CHAPITRE V

Ah ! Tu trouves ça marrant ? Glapit Hattie en l’entraînant vers l’escalier.

Une de ses énormes mains lui serrait le poignet; l’autre, par l’échancrure de sa veste, l’avait agrippé par la ceinture.

Ah ! Tu trouves ça marrant ? Attends qu’on soit arrivés là-haut. On verra bien si tu rigoles encore !

A la moitié de l’escalier, le fou rire de Rif s’apaisa. Hattie le suivait en lui ramenant le bras en arrière et, pour mieux marquer son autorité, en lui serrant la nuque de ses gros doigts. Une porte était ouverte au haut de l’escalier; Hattie la lui fit franchir d’une bourrade et ils débouchèrent dans la cuisine. Rif espérait que l’explication annoncée aurait lieu là, mais Hattie le poussant devant elle, le fit défiler devant le frigidaire, la cuisinière et l’évier, pour enfin le faire entrer dans le living-room poussiéreux où il retrouva Burt dé placidement installé sur un sofa défoncé. Il tenait sur ses genoux une bouteille d’un demi-litre, à moitié pleine de muscat.

D’où ça vient ? Demanda-t-il en regardant pensivement Hattie. C’est pour moi que t’as laissé ça ?

Je pensais foutre la bouteille aux ordures, gronda Hattie sans lâcher son prisonnier. Mais maintenant, ça va me servir.

Elle lâcha la nuque de Rif, mais sans libérer son poignet.

Passe-moi ça, ordonna-t-elle à Burt.

Mais c’est pas de la bière, protesta celui-ci. Toi tu bois que de la bière.

Donne, je te dis, répéta Hattie d’un ton sans réplique. Je veux avoir quelque chose de lourd dans la main, des fois que ce furet chercherait à se tirer.

Je bougerai pas, promit Rif.

Excellente idée, gloussa Hattie.

La main tendue, elle attendit la bouteille, mais Burt les yeux mi-clos était déjà occupé à la vider.

Il la serrait des deux mains, comme si c’était une chose vivante qui pouvait lui échapper à tout instant.

Comme tu voudras, dit Hattie. D’ailleurs, j’en ai pas besoin, de ta malheureuse bouteille. Dieu merci, j’ai deux bras solides !

Le gauche l’est même un peu de trop, solide, remarqua tristement Rif. Tu vas me casser le poignet.

C’est ton crâne que je devrais cabosser ! Déclara Hattie. Je devrais te briser les os.

Elle lui lâcha cependant le poignet.

Assieds-toi là et bouge plus, dit-elle en lui désignant un fauteuil crevé, aux ressorts déglingués.

Rif obéit. Il se frictionnait le bras, avec une petite grimace de douleur. Enfin, il jeta un coup d’œil vers Burt, et son regard s’arrêta sur la bouteille. Burt, ayant surpris son regard, se levait déjà pour lui offrir la bouteille, mais Hattie s’interposa. Son corps énorme cachait la bouteille à Rif.

Rien qu’une gorgée, implora-t-il. Une petite gorgée …

Elle pivota sur ses talons pour le toiser, l’œil sévère, les bras croisés.

Mets-toi bien dans la tête que je ne t’ai pas amené ici pour te payer le coup, déclara-t-elle. Finies les cuites, mon petit père !

Sa voix était douce, trop douce. « J’aimerais mieux qu’elle gueule davantage, pensait Rif. D’habitude, quand elle est en pétard, elle crie comme un âne. Mais, ce soir, elle a une façon de me regarder qui ne me plaît pas. On dirait qu’elle a presque pitié de moi … »

Et c’est ta faute, reprit Hattie en décroisant les bras, tandis que son énorme corps était agité par une espèce de houle qui était peut-être un soupir. Quand je pense à ce que t’as été faire ce soir …

Elle se mit à compter sur ses doigts :

… Trois, quatre, cinq … (Elle soupira de nouveau, en hochant la tête.) Cinq personnes !

Cinq innocentes créatures, rôties comme des poulets …

Il y est pour rien, déclara Burt.

Ta gueule, toi ! Hurla Hattie en se retournant vers lui. On t’a pas sonné.

Je disais seulement que c’est pas lui qu’a …

Tu parles ! Grommela Hattie.

Et, comme si Rif n’avait pas été là, comme si elle ne s’adressait à personne en particulier, elle marmonna :

Je savais que ça finirait mal. J’en ai eu le pressentiment dès le début, quand il s’est fait alpaguer la première fois pour incendie volontaire … Encore tout gosse, qu’il était …

Aujourd’hui, il a rien fait, énonça Burt d’un ton catégorique.

Là-dessus, il avala une lampée de muscat.

La tête inclinée sur l’épaule, Hattie observait Burt. Elle jeta un bref coup d’œil à Rif, mais ramena aussitôt le regard sur son compagnon.

Tu as l’air drôlement sûr de toi, fit-elle, pensive. Comment ça se fait ?

Burt buvait toujours. Il avalait lentement, attentif au cheminement du liquide dans son estomac. Il ôta enfin la bouteille de ses lèvres, évalua d’un coup d’œil ce qui restait de liquide, dodelina de la tête, l’air satisfait, et s’essuya soigneusement la bouche d’un revers de main. Enfin, en se carrant contre le dossier de son siège, il déclara :

J’étais avec lui.

Quand ça ? Demanda Hattie de sa voix aiguë.

Toute la soirée, répliqua Burt paisiblement.

Hattie se pencha sur l’ivrogne aux cheveux jaunes.

C’est vrai ce que tu dis là ?

Tu sais bien que je te mens jamais.

Il allait porter la bouteille à ses lèvres, quand Hattie lui attrapa le poignet au vol. De ses yeux mi-clos et brillants, elle considérait l’homme qui partageait sa vie depuis près de dix ans.

Je sais que tu m’as menti plus souvent qu’à ton tour, dit-elle. Des fois, tu m fous le mal de mer, avec tes balançoires. Des fois, je te demande d’où tu viens, et, toi, tu t mets à me raconter des craques  de quoi faire un roman. Mais écoute bien, Pomfret, et t’fais pas d’illusions : ce soir, tu vas me la dire la vérité.

Et comment ! Affirma Burt d’un ton non moins décidé.

Alors, vas-y …

De nouveau, Hattie pointa un index menaçant vers Rif :

T’es bien sûr que tu ne l’as pas quitté ? Pas même … un quart d’heure ?

