussitôt. Il claquait des dents et se frictionnait vigoureusement la poitrine pour se réchauffer.

Cora ôta son manteau, le jeta sur le lit et vint le rejoindre. Ils restèrent là quelques instants, regardant le poêle en silence, savourant la chaleur qui montait vers eux.

Rif enfin tourna la tête vers Cora, comme pour l’inviter à parler.

Dis-moi, commença-t-elle lentement, d’une voix très douce, en gardant les yeux baissés. Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? Depuis ce matin ? Depuis que tu t’es levé ?

Il fit une grimace perplexe.

Qu’est-ce que ça peut bien te foutre ?

Je te le demande, c’est tout.

Tu fais ton enquête ?

Elle le toisa.

Appelle ça comme tu voudras. Je fais mon enquête, histoire de voir si t’es dessoûlé. Tu as peut-être les idées un peu plus claires, maintenant. Tu devrais pouvoir te rappeler.

Il sourit :

Tu parles, fit-il. C’est pas compliqué ! Aujourd’hui, ça a été comme les autres jours …

Raconte alors, coupa-t-elle. Allez, je t’écoute ! Commence par le commencement. Ce matin, quand tu t’es réveillé, il était quelle heure ?

Ben … dans les …

Il regarda dans le vide.

Enfin, je crois qu’il devait pas être loin de …

Laisse tomber ! Fit-elle d’une voix rude. On va passer à autre chose … Combien tu t’es tapé de pinard, aujourd’hui ?

Ça, je n’en sais foutre rien ! (Il haussa les épaules.) J’ai pas l’habitude de les compter.

Trois litres ? Six litres ? Dix litres ?

J’sais pas au juste mais, ce qui est sûr, c’est que j’ai pas mal picolé …

Comment t’as fait, question fric ? Où t’en as trouvé pour payer le pinard ?

J’ai touché ma paye.

Pour quoi ?

Pour ma journée de boulot, déclara-t-il avec une nouvelle grimace. Mais qu’est-ce qui te prend à la fin ? Qu’est-ce que tu cherches ?

Elle ne répondit pas, mais respira profondément, réfléchit un instant et reprit :

Où t’as travaillé ?

Dans le centre. D’abord à Tioga et à Germantown, pour finir à Logan.

Tu faisais quoi ?

Du porte à porte. Pour distribuer des prospectus …

Combien on t’a payé ?

Quatre dollars, c’est le tarif. Tu sais bien qu’on touche jamais plus. Maintenant, t’as peut -être d’autres idées sur la question. Tu vois pas les choses comme moi.

Elle faillit répliquer, mais se contenta de détourner les yeux.

C’est ça, hein ? Insista-t-il. Tu crois que j’ai estourbi un mec, ou fauché un sac à main ?

Non, murmura-t-elle, sans le regarder. Je sais bien que c’est pas ton genre.

Autre chose, reprit-il d’une voix douce, sans appuyer. Tu sais bien que je m’fatiguerais pas à te mentir. Pas plus à toi qu’aux autres. Tu me demandes ce que j’ai fait aujourd’hui, je te le dis, c’est tout. Si tu ne me crois pas …

Je te crois, fit-elle en le regardant droit dans les yeux. Continue …

Faut que je reprenne au début ?  Si tu veux !  Je me suis donc levé de bonne heure : vers les six heures et demie. Il restait encore un peu de pinard dans la bouteille : je me le suis tapé et j’ai été en acheter une autre, de bouteille. J’ai pris Purcell Street jusqu’à Jackson Street, où il y a le restau qui vend du pinard dans l’arrière-salle. Mais ce matin ils manquaient de muscat et, comme tu sais, je bois pas autre chose, moi … Y a que le muscat qui me botte … Toujours est-il qu’il y en avait plus. Et même qu’ils en auraient eu, ça ne m’aurait pas avancé, vu qu’ils font pas crédit.

T’étais fauché ?

Il me restait quarante-cinq cents. Je me rappelle très bien : une pièce de vingt-cinq cents et deux de dix. Même que je me suis payé à déjeuner avec.

Qu’est-ce que t’as mangé ?

C’est un vrai interrogatoire, ma parole ! Fit-il avec un sourire.

C’est pas un interrogatoire, fit-elle, le visage toujours fermé. Je t’aide à te dépatouiller, c’est tout. Alors, faut que tu fasses un effort, ajouta-t-elle avec quelque impatience. Tas eu quoi, pour ton déjeuner ?

Un café … Deux, trois bouts de pain … Avec de la sauce ketchup dessus. Ça, je m’en souviens. J’ai foutu du ketchup sur mon pain. (Son sourire s’élargit.) J’ai d’la mémoire, hein ?

Ça y est, t’es sur la voie, fit-elle. Continue.

