CHAPITRE X
« Y a des chances qu’il soit pas chez Maxine. Faut pas le chercher dans les débits où on trouve à boire après l’heure légale. Je le vois plutôt en train de rôder dans les rues, dans l’espoir de te trouver.
« Quel corniaud ! S’il avait pour deux ronds de jugeote, il serait au paddock avec Hattie. Même que c’est son devoir le plus strict, vu qu’il y a pas de charbon dans la baraque et qu’une femme a besoin d’être réchauffée !
« Tu veux que je te dise quelque chose, vieux Burt ? S’ils te poissent dans les rues, tu es cuit. Ils t’emballeront en moins de deux. Tu pourras même pas te défendre. Ils te ramèneront à l’usine, et le reste de l’opération se passera à la cave, sous la direction de Mac Ginnis. Ils seront armés de haches, de pics, ils prendront n’importe quoi, pourvu que ça coupe, que ça broie … Et, quand ils en auront fini avec toi, il ne restera plus qu’un petit tas de débris.
« Et, hop ! À la chaudière !
« Me demande pas de t’affranchir. Je n’y vois pas bien clair moi-même. Tout ce que je peux faire, c’est de foncer dans le brouillard, en me servant des quelques indices que j’ai rassemblés. Entre autres, y a tout ce verre brisé à l’arrière du camion numéro quatre … Je ne sais pas pourquoi, je ne peux pas m’empêcher d’y penser. Ce tas d’verre, j’arrive pas à me le sortir de la tête. Mac Ginnis a dit à Coley de se tirer. Ce qui veut dire qu’il avait des raisons pour s’en débarrasser. Et, puisque nous sommes sur ce chapitre, je parie qu’Ozzie Kates ne ressortira de l’usine que les pieds devant. Eh non ! Je ne crois pas qu’on ait beaucoup de chances de revoir Ozzie …
« Parce qu’il sait trop de choses, le nommé Ozzie ! Tout en reluquant le verre cassé, il se faisait certaines réflexions, ça se sentait bien. Et un peu plus tard, dans le bureau, quand il braquait sur Mac Ginnis ses yeux durs et que l’autre se tortillait sous son regard, on croyait entendre dans le cerveau d’Ozzie cliqueter les rouages de la machine à déductions. Comme s’il se disait : « Ça s’éclaire. Les pièces et les morceaux ont l’air de se mettre à leur place. »
« Et quand Ozzie a souri, il semblait qu’il voulait faire entendre à Timmie : « J’ai fait mon bilan; maintenant, je sais la vérité … » « Oui, mais quelle vérité ? « Une chose, en tout cas, est sûre : Ozzie a pigé pas mal de choses. Mais il a eu tort de le laisser deviner par Mac Ginnis. D’un sens, il a signé son arrêt de mort.
« Le truc qu’il a pigé a quelque chose à voir avec l’essence répandue dans le fût plein de vieux chiffons — ce fût, quelqu’un l’a poussé contre la porte d’un certain garage. Ça, c’est sûr … Allez, encore un petit effort ! … Tâche de te rappeler la bicoque de bois, avec l’atelier de carrosserie au rez-de-chaussée et Dagget qui loge au premier. Au début de la soirée, Lew s’y trouvait avec quatre de ses potes et tous étaient bien vivants. Et, tout à coup, quelqu’un s’amène et fout le feu à l’essence.
« Ce quelqu’un, si ça se trouve, ne serait autre que Mac Ginnis ?
« T’en as pas la preuve. Ça t’avance à rien de penser : « C’est lui ! » Faut encore savoir pourquoi et comment. Pour l’instant, t’as juste une vague idée qui t’indique la direction à suivre.
« T’as aucune preuve, d’accord. Mais, si tu allais conter ton histoire aux flics …
« Allons, tu déraisonnes ! Si tu vas leur expliquer ton idée, c’est comme si tu leur donnais un paquet, avec Objet de valeur écrit dessus et, qu’en l’ouvrant, ils trouvaient que du vent. Du coup, tu serais bon pour le trou, avec un coup de pied au cul par-dessus le marché.
« Si tu causes aux flics, t’es cuit. Mais à qui t’adresser ? De quel côté te tourner ?
« Ah ! Si Burt était là ! Mais il n’est pas là …
« Où il est ? Ça, au moins, c’est une question facile. Il est quelque part en train de te chercher. Il est peut-être juste au coin de la rue, à quelques centaines de mètres de toi. Il descend peut-être Purcell Street … A moins qu’il ne traîne dans Stinton Street. Y a aussi des chances pour qu’il soit allé faire un tour du côté de Dennison Street, ce qui le rapprocherait de l’usine Sweet Rock.
« Hé ! Burt ! Pas de conneries, surtout ! Dépêche toi d’entrer chez toi et tire le verrou.
« Il fait bougrement froid dans cette ruelle, tu sais. Ça gèle dur.