J’l’ai pas quitté quinze secondes, répliqua Burt sans la moindre hésitation, en la regardant en face. Et je vois clair. Je peux te dire tous les endroits où on a été et tout ce qu’on a fait. Je jure sur ta tête qu’on n’a pas été du côté de Burton Street. Et il y a encore autre chose que je veux que tu saches …

Il s’arrêta net en entendant la porte d’entrée claquer bruyamment. Rif se leva d’un bond de son fauteuil et s’élança vers la sortie, mais il fut empoigné par Hattie qui le souleva du sol, le prit sous son bras énorme, le porta jusqu’au fauteuil et le rassit. Elle lui brandit sous le nez deux poings pareils à des jambons pour lui donner une idée de ce qui l’attendait s’il s’avisait de bouger de nouveau.

Il avait néanmoins grande envie de quitter les lieux, mais, déjà, il était trop tard. Kenny venait d’entrer, ou plutôt de se glisser dans la pièce, légèrement voûté, les bras ballants, les mains enfoncées dans les poches de son pardessus trois-quarts. Le tissu de ce pardessus imitait les motifs des couvertures indiennes : zigzags verts et orange sur fond gris-vert. Ses souliers flambant neuf, cuir vert et daim gris, n’étaient pas moins voyants. Son goût pour le vert s’exprimait encore dans sa chemise de velours épinard, et même dans son teint.

Il devait probablement souffrir du foie, car sa peau semblait recouverte d’une légère couche verdâtre : on eût dit qu’il avait été enduit d’un liquide gris-vert qui, en séchant, avait déposé sur sa figure une fine et tenace pellicule. Il avait une épaisse chevelure châtain foncé comme sa mère, et se coiffait avec soin dans le style Elvis Presley : de longues mèches de cheveux, ramenées des tempes, se rejoignaient sur l’occiput et descendaient très bas dans le cou pour former une queue de canard. Ils étaient abondamment pommadés et brillaient avec presque autant d’éclat que ses prunelles. Sa paupière tombante, légèrement bridée, lui donnait un type vaguement asiatique. Mais ce n’est pas de Hattie qu’il tenait ces traits, et Rif se demanda si celle-ci n’avait pas eu quelque amant chinois au cours de sa carrière.

N’eût été son teint étrange, Kenny aurait paru en excellente condition physique. Agé de vingt-six ans, il en portait à peine vingt. De taille moyenne, mince comme un adolescent, il était parfaitement proportionné et semblait doué de réflexes rapides, d’agilité et de précision dans les mouvements. Autrefois, il s’était fait quelque argent dans les courses de patins à roulettes. Il aurait pu en gagner davantage, mais on l’avait expulsé de la ligue et porté sur la liste noire, pour avoir perdu volontairement un match, après avoir parié sur l’équipe adverse. Plus tard, après son mariage, il avait travaillé pour un revendeur de voitures volées, conduisant les véhicules compromettants de la Nouvelle-Angleterre dans les Etats du Sud. Là aussi, il s’était fait pincer et avait récolté six mois de prison. Pendant son séjour au pénitencier, sa femme s’était fait enlever par un jockey et, profitant de la saison de courses à Agua Caliente, elle avait demandé et obtenu le divorce au Mexique. Après sa libération, Kenny avait vaguement songé à faire opposition au jugement de divorce, mais il y avait finalement renoncé, car il avait entre-temps lié connaissance avec une veuve de cinquante-trois ans qui tirait des revenus assez appréciables de plusieurs immeubles de rapport.

Malheureusement, elle était morte subitement, empoisonnée par des coquillages, avant qu’il ait pu l’épouser. Kenny avait alors hésité sur le parti à prendre. Pendant cette période, il s’était fait arrêter plusieurs fois pour recel de marchandises volées, mais comme les preuves manquaient pour l’inculper, les autorités s’étaient bornées à lui conseiller de quitter la ville. Il était allé alors à Atlantic-City où, pendant seize mois, il avait vécu de l’exploitation de photos et de films pornographiques. Une enquête avait été ouverte et Kenny, sentant le danger, avait regagné Philadelphie où il traîna toute une année de bistrot en salle de billard autour de Purcell Street, engageant de menus paris sur n’importe quoi, et perdant la plupart du temps. Hattie avait fini par le sommer de payer sa quote-part ou d’aller se faire pendre ailleurs. Obéissant à cet ultimatum, Kenny s’était présenté Dennison Street, à l’usine d’eau minérale de Clement Dagget.

Il y avait vingt-huit mois que Kenny travaillait pour Clement Dagget, et le placard de sa chambre était bourré à craquer de complets tapageurs. Il promettait toujours à Hattie de lui offrir un poste de télévision, mais jamais il ne tenait sa promesse, non pas tant à cause de la dépense, mais parce qu’il trouvait toujours à investir son argent ailleurs. Il était incapable de résister à la tentation de se payer un costume ou une chemise, ni de refuser les séductions du poker, de la passe anglaise et des autres jeux de hasard. Les créanciers de Purcell Street et des alentours l’avaient inscrit sur leur liste de mauvais payeurs ou même porté aux profits et pertes.

« Il est chouette, le bonhomme ! Pensait Rif. Suffit de le regarder, on a l’impression que le temps se couvre … Et ce sourire ! Il a tout du crocodile qui vous dit : « Allez, viens, petit, l’eau est bonne !  »

Justement, Kenny souriait aimablement à Rif, et celui-ci décida que, pour être poli, il devait lui sourire en retour et lui dire « bonsoir ». Il parvint à sourire tant bien que mal, mais ne put prononcer un mot de bienvenue. Kenny se tourna vers Hattie :

Tu sais qui c’est ? Fit-il en désignant Rif du pouce. Il peut nous rapporter quelques dividendes, en fin d’compte !

Qu’est-ce que tu nous chantes, avec ton dividende ? Demanda Hattie avec méfiance.

Tu toucheras une prime, expliqua Kenny. Ou plutôt, c’est moi qui la toucherai pour toi, en fin d’compte.

Burt décolla sa bouteille de ses lèvres, le temps de remarquer :

Il y a des gens qui vendent la peau de l’ours …

Un sourire suave aux lèvres, Kenny répondit sans prendre la peine de regarder Burt :

On ne te cause pas, grand-père, en fin d’compte. Bois donc ton pichet et te mêle pas de ça.

Faut bien qu’il s’en mêle, expliqua Hattie. Il est dans le coup, lui aussi. Et jusque-là !

Le sourire de Kenny s’effaça. II fit face à Burt.

T’entends ce qu’elle dit, la daronne ? Tu vas t’expliquer, en fin d’compte, et plus vite que ça !

Il se trouve que je suis le témoin, dit Burt.

Kenny haussa les sourcils et observa Burt avec un intérêt accru :

Sans blague ? Ça devient intéressant, en fin d’compte, fit-il en s’approchant de l’homme. T’étais là ? Tu l’as vu faire ?

Burt adressa un sourire aimable d’abord aux souliers à bouts verts, puis au manteau vert, remonta à la chemise de velours épinard jusqu’à la figure verdâtre de Kenny.