T’as raison. Maintenant, ça devient facile. En sortant, j’ai fait un tour dans Fitzroy Park, où il y a le kiosque fermé. Je suis resté là à discuter le coup avec des lève-tôt comme moi, des mecs des bas-quartiers … Eh bien, tu me croiras si tu veux : ils venaient de déboucher une bouteille de muscat ! Alors, je suis resté avec eux une heure ou deux; on a liquidé la bouteille, mais personne ne s’est porté volontaire pour en acheter une autre. On s’est donc séparés, et on est partis voir où c’est qu’on pouvait trouver du pèze. Et voilà que, dans Merce Street, je vois la queue devant l’agence de publicité Dickenson, A vrai dire, ça m’emballait pas, mais quoi faire ? Huit heures de boulot … Ah ! Les vaches ! Ils m’avaient pas plutôt collé mon sac de prospectus à distribuer que, déjà, je pensais aux huit heures que j’avais à tirer avant de palper mon fric et de m’acheter de quoi boire …

T’as terminé à quelle heure ?

A quatre heures et demie. On a été se faire payer chez Dickenson et, de là, je suis allé chez le marchand de vin. Je me paye donc une grande bouteille de muscat, et qui je vois arriver ? Burt Pomfret ! Il a vite fait de repérer le sac en papier sous mon bras et de piger ce qu’il y a dedans, et il veut plus me lâcher. Du coup, il m’a ramené en douce dans sa cave. On n’a pas pu monter à cause de sa sacrée bonne femme qui veut pas me voir chez elle. S’ils étaient mariés ou qu’ils vivaient maritalement, il aurait son mot à dire mais, au fond, dans la baraque, il fait plutôt office de concierge et puis, de temps en temps, quand il est pas trop rétamé, il la carambole un bon coup pour pas qu’elle oublie qu’il existe. Ou pour pas l’oublier lui-même … Enfin, tu comprends, ce qu’il peut dire ou rien, c’est pareil, et elle l’a bien prévenu que la prochaine fois qu’il me ramènerait chez elle, elle nous foutrait dehors à coups de pompe dans les reins. Et, si tu connaissais Hattie comme moi, tu saurais que c’est pas d’La rigolade. Elle pèse cent vingt kilos au bas mot ! Même qu’un jour, son gamin … comment qu’il s’appelle, déjà ?

Kenny.

C’est ça, Kenny … Donc, un jour, Kenny lui cause de travers, et elle lui allonge une de ces mornifles ! J’te jure qu’il est resté une heure dans la vappe ! Et c’est plus un môme, le gars Kenny.

Il hocha gravement la tête. Cora, cependant, attendait qu’il reprenne le récit des libations dans la cave de Burt Pomfret, mais son esprit avait dérivé, et Hattie l’absorbait entièrement.

Un jour, dans Purcell Street, reprit-il, je l’ai vue coller une paire de baffes à un mataf qu’avait la langue trop bien pendue : il s’est retrouvé avec deux dents en moins et un drôle de coquard sur l’œil. Et tout ça parce qu’il avait fait du rentre dedans à la fille de Hattie … comment qu’elle s’appelle, déjà ?

Leila.

C’est ça, Leila …

Et alors ?

Une autre fois, j’ai assisté à une chouette séance avec Hattie … c’était l’année dernière …

T’occupe pas de l’année dernière, coupa Cora. Je m’en fous de ce qu’elle a pu faire, Hattie, il y a un an ! Ce qui m’intéresse, c’est ce que, toi, t’as fait aujourd’hui.

Aujourd’hui ? Répéta-t-il le regard vague.

Puis, reprenant le fil de ses idées, il s’exclama :

Ah ! Oui, aujourd’hui !  Où j’en étais ?

T’étais avec Burt Pomfret, dit-elle d’une voix patiente, en faisant effort pour cacher son exaspération. Vous étiez dans la cave, tous les deux, à picoler. Après ?

On a fini la bouteille.

Et vous êtes allés en chercher une autre ?

Il acquiesça d’un signe de tête.

Quelle heure il était ?

Il devait pas être loin de neuf heures. Peut – être un peu plus …

Burt était resté avec toi ?

Oui. Mais, maintenant que j’y pense, il était plus de neuf heures. Le marchand de vin était fermé et on a pensé faire un tour chez Maxine. Là, c’est une question de pot : des fois, elle en a pas, du muscat et, des fois, elle veut pas en vendre à cause des flics. Ils lui ont mené la vie dure, ces temps-ci, ils ont même fait une descente chez elle il y a huit jours. Du coup, elle a été obligée d’emprunter du fric pour régler l’amende. Enfin, on arrive et on trouve la boutique ouverte. A croire qu’elle nous attendait ! Et elle avait du muscat. Burt et moi, on s’est donc installé bien peinards, et j’ai commandé une rouille de cinq litres. Et après, j’en ai commandé une autre …

Ça va, ça va, dit Cora. A quelle heure t’es parti de chez Maxine ?

Quoi ?

Je te demande à quelle heure t’es parti de chez Maxine.

Ma foi … euh !  Il était assez tard, je crois.

Tu crois ! S’écria-t-elle d’une voix amère.

Elle rapprocha sa tête de celle de Rif et reprit :

T’es sorti en même temps que Burt ?