« Si seulement j’avais un petit quart de muscat …
« Tiens, qu’est-ce que c’est, ce truc qui luit, là-bas, près de la palissade ? Tu t’rends compte — une belle petite poubelle ! Et t’as vu ce qu’elle contient ? De beaux journaux, roulés en boule. Ah ! Si seulement t’avais une allumette ! …
« Toi alors, tu es un petit marrant ! Les savants devraient se pencher sur ton cas, ma parole ! Des fois, je me demande ce qu’on trouverait dans ton crâne si on te l’ouvrait pour regarder.
« Qui sait ? Ils trouveraient peut-être quelque chose, les docteurs … A force de chercher, ces gens-là finissent par faire de drôles de découvertes. Un jour, en ouvrant son journal, on tombe sur un article en première page : Une femme aveugle depuis vingt ans a recouvré la vue … C’est formidable, la science, de nos jours. Peut-être qu’ils arriveraient à guérir ta maladie, à toi. Mais, si jamais ils réussissent, s’ils trouvent la solution …
« Oh ! Ça va, laisse tomber … Depuis le temps que tu rabâches la même chanson, c’est devenu une vraie scie.
« Cette scie-là, c’est tout au fond de ton cœur que tu l’entends et ça n’est pas drôle de se balader avec ça.
« Bon, passons. Mais voilà comment je vois la chose. Je crois que je suis pas vraiment cinglé. C’est pas dans ma tête que ça se passe : c’est autre chose. J’ai idée qu’il a dû m’arriver une sale histoire quand j’étais tout môme … C’est comme ces cauchemars que j’ai, la nuit.
« Oui, je sais. Mais ça ne t’avance à rien. Tes cauchemars, tu ne peux jamais te les rappeler au réveil.
« La seule chose que je sache, c’est que c’est toujours le même cauchemar qui revient. Il se passe quoi, dans ton cauchemar ?
« Je ne sais pas. Je me réveille, je fais effort pour me rappeler les détails, les personnages, mais ça sert à rien. Mais que ce soit toujours le même rêve, j’en suis sûr.
« Bon sang ! Tu ne vois pas que tu cherches un truc qui n’existe pas ? Tu te creuses les méninges pour trouver une réponse impossible !
« Pourtant, des fois, à force d’essayer …
« Non, franchement, tu perds ton temps. Autant chercher à retrouver une aiguille dans une botte de foin. C’est foutu d’avance. Alors laisse tomber, et n’y pense plus !
« Mais il y avait eu Tillie …
« Hé ! Oui … Il y avait eu … Mais elle est plus de ce monde. Elle est morte pendant que t’étais en maison de correction. Pour questionner Tillie, t’as treize ans de retard.
« Si seulement elle m’avait dit la vérité …
« Mais la connaissait-elle ?
« Oui, elle la connaissait. C’était ma tutrice; elle devait bien connaître mon histoire. Toute mon histoire : d’où je venais, qui étaient mes parents, ce qu’ils étaient devenus et le reste. Mais elle m’a juste dit qu’elle m’avait tiré d’un orphelinat où j’étais inscrit sous le nom d’Andrew Landon Rainey. Ce nom-là, ça n’était que trois mots sur une fiche. On me l’avait donné parce qu’il m’en fallait bien un. En tout cas, c’est ça qu’elle m’a dit. Mais j’avais beau n’être qu’un gosse, j’avais quand même l’impression qu’elle en savait plus long qu’elle ne disait. Je me rappelle qu’une fois je lui en ai parlé, ça l’a mise dans tous ses états et j’ai pas insisté. Je ne voulais pas lui faire de peine. Elle était bonne pour moi, Tillie. Elle me battait jamais et quand il m’arrivait des sales histoires, elle essayait de m’en sortir. Elle me soutenait toujours. Et maintenant que j’y repense, je lui en ai fait voir de toutes, les couleurs, à cette pauvre femme. J’y ai fait des cheveux blancs ! …
« Oh ! Ça va ! Tu radotes ! Change de disque, nom de nom ! …
« J’essaie, mais ça ne se déclenche pas. Il me semble que Tillie est encore là, tout près de moi, et qu’elle me dit …
« Oh ! Ça va, y en a marre !
« Elle me dit … Non, elle essaie de me dire que …
« Merde ! J’en ai marre. Je vais faire un tour. Faut que je me tire de là. »
Il se leva péniblement, car, tout en réfléchissant, il s’était assis sur la caisse de bois, près d’une palissade. Il suivit en courant une bonne longueur de Dennison Street, puis il tourna dans une rue étroite et se perdit dans le dédale des allées. Enfin, à pas lents, il revint vers Burton Street.
