CHAPITRE VII

Le camion tourna à droite dans Stinton Street, et déboucha dans Dennison Street. Il tourna encore à droite, et suivit lentement la chaussée défoncée. Il obliqua vers une allée éclairée desservant une petite usine d’un étage. Les bâtiments de l’usine paraissaient vétustes. Les vitres en étaient noires de crasse, certaines cassées et remplacées par des planches. Au-dessus de l’entrée principale, on lisait : Eaux Minérales de Sweet Rock. Une ligne plus bas, on lisait : Pour votre santé, buvez de l’eau minérale.

Le camion suivit l’allée et s’engagea dans un parking derrière l’usine. Il décrivit un demi-cercle et vint se placer à côté de six autres camions alignés le long du quai de chargement. Coley empoigna Rif par le bras, et les trois hommes descendirent de la cabine et se hissèrent sur la plate-forme de béton. Ozzie ouvrait la marche. En arrivant à une petite porte, tout au bout du quai, il détacha une clé de son trousseau. Mais, brusquement, il s’arrêta et tourna la tête pour regarder, derrière lui, le sol bétonné.

Coley et Rif le rejoignirent et l’imitèrent sans comprendre.

Qu’est-ce qu’il y a ? Dit Coley. Je vois rien.

C’est encore cet abruti de Mac Ginnis, dit Ozzie entre ses dents. Bougre de feignant !

Mac Ginnis ? Répéta Coley.

Vise un peu son camion.

Ozzie lui désignait le troisième camion de la rangée qui portait un énorme numéro.

Le quatre, c’est ç’ui à Mac Ginnis, dit-il.

Coley haussa les épaules :

Et après ? Je pige toujours pas.

T’es bigleux, ou quoi ? Grinça Ozzie en pointant le doigt vers l’arrière du véhicule.

Le panneau de fermeture en était rabattu et reposait sur le bord bétonné du quai. Il était jonché d’éclats de verre, de même que le quai. Cela faisait une quantité considérable de verre brisé.

Au moins cinquante litres de foutus ! Remarqua Ozzie.

Ça arrive à tout le monde, dit philosophiquement Coley.

Ozzie eut un rictus mauvais :

A deux dollars le quart, il y en a pour quatre-vingts dollars.

Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Fit Coley en ricanant. C’est pas toi qui paies.

Et après ? Fit Ozzie. C’est pas comme ça non plus qu’on décharge un camion. J’aime pas qu’on sabote le boulot. Avec Mac Ginnis, c’est toujours pareil. Il y a pas plus tire-au-cul que lui.

Il aurait au moins dû balayer, admit Coley. Faut croire qu’il était pressé.

Ozzie examinait toujours le verre brisé. Rif le vit froncer le sourcil.

Après tout, remarqua Coley, c’est pas comme s’il avait paumé toute la cargaison. Ça ne fait que quelques bonbonnes en moins. Sur la quantité qui rentre ici, c’est pas une affaire.

Ozzie ne l’écoutait pas. Toute son attention était absorbée par le tas brillant de verre brisé.

De toute façon, reprit Coley, y a un tiers d’eau dans chaque cargaison. Si ça se trouve, c’est pas des bonbonnes de gnôle qu’il a cassées, mais d’eau minérale.

Je crois pas, dit doucement Ozzie.

Pourquoi ? Insista Coley. Normalement, on prendrait plus de précautions avec la gnôle. S’il a pas fait plus attention, c’est p’têt parce que c’était de la flotte.

Je crois pas, répéta Ozzie. Sincèrement, je crois pas.

Coley haussa les épaules :

Si tu veux savoir, c’est bien simple : tu demandes à Mac Ginnis.

Ozzie regarda pensivement le trousseau de clés qu’il tenait toujours à la main et le fit tinter.

Tu crois qu’il me dirait ? Murmura-t-il.

Bien sûr. Pourquoi pas ? Qu’est-ce qu’il a à cacher ?

Sans répondre, Ozzie continuait à faire tinter ses clés. Il releva soudain la tête et regarda Rif droit dans les yeux.

Rif soutint son regard. Maintenant, les clés ne tintaient plus. Le silence se prolongea un long moment.