Il battit des paupières sans répondre.

Réfléchis bien, dit Cora. Tâche de te rappeler, c’est important !

Attends voir …

Il regardait le plafond, le sourcil froncé.

Je me vois à la table, en train de boire le vin, bien peinard … et puis … et puis … Ma foi, je ne me souviens plus de rien, après.

T’avais ton compte ?

Faut croire ! Soupira-t-il en haussant les épaules.

Combien de temps t’es resté dans le coma ?

J’en sais rien …

Bon. Tant pis. Quand t’es sorti de chez Maxine, t’es allé où ?

Il fronça de nouveau le sourcil, les yeux au plafond. Enfin, il se tourna vers Cora, hochant la tête.

Elle recula d’un pas, se croisa les bras.

Tu sais donc pas où t’es allé ? Et tu sais plus si Burt était avec toi ou non ? Et tu te rappelles plus quelle heure il était ? Autrement dit, tu vois pas pourquoi les flics te cherchent ?

Il secoua la tête.

Tas pas une idée ? Insista-t-elle.

Ah ! C’est ça … murmura-t-il. Ils se figurent que je me suis encore amusé avec des allumettes ?

Elle garda le silence, attendant qu’il réponde lui-même à sa question.

Non, déclara-t-il en hochant la tête avec conviction. Ça m’arrive jamais quand j’ai mon plein de pinard. Je m’en fous des allumettes, quand il y a du muscat à boire.

T’en es bien sûr ? Fit-elle sans le regarder en face.

Tout à fait. Garanti sur facture.

Qu’est-ce que t’en sais ? Fit-elle avec un coup d’œil oblique. Garanti par qui, d’abord ? Par l’Ordre des médecins ?

Tu devrais leur en causer, aux médecins, dit -il gaiement. Après tout, c’est une grande découverte scientifique. Faudrait que ça se sache …

Oh ! Suffit, coupa-t-elle rudement. Il n’y a pas de quoi rigoler. Cette histoire de muscat qui t’empêche de faire des bêtises, tu l’as peut-être inventée de toutes pièces ! Tu donnes une excuse pour te bourrer !

C’est pas vrai, protesta-t-il doucement, avec un sourire brouillé. Si j’avais pas mon muscat, je pourrais pas m’arrêter de faire le mariole avec les allumettes. Mais, quand j’ai fait mon plein, tout va bien. C’est le remède infaillible, la bonne formule.

Des idées, tout ça ! Y a rien d’infaillible en ce bas monde ! Surtout quand on marche par pots de cinq litres ! 

Je te dis qu’avec le muscat c’est gagné à tous les coups.

Et moi, je te dis qu’il y a une chance pour que ça ait raté ce soir.

Il fit une légère grimace et haussa les épaules.

Et après ? Ils vont m’embarquer et me foutre cinq ou dix jours de taule. La belle affaire !

Il attendait une riposte, mais Cora resta muette, le regard fixé dans le vide.

Cinq ou dix jours maximum, reprit-il, tout en sentant que sa belle assurance était sujette à caution. T’en fais, des histoires ! Poursuivit-il. Et moi qui croyais que c’était vraiment sérieux, toutes ces vannes que tu me balançais, comme quoi je devais quitter le quartier en vitesse !  Et même la ville !  Comme si j’avais foutu le feu à un gratte-ciel ! Tu sais bien que c’est pas mon genre.

Elle le regarda droit dans les yeux, toujours muette.

Il s’efforça de sourire :

Les flics le savent bien. Ou, en tout cas, il serait temps qu’ils le sachent. Ils ont qu’à consulter leurs dossiers : ils verront que j’ai jamais allumé un incendie sérieux. Moi, je fais juste flamber les vieilles poubelles pleines de papiers, ou des cabanes toutes vermoulues où il n’y a personne et qui menacent ruine. Ou encore …

Il n’acheva pas sa phrase. « Mais enfin, que se passe-t-il donc ? » Songea-t-il.

C’est quoi qui a flambé ? Demanda-t-il enfin.

Un garage. Le garage à Lew Dagget.

Çui de Burton Street ? Fit-il un peu soulagé.

Il respirait mieux. Il connaissait le garage en Question qui était, en fait, un atelier de carrosserie. Lew Dagget était un maniaque de la pendule : il travaillait jusqu’à cinq heures et demie, mais pas une seconde de plus.

Il n’y avait personne à l’intérieur ? Demanda-t-il néanmoins.

En bas, y avait personne, dit-elle. Mais, tu sais, il y a une espèce de grenier au-dessus de l’atelier …

Il ferma les paupières.

Ils étaient plusieurs, poursuivit-elle. Il y avait Lew avec sa petite amie, et trois autres. Ils ont dû pas mal picoler. En tout cas, ils étaient trop saouls pour s’en sortir …

Il secoua la tête. Il aurait voulu ouvrir les yeux, mais ils restaient obstinément fermés.

Alors, conclut Cora, les cinq personnes qu’étaient dans le grenier, eh bien, elles y sont restées …