J’étais pas où tu penses, et lui non plus. On s’est pas quittés de la soirée. Du coup, je deviens le principal témoin. Le témoin à décharge n° 1. Celui qui peut prouver que Rif est pour rien dans cette histoire.

Kenny éclata d’un rire silencieux.

Toi ! Fit-il. Toi, en fin d’compte ?

Oui, moi, dit Burt en souriant. Moi en fin d’compte.

Kenny riait toujours sans bruit.

Ça, c’est la meilleure ! Chapeau, grand-père ! Chapeau, mon vieux Pomfret ! Au moins, tu t’dégonfles pas.

De quoi que tu causes ? Y a pas à se dégonfler. Je fais ma déposition et je la signe de mon nom.

Il me fera toujours rigoler, ç’ui-là, en fin d’compte ! Il va signer son nom, qu’il dit, le vieux !

Signer comment ? Avec tes initiales ? B … P … : Bec-salé et Pochard.

T’as qu’à me donner un crayon, je mets Burt Pomfret.

De quoi ? Fit Kenny dont les yeux pétillaient. Tu sais même pas ton alphabet.

Y a toujours un mot que je sais écrire, fit Burt avec un sourire en coin : salaud.

Kenny regarda le plafond. Son sourire s’évanouit et il se gratta la lèvre.

C’est marrant, dit-il d’une voix douce, on dirait qu’ils cherchent les emmerdements, les mecs. On dirait qu’ils aiment ça.

Allons, ça suffit, vous deux, ordonna Hattie.

Rif ne suivait pas la conversation avec beaucoup d’attention. Ses yeux s’étaient de nouveau fixés sur la bouteille de vin posée sur les genoux de Burt. Il ne pensait plus qu’au reste de muscat, impatient de saisir la bouteille et de la porter à sa bouche.

Kenny regardait, lui aussi, le muscat.

Décidément, tu ne seras jamais sérieux, grand-père, dit-il à Burt. Avec tout le pinard que t’as éclusé, tu ne sais plus où t’en es, en fin d’compte. Ça te fout la tête à l’envers. Et les yeux qu’il fait ! Je voudrais que tu te voies dans une glace.

C’est toi qui devrais t’regarder dans une glace, rétorqua Burt.

Te vexe pas, va, dit Kenny. Ce que je cause, c’est pour ton bien. T’es pas en état, t’es pas en forme pour faire une déposition. Tu vas plus savoir de quoi il retourne.

Te casse pas la tête pour moi, déclara Burt d’un ton sec et définitif. Je me couperai pas et je leur donnerai tous les détails.

Tu leur en donneras tellement, de détails, que ça te retombera sur la tronche, déclara Kenny. Ils te foutront au trou pour te dessoûler, et ça ira chercher dans les cinq ou dix dollars, plus les frais. Encore une veine si tu t’en tires comme ça !

De quoi ? Fit Burt en se redressant avec dignité et en brandissant sa bouteille. Tas pas le culot de prétendre que je suis saoul ?

M’fais pas rigoler, j’ai les lèvres gercées ! Non, c’est un monde, en fin d’compte ! Il demande si on croit qu’il est saoul, ajouta-t-il à l’adresse de Hattie. Comme s’il pouvait en être autrement !

Mensonges que tout ça ! Protesta Burt en s’efforçant de se lever pour prouver qu’il pouvait tenir sur ses jambes. J’ai les idées claires comme …

II se souleva, mais sans parvenir à se mettre debout.

Comme de …, reprit-il.

Mais, déjà, il retombait sur le sofa en louchant.

Non, vous le voyez, le bigleux ! S’écria Kenny en ricanant. Faudrait monter un cirque. Les mecs feraient une queue longue comme ça pour voir son numéro !

Pinçant les lèvres, Burt fit un violent effort pour se redresser. Il porta la bouteille à ses lèvres et avala une petite gorgée.

Claires comme de l’eau de roche, acheva-t-il.

Tu parles ! Fit Kenny en le désignant d’un geste méprisant. Tes tellement imbibé, que tu s’rais pas foutu de dire quel jour on est.

On est mardi.

Allons, réfléchis ? Demanda Kenny, sur le ton du meneur de jeux radiophoniques qui cherche à repêcher un concurrent malchanceux. Un petit effort !

Je te dis qu’on est mardi, déclara Burt d’une voix nette.

Tu t’es gouré de deux jours, pépé, en fin d’compte ! D’après mes tablettes, on est jeudi.

Burt prit un air lamentable.

C’est pas possible …

C’est pourtant comme ça, murmura Kenny d’une voix aussi douce que la caresse d’une plume. Tu t’rends compte de la situation ? Tu vois ce qui t’attend ? Les flics vont te bombarder de questions et tu te prendras les pieds dedans, et on te collera un beau zéro à ton examen.

N’empêche …

Rien du tout ! Si tu espères être retenu comme témoin, tu te fous le doigt dans l’œil. T’es disqualifié avant le match, un point c’est tout. Si t’as pour deux sous de bon sens, tu laisseras tomber. Ça vaut mieux pour tout le monde.

Burt allait protester, mais déjà Kenny lui avait tourné le dos. Il s’approcha du fauteuil où Rif était toujours assis. Hattie se déplaça en même temps et se trouva nez à nez avec son fils. Elle fit un pas de côté et tourna légèrement sur elle-même, pour interposer son corps énorme entre Kenny et le fauteuil. Elle mit les poings sur ses hanches généreuses.

Qu’est-ce que t’as l’intention de faire ? Murmura-t-elle._

Je l’emmène.

Où ça ?

Au quart.

Répète un peu ?

Au quart, reprit-il en haussant la voix. Je l’emmène au commissariat.

C’est sûr ? Fit-elle, la tête inclinée sur l’épaule, les sourcils froncés. C’est ça, tes intentions ?

Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? (Il éleva la voix.) Hein ? Où veux-tu que je l’emmène ?

Tu pourrais peut-être nous le dire ? Fit-elle en rapprochant son visage de celui de son fils. Moi, en tout cas, je peux …

Qu’est-ce que t’as encore ?

Je te connais, voilà ! C’est ta gueule qui te trahit. Je te l’ai déjà dit : si t’étais pas mon fils, je jouerais au poker avec toi, ou au black jack, à un jeu quelconque où on bluffe. Et plus tu blufferais, plus j’en ramasserais. T’y laisserais ta liquette, oui !

Kenny fit un pas en arrière. Il ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit, mais sans produire aucun son.

Tu me saisis ? Fit la grosse femme en se penchant vers lui. Faut pas chercher à m’entourlouper. Tu n’as pas assez de cervelle, mon petit gars.