Enfin, qu’est-ce qu’on attend, bon Dieu ? Dit tout à coup Coley. On crève de froid, ici. Entrons nous mettre au chaud.

Ils remontèrent tous les trois vers la porte, et Ozzie introduisit sa clé dans la serrure. Ils pénétrèrent dans l’usine, traversèrent un rez-de-chaussée mal éclairé par une unique ampoule, et gagnèrent un escalier de bois vermoulu. Dans la demi-pénombre, Rif distingua vaguement les contours d’une machine à capsuler les bouteilles et des rangées de dames-jeannes et de récipients variés. Ozzie ouvrait la marche, et Coley tenait toujours son prisonnier par le bras. Au premier étage, l’obscurité était totale.

On allume ? Demanda Coley.

Pas besoin, répliqua Ozzie. J’ai des allumettes, attends …

Il frotta une allumette, et ils s’engagèrent sur un passage en planches qui zigzaguait parmi les machines, les tuyaux de fonte, les réservoirs à capacité de deux cents litres et les piles de caisses en bois blanc. Ils arrivèrent enfin à une porte qui laissait filtrer un rai de lumière bleuâtre.

Sur la porte se lisait une inscription en lettres grossièrement formées : Directeur Général. Au – dessous, on pouvait lire : Défense d’écrire sur cette porte. Et, plus bas, au crayon bleu : Le patron ne veut pas quon écrive sur la porte. Mais l’homme à la craie avait riposté, utilisant cette fois de la craie rouge et soulignant sa déclaration : Le patron peut aller se faire voir.

Ozzie ouvrit la porte et ils pénétrèrent dans un triste bureau au plancher nu. La lumière tombait d’une lampe à abat-jour bleu, qui se balançait au-dessus d’un vieux bureau à cylindre. Le mobilier comportait encore quelques fauteuils au cuir craquelé et délustré, et une vieille table basse aux pieds sculptés, chargée de papiers et de registres commerciaux et, au fond, un vaste sofa. Sur ce sofa, un homme dormait.

Il était couché sur le côté, et ses bras pendaient de chaque côté du sofa. Il semblait petit par rapport à sa corpulence, car il devait peser dans les cent vingt kilos. Mais ce n’était pas du muscle mais de la graisse; le nez aplati, les lèvres épaisses, le crâne chauve, il semblait âgé d’une cinquantaine d’années. Rif reconnut Timmie Mac Ginnis.

Mac Ginnis portait de grosses chaussures de travail, un pantalon taché de graisse et une chemise de flanelle sous un pardessus court, à carreaux verts et noirs. La montre luxueuse qui brillait à son poignet contrastait curieusement avec ses vêtements de chauffeur. C’était une montre très plate, en or massif, très recherchée de forme.

« On dirait qu’elle lui sert pas qu’à voir l’heure, pensa Rif. Elle doit lui rappeler des souvenirs du passé. Après tout, y a pas tant d’années, c’était lui le patron. A l’époque, il portait un chapeau en poil de castor à trente dollars, un manteau en poil de chameau sur mesure, et il se faisait tous les jours raser chez le coiffeur. Rien n’était trop beau pour Timmie en ces temps heureux. Maintenant, quand il regarde sa montre, elle ne lui dit pas simplement l’heure qu’il est. Elle lui chante des blues, à Timmie ! Au fond, il ferait mieux de la fourguer et de se payer une toquante en fer blanc. »

Ozzie, qui s’était approché du sofa, murmura quelque chose à l’oreille du dormeur. Mac Ginnis ne répondit pas. Ozzie le secoua par l’épaule, mais Mac Ginnis dormait toujours. Ozzie le secoua de plus belle.

Foutez-moi la paix, marmonna Mac Ginnis sans ouvrir les yeux. Foutez-moi la paix, c’est tout !

Réveille-toi, bon sang ! Insista Ozzie.

Mac Ginnis ouvrit de pâles yeux d’un gris jaunâtre et délavé, aux paupières rouges.

Vise un peu ce qu’on ramène, lui dit Ozzie en désignant Rif du doigt.

Le bonhomme s’assit sur le sofa et considéra Rif sans changer d’expression. Puis il jeta un coup d’œil à Coley et aperçut le coup-de-poing américain.

