CHAPITRE XII
Il ne dormit pas plus d’une minute, car Leila le secouait et lui criait :
— Lève-toi !
Il marmonna quelques paroles incohérentes, mais elle le secoua de plus belle.
— Je t’en prie, Andrew ! Disait-elle.
— De quoi que tu me pries ? Dit-il, les yeux toujours clos. Qu’est-ce que tu me veux ?
— Réveille-toi, dit-elle. Tâche de te réveiller.
— Pour quoi faire ? Où va-t-on ?
— Tu ne peux pas rester ici, Andrew. Ils vont te trouver.
— Qu’ils me trouvent ! Je m’en fous.
— Tu grelottes, Andrew. Tu vas mourir de froid.
— Qu’est-ce que tu me chantes ? Il fait chaud, ici. Il fait bon.
Elle le secoua encore. Il ouvrit les yeux et lui sourit.
— Mais qu’est-ce que tu me veux ? Dit-il.
— Lève-toi, répéta-t-elle. Je vais t’aider.
Elle le hissa sur ses pieds. Il faillit retomber. Alors, elle le saisit par la taille et le serra de toutes ses forces. Il s’appuya sur elle de tout son poids. Ils firent ainsi quelques pas, puis Rif, qui commençait à reprendre ses esprits, comprit qu’il était trop lourd pour elle.
— Lâche-moi, dit-il. Je peux marcher seul …
Elle desserra légèrement son étreinte.
— Tu te sens mieux ? Demanda-t-elle.
Il acquiesça d’un signe de tête.
— Marche tout doucement, reprit-elle. Force pas. Nous arriverons.
— Où ça ?
— Ma foi …, fit-elle en cherchant une réponse.
— On peut aller nulle part. On ne peut pas se risquer dans les rues, il y a trop de flics. Il y en a dans Burton Street, dans la Deuxième Rue, partout … Il faut qu’on reste dans ces ruelles. Et si le froid augmente encore …
— C’est impossible, dit-elle en s’efforçant de plaisanter. Il ne peut pas faire plus froid qu’en ce moment.
Il la regarda de nouveau et constata qu’elle souffrait atrocement du froid. Le vent cinglait ses membres frêles et la glaçait jusqu’à la moelle. Elle se mordait les lèvres pour s’empêcher de claquer des dents.
« Faut que tu fasses quelque chose », pensait-il, oubliant qu’il était lui-même à moitié gelé, oubliant sa propre fatigue, son hébétude et le mal qu’il avait pour se tenir sur ses jambes. « Il faut faire quelque chose pour la sortir de là, sinon elle est bonne pour l’hôpital. Si seulement nous étions dans le voisinage de Maxine ou de chez Cora …, de n’importe quel coin où on puisse entrer et se réchauffer … »
Il s’arrêta soudain et tourna la tête pour examiner une maison qu’ils venaient de dépasser. Des planches en aveuglaient les fenêtres, et la petite cour était jonchée de tonneaux remplis de détritus et de débris de mobilier; une vieille baignoire hors d’usage, dont l’émail était presque entièrement parti, était couchée sur le côté. Sur la palissade, on distinguait nettement, à la lumière de la lune, un écriteau blanc. C’était un avis des services municipaux, portant quelques cachets officiels, trois signatures d’architectes accrédités et celle du commandant des pompiers.
Rif s’appuya contre la barrière pour déchiffrer l’écriteau, tandis que Leila cherchait à s’abriter du vent.
— Essayons toujours, dit enfin Rif.
D’un coup de pied, il ouvrit la porte de la cour qui semblait prête à se détacher de ses gonds et, suivi de Leila, se dirigea vers l’entrée de service. Trouvant la porte fermée à clé, il y colla son épaule, cherchant un point faible. Il recula de quelques pas, prit son élan, et se jeta contre le panneau. La serrure tint bon, mais le panneau céda. Il passa la main dans une fente des planches et fit tourner la poignée de l’intérieur.
— Allons, dit-il, nous voilà propriétaires !
Ils pénétrèrent dans la maison, guidés par un rayon de lune qui passait par la porte défoncée.
Profitant de sa faible lueur, ils sortirent de la cuisine pour gagner le living-room. Les planchers en étaient nus et le papier des murs arraché. Rif dit à Leila de l’attendre, ressortit en courant de la cuisine, et se mit à explorer la cour. Il en revint quelques minutes plus tard, chargé d’un vieux matelas très mince et de quelques couvertures en loques. Leila s’était assise par terre, dans un coin, les épaules ramenées en avant, les genoux au menton. En voyant ce qu’apportait Rif, elle poussa un petit soupir de gratitude. Il jeta par terre matelas et couvertures.
— Ça manque de couvre-pieds en satin, dit-il.