Kenny fit face à sa mère. Ses petits yeux brillaient, et il respirait par la bouche, entre ses dents serrées, avec un petit sifflement inquiétant. Il allongea le cou pour lancer un coup d’œil pardessus l’épaule de Hattie.

Faut pas abuser des meilleures choses, grommela-t-il. J’ai assez attendu. En fin d’compte, je l’emmène !

Hattie croisa ses gros bras, sans mot dire. Elle l’observait sans bouger, mais avec vigilance.

Laisse-moi passer, dit Kenny.

Hattie ne broncha pas.

J’te dis que je l’embarque, siffla Kenny. Tu vas me laisser passer, oui ?

Elle secoua la tête. Kenny fit un pas en avant, mais elle ne s’écarta pas. Il fit un pas encore. Elle ne bougea pas davantage. Lorsqu’il vint buter contre elle, elle le repoussa. Alors, il brandit son poing, mais Hattie, avec une rapidité surprenante, lui balança une gifle énorme. Elle y mit tout son poids, et le claquement retentit comme un coup de revolver. Kenny trébucha et Hattie le gifla derechef. Il tomba assis, entraînant une chaise dans sa chute. Hattie se pencha vers lui, comme pour l’aider à se relever, mais ce fut pour le frapper une troisième fois. Le coup l’atteignit à la tempe et l’envoya rouler à l’autre bout de la pièce. Il se cogna au mur, rebondit, et retomba assis.

Hattie fonçait déjà sur lui en retroussant les manches de son peignoir. Elle cracha dans ses paumes :

Ah ! Mon salaud, v’la que tu lèves la main sur ta mère ! Sur ta propre mère !

Son énorme bras décrivit un arc de cercle, et ses cinq doigts s’imprimèrent en rouge sur la joue verdâtre. Puis, d’un retour de main, elle le claqua sur la bouche :

C’est comme ça que tu me remercies de t’avoir élevé ? (Elle lui envoya un gauche à la mâchoire.) C’est pour voir ça que j’ai souffert mort et martyre en te mettant au monde ? Que j’ai passé des nuits sans fermer l’œil ? (D’un autre coup de poing, elle le toucha derrière l’oreille.) Que je t’ai soigné quand t’étais malade ? Que je me suis rongé les sangs quand tu séchais l’école ? Et tous les ennuis qu’il m’a faits, et tout le mal qu’il m’a donné !

Elle lui écrasa le nez d’un direct du droit. Le sang jaillit aussitôt :

Et c’est ça … (Un gauche percuta la mâchoire tuméfiée.) C’est ça … ma récompense ?

L’énorme poing explosa encore sur le visage meurtri. Kenny gémit et tenta de se couvrir, d’échapper aux moulinets inquiétants de Hattie et fit un bond en arrière. Il tomba sur le sofa avec un cri rauque et saisit le premier objet venu qui pouvait lui servir d’arme  c’était la bouteille que Burt avait gardée sur ses genoux. Comme Hattie se jetait sur lui, Kenny se redressa, brandissant la bouteille.

Si tu me touches, je t’assomme ! Hurla-t-il.

A sa propre mère ! Gémit Hattie en se ruant à l’assaut.

Kenny lui lança la bouteille, mais Hattie l’esquiva adroitement et elle siffla à ses oreilles sans la toucher.

Sans lui donner le temps de toucher terre, Rif se précipita et, tel un joueur de base-ball, la bloqua au vol de sa main gauche. Puis il la pressa des deux mains, comme s’il craignait qu’elle ne lui échappe. Enfin, rassuré et ayant, semblait-il, oublié son entourage, il reprit place dans son fauteuil et porta le goulot à ses lèvres. En sentant le liquide lui couler dans le gosier, il parut perdre toute notion des choses, tout à la joie de boire. Il ne se souciait guère de ce qui se passait à l’autre bout de la pièce.

Il régnait pourtant une activité considérable, dans l’espace restreint qui séparait le sofa du mur. Hattie tapait à bras raccourcis sur son fils, et Burt faisait des efforts désespérés pour se protéger : ils formaient tous les trois une masse confuse, où des bras et des jambes s’emmêlaient. Soudain, venant de l’escalier, une voix s’éleva :

Je vous en prie, je vous en prie …, disait-elle.

La voix était si douce qu’ils ne l’entendirent pas tout de suite :

Je vous en prie …, insistait-elle.

Finalement, ils enregistrèrent le son. La bataille s’arrêta net et, dans un silence total, tout le monde se retourna vers la jeune fille, debout sur les marches. Une fille dont la pâleur et la fragilité étaient encore accentuées par un ample vêtement blanc qui la faisait ressembler à l’ange de la paix.

Car Leila, la fille de Hattie, avait mis un manteau blanc sur sa chemise de nuit blanche. Le manteau était assez épais, mais elle frissonnait. Les yeux encore brouillés de sommeil, les lèvres tremblantes, elle les regardait, immobile.

Son cou était délicat et blanc, et il y avait, dans son visage et sa silhouette, une perfection éthérée qui seyait mieux à une messagère céleste qu’à un membre de l’étrange maisonnée. Jamais on n’aurait pu supposer qu’elle fût la sœur de Kenny, et encore moins la fille de Hattie. C’était comme une vision de rêve, un être désincarné, dont le pied ne touche pas le sol.

Telle fut, du moins, l’impression de Rif. Entre ses paupières mi-closes, à travers le verre de la bouteille toujours collée à ses lèvres, il discernait la forme blanche qui semblait flotter au-dessus des marches. « Bon sang, pensa-t-il, est-ce qu’il l’a drogué, son pichet, Burt ? Ou alors, il y a des fantômes dans la baraque ! » Il battit des paupières, reposa la bouteille, et parvint à diriger son regard vers l’escalier. La vision prit alors une forme moins céleste et il reconnut Leila.

Il éprouvait cependant une sensation étrange, un malaise inexplicable. « Ce n’est que Leila, se disait-il en la regardant. Alors, qu’est-ce qui te prend ? Se demanda-t-il en observant la jeune fille avec une attention telle qu’il en oubliait la bouteille. Il n’y a pas de quoi s’énerver. Enfin quoi, sacré nom ! Tu l’as bien vue cent fois, cette môme, et t’as jamais eu l’idée de te retourner sur elle. Alors, qu’est-ce qui t’arrive, tout d’un coup ? Tu peux plus la quitter des yeux. »

En effet, il était comme fasciné par la frêle jeune fille en blanc.