Qu’est-ce que tu fous avec ça ? Demanda-t-il.

Coley haussa les épaules. Mac Ginnis se redressa.

C’est pour lui ?

Forcément, dit Ozzie. Pour qui veux-tu que ce soit ?

Mac Ginnis fronça le sourcil. De nouveau, il regarda Rif, puis détourna la tête avec indifférence.

Coley avait lâché le bras de son prisonnier pour ôter son manteau. Ozzie repoussa la table contre le mur pour laisser plus de liberté de manœuvre à Coley.

Rif n’avait pas fait un mouvement. Qu’eût-il pu faire ? D’un côté, il y avait Coley, grand technicien du coup-de-poing américain, de l’autre, Ozzie et son couteau. Ozzie s’était maintenant écarté et regardait la scène, adossé à la porte. Une autre porte s’ouvrait, au fond de la pièce, et Rif se demanda un instant s’il ne fallait pas risquer le tout pour le tout. Mais, pendant qu’il hésitait, il vit Ozzie glisser lentement ses longs doigts dans la poche de sa canadienne. « Vaut mieux attendre un peu, se dit-il. Vaut mieux ne pas bouger pour le moment … »

Coley s’avança lourdement vers lui. Il frottait ses phalanges libres contre l’armature métallique, et son visage exprimait une indifférence toute professionnelle. Arrivé à un ou deux mètres de Rif, il ramena le bras en arrière …

Attends une seconde, dit Mac Ginnis.

Coley baissa son bras et se tourna vers le bonhomme.

Que j’attende quoi ? Demanda Coley.

Clem’, dit le gros. Pour ce genre de bizness, faut des ordres du patron.

On les a, dit Coley. On exécute les ordres à Clem’.

Ten es bien sûr ?

Tout à fait, dit Coley. Pas vrai ? Ajouta-t-il à l’adresse d’Ozzie.

Exact, dit doucement Ozzie.

Il se tourna tout à coup vers Mac Ginnis.

Pourquoi ? Tes pas d’accord ?

C’est-à-dire que …

Quoi donc ? Fit sèchement Ozzie. Qu’est-ce qui te prend, Timmie ? Qu’est-ce qui te tracasse ?

Rien. Sauf que …

Mac Ginnis cherchait péniblement ses mots.

Enfin, je veux dire …, lâcha-t-il après avoir pris sa respiration. Je trouve que vous êtes bien pressés …

Pressés ? Fit Ozzie en inclinant la tête sur l’épaule. Je pige pas. Tu t’expliques ?

Sans répondre, Mac Ginnis fixa les yeux sur le plancher, l’air morose.

Explique-toi, répéta Ozzie en haussant la voix.

Il s’agit de quoi, au juste ? Fit Mac Ginnis en se tournant vers lui.

De rien, dit Ozzie avec un mince sourire. Je me sens très bien. Et toi ?

Mais qu’est-ce que vous avez, tous les deux ? Intervint Coley.

« Je ne sais pas ce qui se passe, pensait Rif, mais ça va mal pour Mac Ginnis. Il voudrait bien être ailleurs. Je parie que ce mec a plein d’emmerdements. Quand il disait, tout en dormant : « Foutez-moi la paix, foutez-moi la paix ! » C’était pas aux mouches qu’il parlait. »

Ozzie souriait toujours au bonhomme. Quelques secondes s’écoulèrent.

J’attends, Timmie, dit Ozzie tout à coup.

Mac Ginnis voulut parler, mais se ravisa et serra les lèvres. Il se tourna vers Rif. Ses yeux saillaient.

J’peux pas …, commença-t-il.

Il s’arrêta net, ravala ses paroles et fixa, de nouveau, un regard morne sur le plancher.

J’attends, murmura Ozzie.

Le gros pressa son front de ses doigts boudinés. Il aspira une longue bouffée d’air et soutint le regard de Ozzie.

Toi, dit-il, je te conseille de pas me casser les pieds …

Je te demande simplement …

Tu demandes, tu demandes ! … hurla Mac Ginnis. Mais de quel droit tu vas me demander des comptes, hein ?

Ozzie haussa les épaules.