Là, il tourna à droite. Non loin du croisement de la Troisième Avenue, il aperçut des phares d’auto et il se jeta dans une impasse où il attendit, immobile, que le véhicule l’eût dépassé. C’était une voiture de police. Elle fut bientôt suivie d’une autre, puis d’une autre. Il y en avait trois qui croisaient en file indienne, toutes peintes en rouge sang-de-bœuf. Rif devina qu’elles venaient du commissariat du quartier. La quatrième, enfin, était une conduite intérieure noire. Un emblème officiel bleu et or en ornait la portière. Celle-là venait du commissariat central, de la Brigade Criminelle.
Rif patienta quelques minutes encore, sortit de l’impasse, et repartit en direction de Burton Street. A la hauteur de la Deuxième Rue, il changea de trottoir, préférant emprunter les petites ruelles, parallèles à l’artère principale. Il se trouvait à une vingtaine de mètres du croisement de Burton Street quand il remarqua une trouée entre une maison de bois et le mur de briques d’une église. C’était un grand espace — une sorte de terrain vague. Bizarre ! Quelques jours plus tôt, il n’y était pas … Rif était passé par là tout récemment et il n’avait pas vu de terrain vague. Il y avait eu là une maison ou un magasin, ou peut-être un garage … Il ne savait plus très bien …
Un garage !
Mais bien sûr ! Un bâtiment de bois à deux étages, avec un atelier de carrosserie au rez-de-chaussée et un logement au premier.
Il se rapprocha davantage. Le terrain vague n’était pas totalement vide. Rif aperçut des débris de toutes sortes, des cendres, des châssis de fenêtres brisés et noircis par le feu, des paquets de métal tordu, des amas de bois calciné, de petites mares brunâtres et luisantes de peinture fondue. Ça ne ressemblait même pas à de la peinture; sous le clair de lune, ça faisait penser à un étrange liquide figé. « On dirait du sang brûlé », pensa Rif.
Il frissonna et ferma les yeux. Il les voyait tous les cinq là-haut dans la chambre, les amis qui s’étaient réunis pour passer une joyeuse soirée. Et soudain, dehors, pour une raison inexplicable, une allumette s’enflamme et tombe dans de l’essence …
Un rideau de flammes apparaît sur l’écran de sa mémoire.
Les flammes se mettent à monter.
—Sauvez-vous ! Sauvez-vous donc ! Criait-il aux cinq condamnés. Sautez par la fenêtre !
Mais aucun ne bougeait.
Pourquoi donc ?
Il rouvrit tout à coup les yeux et fronça le sourcil.
« C’est bizarre, pensait-il. Il y avait plus d’une fenêtre au premier étage. Il me semble même qu’il y en avait au moins trois. Evidemment, elles étaient à cinq mètres du sol — peut-être même à six — mais il n’y avait pas deux solutions — il fallait sauter. Pourquoi n’ont-ils pas sauté ? Un bras cassé, une cheville fêlée, est-ce que ça compte à côté de la mort ? Ils auraient dû sauter et, pourtant, aucun n’a même essayé. Aucun n’a bougé.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? »
Il fit une grimace perplexe et hocha lentement la tête.
Dans le terrain vague, un rayon de lune, réfléchi par un fragment de verre brisé, lui accrocha l’œil. « Ça vient d’un éclat de vitre, se dit-il. Ou d’une bouteille … Ce bout de verre, il te rappelle quelque chose — une réflexion de Cora … Elle t’a dit qu’ils devaient être saouls à mort et que c’est pour ça qu’ils ne se sont pas échappés par les fenêtres. Ils devaient être complètement dans la vappe, couchés de tout leur long sur le plancher. Ils ne sentaient même pas l’odeur de la fumée qui montait vers eux à travers les fentes du bois.
« Est-ce ça, la solution du problème ?
« Non, je ne crois pas. Et voilà pourquoi : l’alcool ne vous engourdit pas complètement, comme l’éther ou les somnifères. T’as eu l’occasion de voir des pochards qui se réveillent en sursaut et reprennent instantanément leurs esprits
Dans des cas d’urgence. Au moment d’une descente de police, par exemple … Et, pour les mecs du premier, il y avait bel et bien urgence. Les flammes montaient à l’assaut de la baraque. Même siphonnés à zéro, ils auraient dû gagner les fenêtres, chercher de l’air pur …
« S’ils ne l’ont pas fait, c’est que quelque chose les en a empêchés. » Rif frissonna de nouveau. « Tu ferais mieux de te tirer, se dit-il. A quoi ça t’avancera de rester là ? T’as les foies et c’est tout. T’as rien à faire dans ce coin. Personne t’a chargé d’inspecter le garage incendié. Ton boulot, à toi, c’est de retrouver Burt. Et plus vite que ça ! » Il fit mine de s’éloigner, mais, au bout de trois pas, s’arrêta encore. Il resta un instant figé sur place, le dos raide, puis tourna lentement la tête et, de nouveau, regarda le terrain vague. Quelque chose remuait dans l’obscurité.