Elle mesurait dans les un mètre cinquante-cinq et ne devait pas peser plus de quarante-cinq kilos. Les cheveux d’un blond argenté, les yeux lavande, le teint très pâle, laiteux, au grain de pétale de rose, le nez et les lèvres délicatement modelés, elle avait quelque chose d’aérien qui évoquait une nymphe. « On dirait un bibelot, se disait-il. On s’attendrait à lui voir une étiquette : Fragile … (manier avec soin.)  Défense de toucher. D’ailleurs, personne n’oserait la toucher, par crainte des représailles de Hattie. Autant retenir tout de suite un lit à l’hosto ! Mais, en admettant même qu’on s’y risque, c’est l’occasion qui manquerait. Leila ne sort jamais de chez elle. On ne la voit jamais dans la rue, sauf quand elle fait des courses pour sa mère, ou qu’elle attend le bus dans Purcell Street. Si mes souvenirs sont exacts, elle travaille à mi-temps dans une espèce d’institution charitable pour la rééducation des gosses infirmes … Comme dit Burt, c’est pas un boulot pour elle : elle a l’air aussi gosse qu’eux ! On lui donnerait dans les seize ans, mais elle en a vingt-deux ou vingt-trois. Il me semble bien que Burt a dit vingt-trois …

« Il prétend aussi, Burt, qu’elle a jamais eu d’homme. Il vous sort ça, l’air tout épaté, comme s’il arrivait pas à piger le coup. Comme s’il trouvait ça bizarre, pour une fille de vingt-trois ans, de vivre sous cloche. Un jour, il m’a dit qu’elle est jamais sortie avec un mec, même pas pour faire le tour du pâté de maisons. Paraît que ça lui dit rien. Elle est pas curieuse. L’amour, ça ne la travaille pas.

« Elle est guère causante, en plus. Et elle fait si peu de bruit dans la maison qu’on en oublie sa présence. Bien sûr, elle est toujours souriante, elle se plaint jamais de rien, mais on serait plus à l’aise si elle râlait de temps en temps, histoire de se détendre les nerfs. Mais, d’après Burt, elle se fâche jamais. Ça lui fait un drôle d’effet, à Burt. Il trouve pas ça normal. Comme si c’était pas une femme mais un … (comment que ça s’appelle déjà ?) ah ! Oui : un zombie.

« Enfin, peu importe … Qu’est-ce que tu sais encore d’elle ? Ah ! Oui : le coup de la danse … Burt a raconté comme ça, qu’étant gamine, elle prenait des leçons de danse. La danse classique, comme ils disent : une espèce de gymnastique où on se met sur la pointe des pieds. Pour faire ça, les mômes portent de petites jupes bouffantes qui leur donnent un air de houppettes flottant au vent. C’est des trucs qu’on voit dans les fêtes, chez les rupins. A l’orchestre, les musiciens sont en habit et tout le toutim … Enfin, d’après Burt, elle était drôlement douée, la petite, à l’âge de six ou sept ans. Hattie s’en est rendu compte, et elle a économisé sou par sou de quoi lui payer des cours, où c’est qu’on apprend à faire des pointes et à se mouvoir avec grâce. Tu t’en souviens ? Burt prétendait, qu’à c’t’école, on était très content d’elle. Même qu’à huit ans, on l’a mise dans un cours spécial où y avait que des mômes particulièrement douées, et ça n’a plus rien coûté à Hattie. Quand elle a eu neuf ans, tout le monde disait qu’elle ferait une belle carrière. Il y avait même des gros bonnets qui s’intéressaient à elle. Seulement, à l’âge de dix ans … »

Un frisson parcourut l’échiné de Rif. Malgré lui, il fit la grimace sans bien comprendre pourquoi.

« Voilà que j’ai encore la tremblote, pensa-t-il. C’est comme tout à l’heure, quand je reluquais Cora par la fenêtre et que ça m’a rappelé l’histoire à Clem Dagget … Mais qu’est-ce que ça a à voir ? Qu’est-ce que tout ça signifie ?  Ça vous vient comme ça, on ne sait d’où; ça vous tombe du ciel, comme qui dirait … Et voilà qu’on se met à penser à une danseuse et à des flammes qui dansent et à cinq personnes prisonnières dans un garage en feu. Est-ce qu’il y aurait un rapport entre tout ça ? Si tu essayais de te rappeler ? De te rappeler ce qui s’est passé, voilà bien longtemps, quand la môme avait dix ans … »

Un nouveau frisson le parcourut, et il grimaça de plus belle.

«  Si seulement tu n’avais pas les idées si brouillées … », songeait-il, les yeux clos.

« Mais si, ça y est. Dis donc, pour un gars qui n’a pas de mémoire, on dirait que tu ne te défends pas trop mal, ce soir ! Y a plein de choses qui te reviennent, à présent; ça t’est encore jamais arrivé …

« Même que ça te fiche la tremblote, s’agit pas de te dérober. A croire que t’es chargé de mission  un truc qui se discute pas.

« Allez, bonhomme, un coup de sifflet, et le train va partir ! Il t’emmène sur la voie qui conduit très loin en arrière. A des années en arrière. Voyons, vingt-trois moins dix, ça fait treize. Oui, ça s’est passé il y a treize ans, par là …

« Tu serais foutu de remonter si loin ? Tu crois pouvoir te rappeler l’histoire de la gosse en blanc, de la nommée Leila ?

« Aujourd’hui, elle est tout de blanc vêtue. Et, ce soir-là, elle l’était aussi … Une petite fille en tutu de mousseline et en chaussons de satin blanc, qui semblaient jeter des étincelles quand elle pivotait sur les pointes. C’était le printemps et la nuit était tiède. Tu t’en souviens de la pleine lune ? Il devait être dans les dix heures et demie, onze heures. Elle aurait dû être déjà couchée, mais faut croire qu’elle s’est réveillée et qu’elle a vu le clair de lune dehors. Ça lui a peut-être donné des idées, ou alors elle a continué le rêve qu’elle faisait … En tout cas, elle s’est levée, elle a mis son tutu de mousseline et ses chaussons de satin, elle s’est glissée dehors sans bruit, et elle a gagné le terrain vague, de l’autre côté de la ruelle. Tu la vois, tout en blanc, avec ses petits bras qui battent comme des ailes ? Elle dansait sur les pointes et virevoltait sous la lune.

« Toi, tu t’es ramené par la ruelle. T’avais des allumettes à la main, et tu cherchais à mettre le feu à je ne sais trop quoi. Puis, soudain, tu l’as aperçue, la petite chose toute blanche qu’avait l’air de flotter au-dessus du sol.

« Ça t’a flanqué la frousse, d’abord … T’étais planté là, les yeux ronds, à te répéter : « C’est une fée, pour sûr. Ou alors, c’est un ange qui vient te dire, à toi, pauvre cinglé de dix-huit ans, que c’est mal de jouer avec le feu. »

« En tout cas, t’as jeté tes allumettes. Mais la petite chose blanche était toujours là, à flotter dans les airs. Du coup, t’étais en nage. Quelle suée, mes amis ! Tu t’serais bien sauvé, mais pas moyen ! T’as voulu crier, mais aucun son n’est sorti.