— Oh ! Ça fera l’affaire, dit-elle. Ça ira même très bien.
Elle s’était déjà relevée et arrangeait de son mieux matelas et couvertures en secouant vigoureusement celles-ci pour les débarrasser de l’épaisse couche de poussière qui les recouvrait. Il y en avait trois qu’elle posa sur le matelas. Elle semblait attendre qu’il se glissât sous les couvertures, mais il ne bougea pas. Elle lui désigna du doigt ce lit improvisé, mais il fit mine de ne pas le voir. Alors, d’un geste, elle lui fit comprendre que le matelas était assez large pour deux, mais il lui tourna le dos et se dirigea vers le mur, près d’une fenêtre obstruée par des planches.
— Je vais dormir là, dit-il.
— Tu ne peux pas dormir à même le plancher, protesta-t-elle. C’est glacé.
— T’occupe pas de moi et couche-toi, dit-il rudement.
Il regretta de ne pas avoir, lui aussi, quelques couvertures quand il s’allongea sur le sol beaucoup trop dur et beaucoup trop froid.
« Ça n’a pas grande importance, se dit-il soudain. Tu ne resteras pas bien longtemps ici. Dès qu’elle sera endormie, tu vas te barrer. D’ici un quart d’heure, vingt minutes, tu seras reposé et tu pourras repartir à la recherche de Burt. »
Pelotonné contre le mur, les genoux ramenés très haut sur sa poitrine, les bras croisés, il ferma les yeux en exhalant un soupir de profonde lassitude, et rompu de fatigue, transi jusqu’aux os, il sombra dans un lourd sommeil sans rêves.
Quelques minutes plus tard, Leila le tirait sur le matelas et l’enveloppait doucement dans les vieilles couvertures. Elle procéda avec beaucoup de lenteur et de soin. Elle s’approcha d’abord de lui sur la pointe des pieds, pour s’assurer qu’il était endormi, puis tira la literie jusqu’à l’endroit où il s’était allongé. Elle le secoua doucement deux ou trois fois pour être sûre qu’il ne se réveillerait pas, puis elle le fit glisser sur le matelas et s’allongea à côté de lui. Ils étaient maintenant tous les deux sous les couvertures. Mais elle lui tournait le dos, sans le toucher. Elle ferma les yeux, en se disant qu’il ne fallait s’endormir à aucun prix. Elle pouvait se reposer et se réchauffer un peu, pendant une vingtaine de minutes, puis elle sortirait discrètement pour se remettre à la recherche de Burt …
*
Un peu avant neuf heures et demie du matin, Rif ouvrit les paupières, souleva sa tête et, stupéfait, se frotta les yeux en se demandant où il se trouvait. Il s’assit et regarda autour de lui. Il était seul. « Drôle d’hôtel ! » Pensa-t-il. Puis, enfin réveillé, il comprit que c’était la lumière du jour qui entrait dans la pièce. Le jour était gris et sale et la lumière triste d’un ciel couvert lui révéla les murs nus, le plancher nu et le matelas vide à côté de lui.
Seul un léger creux marquait la place où avait reposé la tête de la jeune fille. En le voyant, un feu roulant de questions assiégea son cerveau. Il se demandait quand elle était partie et pourquoi. Lui avait-elle dit quelque chose ? L’avait-elle réveillé pour le prévenir qu’elle partait ? Et comment était-il arrivé sur ce matelas ?
« Attends, procédons par ordre … Si elle est partie, si elle n’a pas voulu rester avec toi, c’est qu’elle avait quelque chose à faire. Pendant que tu roupillais bien au chaud, elle s’est levée et est sortie dans le vent glacé pour essayer de retrouver Burt. Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas rester là à réfléchir ? »
Il se leva d’un bond, sortit vivement de la pièce, franchit la porte de la cuisine, traversa la cour et s’élança dans la ruelle.
Il parcourut d’autres venelles, d’autres allées, coupa des rues larges et étroites, évitant de tourner la tête en traversant, s’attendant à chaque instant à entendre la clameur des sirènes, les sifflets de police ou même le claquement sec d’une balle. Il finit par se décider à suivre, en zigzaguant, toute la longueur de Purcell Street. La circulation était déjà intense; à grand renfort de klaxons et de blasphèmes, les chauffeurs apostrophaient l’inconscient qui n’attendait pas le feu vert pour passer. Une fois en sûreté sur l’autre trottoir, Rif se fraya un chemin à travers une foule de badauds et de ménagères léchant les vitrines et découvrit enfin la ruelle qu’il cherchait. Il s’y enfonça vivement. Moins d’une minute après, il escaladait quelques marches de bois et frappait à la vieille porte à la peinture écaillée. Il était arrivé chez Hattie.