J’suis qu’un modeste employé de la Compagnie, dit-il avec une feinte humilité. Mais on m’a chargé d’une mission, alors je l’exécute, voilà tout.

Mac Ginnis souffla bruyamment et secoua la tête.

Si seulement Clem était là …, dit-il sans regarder Ozzie.

Mais il n’est pas là, dit Ozzie. Alors, si t’as quelque chose à dire, dis-le à moi.

Mac Ginnis regardait toujours le mur.

Allez, dis toujours, insista le poids coq d’une voix tendre. On ne sait jamais, je t’écouterai peut-être bien …

Je crois pas, dit Mac Ginnis avec un geste las. C’est pas ton genre.

Ce qui veut dire ?

Ça te ferait rigoler.

Comment ça ?

Faut croire que je deviens sentimental.

Ce qui veut dire que tu flanches ?

Mac Ginnis opina de la tête, lentement.

On vieillit, en engraisse. (Il soupira.) Toujours est-il que je ne vois plus les choses de la même façon. Tiens, ce mec-là, par exemple … (Il désigna Rif du doigt sans le regarder.) Tu le bousilles, d’accord. Tu l’enterres, d’accord. Et alors ? A quoi ça t’avance ?

Ozzie échangea un regard avec Coley, puis se tourna vers Mac Ginnis, l’œil pensif, le sourcil froncé.

Si encore c’était la belle affaire …, poursuivit le gros. Mais ce mec-là, c’est rien du tout. Si tu l’esquintes, c’est comme si tu marches sur une souris malade.

Sans blague ? T’as de la peine pour lui ? Murmura Ozzie.

J’ai toujours de la peine pour les éclopés, dit Mac Ginnis.

Coley était ahuri.

Mais il est pas éclopé, bon sang ! Fit-il. Il a pas de béquilles, que je sache !

Il est éclopé des méninges, déclara Mac Ginnis. Comme tous les mecs qui jouent avec le feu. C’est une espèce de folie. On peut pas le condamner pour ce qu’il a fait tout à l’heure.

Clem’, en tout cas, est drôlement mauvais, coupa Coley.

Il se calmera.

Va savoir.

Je te dis qu’il se calmera, insista Mac Ginnis. Pour le moment, il est énervé, il ne sait pas ce qu’il fait. Faut lui donner le temps de réfléchir, et il verra plus clair.

C’est tout vu ! Fit Coley avec une grimace perplexe. (Il pointa son pouce vers Rif.) Le mec, il s’est mouillé. On peut pas le laisser filer, quand même ?

Si, dit Mac Ginnis. Ecoute, Coley : on va soumettre la chose à Clem’. Je parie à dix contre un qu’il sera de mon avis.

Coley parut peser cette proposition. Ozzie s’était installé confortablement dans un des fauteuils, les jambes croisées. Son expression stupéfaite avait disparu, et il regardait Mac Ginnis, le visage inexpressif.

Dix contre un …, murmura Coley, en coulant vers le bonhomme un regard oblique. En billets d’un dollar ou de dix ?

Comme tu voudras, dit Mac Ginnis. Si tu paries un billet de cent, je t’en allonge un de mille.

Le silence retomba. Coley se frottait le menton; méditant sur les termes du pari, il supputait ses chances de gagner le paquet.

« Espérons qu’il a assez de fric pour le tenir, le pari, pensait Rif. S’il accepte, ça te donnera toujours une chance. Ça retardera d’autant la petite explication avec le coup-de-poing américain ou avec le couteau à Ozzie. Du coup, tu devras une fière chandelle à Timmie Mac Ginnis. Pas de doute : en ce moment, c’est pour toi qu’il se démène. Mais la raison ?

« Ça demande réflexion … Depuis quand il a des scrupules de conscience, Timmie ? Le Timmie que tu connaissais, dans le temps, était tendre comme un bouquet d’orties et généreux comme du granit. L’autre jour, t’étais en train de chiner dans Purcell Street : tu cherchais dix cents pour te payer une bouteille de muscat. Il te fallait juste une pièce dix cents, parce que t’en avais dé dix – neuf en poche. T’as expliqué le coup à Timmie, t’y as dit : « J’ai juste besoin de dix cents  ou même de … » Et qu’est-ce qu’il t’a foutu dans le creux de la main, le salaud ? Il t’a craché du jus d’cigare !