« Et, juste à ce moment, dans le clair de lune, t’as vu le troisième personnage …

« Un homme. Il venait du côté opposé, en zigzaguant dans la ruelle. Bourré à zéro, le gnère ! Mais il a vite fait de repérer la petite créature blanche, et il s’est arrêté. Et le voilà qui s’approche pour mieux voir, pour bien s’assurer que c’est pas un rêve d’ivrogne. Et le voilà qui se met à rigoler, à battre des mains comme pour applaudir.

«  T’y tâtes, pour la danse, petite, qu’il dit.

« Et, du coup, tu sors de la vappe et tu piges que la fée en question, c’est tout bonnement une môme de dix ans, la gosse à Hattie. Quant au mec, il était trop loin  tu pouvais pas le reconnaître  mais la danseuse, c’était bien la fille à Hattie.

« L’homme, il lui cause toujours. Il s’approche d’elle. Alors, elle s’arrête de danser. Le mec, il lui fait :

«  Ça te plairait une glace !

«  A la fraise, dit la petite.

«  A la fraise, d’accord.

« Il la prend par la main et ils s’en vont ensemble, du côté d’où il est venu. Toi, tu restes là à réfléchir. Ou plutôt non, tu ne réfléchis pas; ça te paraît sans importance. Tu penses surtout à ton feu, à tes allumettes. Tu les ramasses et tu t’remets à chercher une poubelle où il y aurait quelque chose à flamber. Tu finis par en trouver une pleine de vieux papiers. Tu vas pour frotter ta craquante et, soudain, tu t’rends compte … C’est p’têt pas une glace à la fraise qu’elle aura, la petite, mais autre chose qu’est bien moins plaisant …

« Tu t’rappelles ? Tu te dis qu’il faut cavaler après eux, des fois que tu pourrais empêcher la chose de se produire. Mais quoi, au juste ? T’es pas bien fixé, mais tu sais qu’il faut l’empêcher. T’arrives au bout de l’impasse, mais tu ne vois personne. Tu jettes un coup d’œil dans une autre ruelle, puis dans une autre … Maintenant, tu cours comme un perdu, parce qu’en un sens, si ça arrive, ce sera ta faute. Tu te reproches d’avoir rien fait pendant qu’il était encore temps. Et maintenant, il est peut-être trop tard.

« Et, tout à coup, t’entends un bruit. Ça vient d’une des cours. Pas de doute, ce n’est pas un chat qui miaule. C’est un cri étouffé. Tu piges tout de suite ce qui se passe. Tu sais qu’elle se débat, qu’elle se démène, qu’elle veut fuir, mais que l’autre l’écrase sous son poids. A travers les brumes de ton cerveau, tu crois voir une grosse main pressée contre la bouche de la petite. Tu n’entends plus rien, mais tu sens quand même, dans ta tête, le cri perçant que la môme voudrait pousser.

« Trop tard ! Il la tient …

« T’entends alors un autre bruit. Cette fois, c’est lui … Et, les yeux fermés, tu imagines la scène. Un autre son encore. C’est la petite maintenant. Elle gémit et tu sais qu’il est trop tard. Son gémissement se fait de plus en plus faible, de plus en plus aigu, et se brise tout d’un coup, comme une corde de violon. Tu as tout compris maintenant. Les yeux fermés, tu sens en toi la même douleur déchirante.

« Tu rouvres les yeux. Tu t’es mis à courir et le clair de lune, qui se reflète sur les vitres, tel un doigt flamboyant, t’indique le chemin. Tu quittes l’allée, tu bondis dans la cour et tu les aperçois.

« L’homme te tourne le dos et tu ne peux pas voir son visage. Il est trop occupé pour s’apercevoir de ta présence … La suite, tu t’en souviens plus guère … Y avait une brique par terre, faut croire … Tu l’as ramassée, tu lui as sauté dessus et tu l’as assommé.

« L’homme est retombé face contre terre, outé ! Tu l’as retourné et t’as reconnu Lew Dagget.

« Achève-le ! Vas-y, finis-le ! Qu’est-ce que t’attends ? Tu lèves déjà ta brique pour frapper. Mais, à ce moment-là, tu entends le soupir de la petite môme. D’abord ce n’est qu’un soupir, mais, peu à peu, t’entends comme une espèce de hoquet. T’es là à hocher la tête et, sans parler, tu la supplies. Avec tes yeux, tu lui dis : « Je t’en prie, arrête ! Je t’en prie, ne fais pas ça … »

« Mais elle continue à pousser de petits soupirs tremblés … Alors, tu lâches ta brique et tu t’approches d’elle, qu’est couchée sur le dos dans la boue.

« Très lentement, très doucement, tu essuies le sang sur ses jambes. Je crois bien que t’as même arraché un bout de ta liquette pour la nettoyer. En tout cas, t’as enlevé de ton mieux le sang et la boue et tu l’as aidée à rajuster ses vêtements. T’aurais voulu lui parler, mais à quoi bon ? Elle avait toujours ces petits soupirs tremblés et semblait même pas s’apercevoir de ta présence.

« Tu l’as donc prise par la main, tu l’as fait sortir de la cour, et, tout doucement, tu lui as fait remonter l’allée, jusque chez Hattie.

« Tu te rappelles ? La porte de la cuisine était ouverte. T’avais pensé rentrer avec la gosse et réveiller Hattie pour la mettre au courant. Mais t’as eu peur tout à coup que la petite raconte à sa mère que c’est toi, le salaud. Comment savoir, avec cette pauv môme ? Surtout dans l’état où elle se trouvait ! Tu l’as donc regardée et t’as vu qu’elle frissonnait et, entre ses soupirs et ses sanglots, y avait ses dents qui claquaient.

« Mais, à part ça, elle n’avait pas l’air trop amoché. Elle pouvait se tenir debout et le sang s’était arrêté. Tu t’es dit qu’il était p’têt pas utile d’appeler un docteur, qu’elle guérirait toute seule.

Peut-être même que Hattie n’en saurait jamais rien. Alors, t’as décidé de laisser les choses se tasser, de plus y penser, en espérant que la petite finirait par oublier, elle aussi, avec le temps …

« Tu te disais : « Bien sûr qu’elle oubliera. C’est qu’une enfant. Ça récupère vite, les mômes. C’est pas comme si elle pigeait vraiment ce qui lui est arrivé … »

«  Te fais pas de bile, lui as-tu conseillé. Tout va bien, maintenant. Rentre chez toi et couche-toi vite ! »

« La petite fait « oui » de la tête, très lentement. Elle a cessé de soupirer et de sangloter. Alors, tu te dis que tout va bien, puisqu’elle reprend ses esprits.

«  C’est bien, ça !

« Tu lui souris et tu lui donnes une petite tape sur l’épaule.

«  Quand t’auras roupillé un bon coup, il y paraîtra plus.

« La petite fait toujours « oui » avec sa tête.

« Et voilà, tout d’un coup, qu’elle regarde ses chaussons de danse, tout crottés. Et tu lui fais comme ça :

«  Si ta mère te demande comment c’est arrivé, dis-y que tu t’es tordu le pied et que t’es tombée. D’accord ?

« Elle fait toujours « oui », très lentement. T’attends une réponse, mais elle regarde toujours ses chaussons.

« Puis, à reculons, elle rentre chez elle et ferme la porte. Tu te souviens ? Elle avait un drôle de regard. C’était pas le regard d’une petite de dix ans qu’on voit sauter à la corde avec ses petites copines. Non. C’était le regard d’une petite vieille qui est lasse de la vie et qui se ferme à tout et à tous. Au clair de lune, surtout …

« Tu pensais : « La lune … Ah, elle a bien goupillé son coup ! Elle l’a envoûtée avec ses jolis rayons et, tout doucement, elle lui a mis dans la tête d’aller danser dans le terrain vague … »

« Et, dès ce moment-là, t’as su, sans bien comprendre pourquoi, ce qui allait arriver. T’as su qu’elle ne danserait plus jamais … »

 

*

 

A l’autre bout de la pièce, personne ne semblait plus remarquer la présence de Rif. Hattie remettait en place les coussins tombés du sofa. Adossé au mur, Burt s’enfonçait deux doigts dans la bouche, tâtant ses dents comme pour s’assurer qu’il n’en manquait pas. Assis sur les dernières marches de l’escalier, Kenny regardait d’un air ahuri les gouttes de sang qui lui tombaient du nez. Il saignait aussi de la lèvre supérieure et de l’arcade sourcilière. Leila s’était agenouillée près de lui et lui essuyait la figure avec son mouchoir. Bientôt, il ne fut plus qu’un petit tampon rouge et visqueux. Leila jeta le mouchoir dans un coin et se mit à essuyer le visage de son frère avec l’ourlet de sa chemise, mais, voyant que c’était insuffisant, elle en déchira une bande en biais.

Hattie, en entendant craquer le tissu, tourna la tête.

Qu’est-ce que tu fais ? Cria-t-elle.

Sans répondre, Leila plia en quatre le morceau d’étoffe et en tamponna doucement le nez tuméfié de Kenny.

Ta chemise de nuit ! Gronda Hattie. Elle est bonne à foutre en l’air, maintenant.

J’en rachèterai une autre, dit Leila. (Elle se tourna vers sa mère.) Tu veux me donner un peu d’eau, s’il te plaît ?

Pour quoi faire ?

Pour Kenny, dit sa fille. Regarde dans quel état il est.

Je m’en fous, de Kenny, marmonna la grosse femme. Elle a coûté deux dollars quatre-vingt dix-huit, cette liquette ! Où vas-tu retrouver l’argent ?

Leila examinait l’arcade sourcilière de Kenny.

Ce n’est pas très profond, dit-elle. Il n’aura pas besoin de points de suture. Mais son nez …

Il doit être cassé, mon nez ! Gémit Kenny.

J’espère bien ! Déclara Hattie. Encore une veine qu’il lui reste un nez. La prochaine fois, je m’en vais t’I’écrabouiller …

Sans blague, je crois bien qu’il est cassé, répéta Kenny.

Mais non, mais non, dit doucement Leila pour rassurer son frère. Ça saigne un peu, voilà tout. Tu ne voudrais pas me donner de l’eau ? Demanda-t-elle de nouveau à Hattie.

Celle-ci se tourna vers Burt.

Tiens ! Fit-elle. Va donc à la cuisine chercher un bol d’eau. Tu regarderas aussi s’il reste de la glace.

Burt ne répondit pas. Courbé en deux, il semblait chercher par terre un objet égaré.

Tu m’entends ? Gronda Hattie en pointant vers lui un index autoritaire. Je t’ai dit d’aller chercher de l’eau à la cuisine.

Mais elle se rendit compte qu’elle perdait son temps. Burt ne l’écoutait pas. Hattie hocha la tête, l’air découragé, et disparut dans la cuisine. Burt tournait maintenant à quatre pattes autour du sofa, passant le bras sous le meuble, palpant le vide du bout des doigts. Il finit par se lever et regarda Leila et Kenny.

Faut quand même que je la dégotte, vingt dieux ! S’écria-t-il. Personne l’a vue ?

Leila posait sa compresse improvisée sur les lèvres meurtries de Kenny.

Qu’est-ce que tu cherches ? Demanda-t-elle sans regarder Burt.

Mon pichet, dit Burt. J’avais une bouteille de muscat …

Leila se tourna vers Burt. Elle savait qu’il lui arrivait, parfois, de chercher une bouteille alors qu’il la tenait à la main, mais elle put constater que, cette fois, elle avait disparu vraiment. Elle aperçut alors Rif dans son fauteuil. Elle n’avait pas encore remarqué sa présence et sursauta en le découvrant dans la pièce.

Bonsoir, Andrew, dit-elle avec un gentil sourire.

Bonsoir, dit Rif.

Je suis désolée, tu sais, reprit-elle comme pour s’excuser de l’avoir salué si tard. Je ne t’avais pas vu dans ce fauteuil. Comment ça va ?

Ça boume ! Dit mélancoliquement Rif.

J’en suis bien contente, dit Leila avec un geste gracieux. Ça fait toujours plaisir de te voir.

De même pour moi.

Leila opina de nouveau. Son sourire s’effaça lentement et, pendant un moment, ils se dévisagèrent en silence. « On dirait qu’elle a mis le doigt dans une prise de courant et qu’elle a eu le courant dans les pattes », pensait Rif.

Mais ce ne fut qu’une impression fugitive, car Leila avait déjà repris son rôle d’infirmière.

Burt s’approcha de Rif, les yeux fixés sur la bouteille calée entre ses genoux.

Il en reste ? Demanda-t-il.

Rif se saisit de la bouteille et l’éleva à la lumière. Burt lorgna le fond de muscat.

Tu le veux ? Demanda-t-il gravement, tout en saisissant la bouteille. C’est de bon cœur, tu sais ! Ajouta-t-il en l’arrachant des mains de son camarade. T’es bien sûr que t’en veux plus ? Répéta-t-il, le goulot aux lèvres.

Non. C’est pour toi, dit Rif.

Ce n’était pas Burt, mais Leila, qu’il regardait. Et il semblait lui dire silencieusement : « On ne reçoit pas une décharge électrique, comme ça, sans raison. Je parierais que t’es au courant de ce qui s’est passé ce soir, et que tu en sais peut-être même plus long que moi, là-dessus.

« Après tout, il faudrait peut-être chercher les raisons de tout ça dans le passé …, il y a treize ans … cette nuit où t’es sortie pour danser. T’as peut-être pu voir sa figure, la photographier dans ta mémoire, et ranger le cliché quelque part, dans un petit recoin de ton cerveau. T’étais peut-être pas tellement pressée de régler ce vieux compte avec lui. Ça t’était peut-être bien égal d’attendre. En tout cas, on peut dire que t’as fait un placement à long terme ! J’ai raison ou j’ai pas raison ? Tu ne veux pas me le dire, Leila ? On prétend que c’est moi qui ai versé l’essence et frotté l’allumette; tu comprends, si c’est pas moi, j’aimerais autant le savoir !  »

Rif se redressa sur son fauteuil. « Faut te réveiller, mon petit père, se disait-il. Un peu de jugeote, nom d’un chien ! Deux et deux font quatre, et trois et trois font six. Si tu sais faire une addition, tu dois pouvoir découvrir la vérité au sujet de la petite. Ça expliquerait bien des choses. On t’accuse d’être un incendiaire, un assassin, et voilà qu’elle se rend compte de ce que tu es et de ce qu’on soupçonne. C’est normal que ça lui fiche un coup, non ? Quand elle a regardé de ton côté et qu’elle t’a vu dans ton fauteuil, elle a bien manqué tomber dans les pommes …

« C’est le moment de te grouiller, mon petit père. Etant donné la situation, tu ferais bien de te tirer des pattes ! »

Rif se leva et se dirigea vers la porte.

Tu pars ? Fit Burt.

Oui, dit Rif.

Il passa le seuil et sortit dans la rue. Comme il s’éloignait, il entendit Burt lui crier :

Attends, Andy, attends-moi !

Sans se retourner, Rif hâta le pas.

J’ai pas besoin de toi ! Lança-t-il d’un ton volontairement hargneux.

Il fallait pas que Burt soit mêlé à une histoire où il n’avait que des emmerdements à récolter. Mais les pas de son ami résonnèrent derrière lui.

Te mêle pas de ça, nom de nom ! Brailla Rif.

Burt se rapprochait au pas de course.

Bouge pas, Andy ! Criait-il. Te barre pas comme ça …

« Tu parles ! » Pensa Rif en prenant le galop.

Il s’enfonça dans une impasse, courut jusqu’au croisement, s’engagea dans la ruelle latérale, et redescendit vers Rupert Avenue.

Il avait le vent contre lui  un vent qui le cinglait en plein visage et manquait le faucher à chaque pas. La tête dans les épaules, il filait vers l’avenue, espérant avoir semé Burt. Mais il n’était pas prudent de ralentir l’allure.

« La gare de triage …, pensait-il. C’est à quelques minutes d’ici. Tu prends Rupert Avenue, tu descends jusqu’au quatrième croisement, tu tournes à droite et, deux rues plus loin, tu trouves les voies et les wagons de marchandises. Y en aura bien un de vide. Dans deux heures, peut-être, tu seras dans le dur, en train de rouler on ne sait où … »

Il déboucha au pas de course dans Rupert Avenue et, toujours courant, s’engagea dans une rue étroite, s’abritant dans les embrasures des portes chaque fois qu’il voyait des phares d’auto se rapprocher. Il haletait maintenant, l’air lui déchirait la poitrine, ses jambes s’alourdissaient et il souffrait d’un point de côté. « On y arrivera quand même », pensait-il. Il ralentit et, plissant les yeux, évalua la distance du réverbère au prochain croisement. « Ça fait trois rues de passées, songea-t-il. Encore une … Après, je tourne à droite, je traverse encore deux rues et ça y sera … »

Son point de côté le tourmentait; il lui semblait maintenant qu’une tenaille lui coinçait les entrailles. Il s’arrêta, plié en deux, les yeux clos, les dents serrées. « C’est vache ! Pensait-il. Vaudrait mieux t’asseoir un moment … A moins que ça se passe tout seul, en marchant … Va doucement, te presse pas, essaie de reprendre ton souffle et tout s’arrangera. »

Il se redressa avec un petit grognement de douleur, fit encore péniblement quelques pas, tituba, se rattrapa, et parvint à suivre une ligne à peu près droite en direction du carrefour. A une dizaine de mètres de la rue transversale, il s’arrêta encore, s’accota à un poteau téléphonique. Ses gémissements étaient maintenant entrecoupés de jurons étouffés. « Ah, nom de nom ! Pensait-il, c’était bien le moment d’avoir un point de côté. Bon sang de bonsoir, ce que ça fait mal ! Merde alors ! Me voilà bien ! J’en ai la tête qui tourne  »

Il se secoua pour se débarrasser de son étourdissement. Ses yeux étaient à demi fermés, et la lueur du réverbère lui apparaissait comme un halo. Soudain, une autre lueur apparut. Il crut tout d’abord qu’elle avait surgi à l’intérieur de son crâne, car elle se mêlait à un éclair de douleur qui partait de son flanc et remontait jusqu’à ses yeux. « Pas de doute, pensa-t-il, tout étourdi, j’ai la fièvre … Je vois des lumières qui n’existent pas … »

La lueur se rapprocha et, malgré le brouillard de son cerveau, il perçut un son. Clignant des yeux, il parvint avec effort à distinguer deux phares qui se rapprochaient, tandis que le bruit déferlait sur lui avec le grondement d’une énorme vague.

Il parvint à lâcher son poteau : son pied manqua le bord du trottoir, mais il virevolta et parvint à y remonter. Point de côté ou pas, il fallait se tirer de là.

Tournant le dos aux phares, il essaya de courir, tout en sachant qu’il en était incapable. Les genoux flageolants, il marchait lourdement le long du trottoir, éclaboussé par les faisceaux lumineux qui s’avançaient derrière lui.

C’était un trois tonnes à la carrosserie vert foncé qui portait, en lettres jaune clair, la raison sociale : Compagnie des Eaux Minérales de Sweet Rock. Il y avait deux hommes dans la cabine : le chauffeur était le poids coq dégingandé qui répondait au nom d’Ozzie et, près de lui, était assis Coley Rawlins. Tous deux éclatèrent de rire en voyant le pauvre bougre aux cheveux flamboyants tomber sur le genou. Il se releva, mais bascula sur le côté pour retomber encore.

Le camion se rapprocha du trottoir et s’arrêta à côté de Rif, étendu de tout son long sur le pavé. Sa respiration sifflait, il se tenait les côtes à deux mains, les yeux clos. En les entendant descendre et s’approcher de lui, un sourire vague et plaintif apparut sur ses lèvres. « Dire, pensait-il, que la gare de triage et les wagons ne sont plus qu’à cinq cents mètres d’ici. »