« Je sais bien qu’en vieillissant, comme il dit, on grossit et on devient sensible. Mais sensible d’où ? Y ’en a qui ont les foies blancs, à force; c’est p’têt ça … Mais si c’est pas de la frime, son boniment, on peut dire que la transformation, elle tient du miracle … Bon, assez de suppositions ! Ça va comme ça !

« Mais non, mon vieux, cette histoire demande à être examinée de près. J’ai quelques bonnes raisons de croire que Timmie a changé de nature. A autre chose … C’est comme au cinéma, dans les films d’épouvante. Tout à l’heure, quand Mac Ginnis te regardait, on aurait dit qu’il voyait un fantôme. Il a vite détourné les yeux : ça voudrait dire que, dans son idée, tu te rattaches à tout un tas d’histoires emmerdantes …, des trucs auxquels il rêvait quand Ozzie a voulu le réveiller. Mais c’est pas vraiment Ozzie qu’il envoyait balader …

« Alors ?

« On aurait dit, à le voir, que quelqu’un le torturait, le harcelait. Un juge invisible qu’il était seul à voir et qui lui disait : « Ça prend pas, mon ami, je sais que c’est toi qui as fait le coup … »

« Mais tu divagues, ma parole ! T’y es plus ! Rappelle-toi qu’il s’agit de Mac Ginnis. C’est près de son camion, près du numéro quatre, qu’il y avait tout ce verre cassé. Coley croit qu’il a bousillé des bonbonnes de flotte, et Ozzie est sûr qu’il s’agit de gnôle. Sur le moment, tu voyais pas pourquoi ils en discutaient, mais, maintenant, ça se recoupe … Avec quoi ?

« J’en sais trop rien … Tu n’en sais rien ? Vraiment ?  Puisque je te le dis !  Eh bien, si ! T’as qu’à te rappeler. Tu t’souviens de ces nuits où tu traînais à la recherche de muscat ou d’une boîte d’allumettes, en espérant bien trouver du muscat, comme de juste ?  Tu l’as souvent vu passer, le camion numéro quatre … Et puis après ?

« Après ? C’était Mac Ginnis qui le conduisait et, en passant, t’avais même remarqué qu’il avait pas de coéquipier. Et puis, il s’arrêtait à des adresses qui figurent pas sur la liste habituelle de la Compagnie. Sur le moment, ça ne paraissait pas important, sinon que Timmie faisait un peu de gratte, en douce …

« Tu te demandais même ce qui lui arriverait si le patron venait à l’apprendre.

« D’accord. T’as quelque chose là … Faisons le total.

« Quel total ? Un beau zéro, voilà ce que tu trouves ! Tu tournes en rond, mon pauvre ! Le camion numéro quatre, c’est le camion numéro quatre. Ça va pas plus loin. Il semble que Mac Ginnis s’est borné, ce soir, à décharger ce fameux camion. Il s’y est pris comme un manche. Il a cassé des bouteilles, et il s’est pas fatigué à balayer le verre. Et, les autres fois, il devait vendre de la goutte à ses clients personnels. »

… à condition que t’aies le pognon, disait Mac Ginnis à Coley. Quand on est fauché, on parie pas.

J’ai ce qu’il faut, affirma Coley en tirant son portefeuille.

Il hésita, en regardant Ozzie.

Tu crois que je peux ? Dit-il.

Ozzie ne répondit pas. Il avait la tête ailleurs. Il regardait le plancher, près de la porte.

Et tous entendirent alors un bruit, un bruit de pas lourd qui se rapprochait.

Tant pis pour le pari, murmura Ozzie. Maintenant, il est trop tard.

La porte s’ouvrit. Rif eut un frisson en laissant échapper un soupir déçu … L’homme qui était devant lui semblait être fait d’acier et non de chair  un projectile prêt à partir. Ses yeux lançaient des flammes inquiétantes. Et Rif songeait : « Non, ce n’est pas le boulet qui va s’échapper du canon, c’est un volcan bouillonnant … La férocité se mêle à la souffrance … On croirait entendre un grand cri de désespoir et de rage, rien qu’à regarder la figure livide, convulsée, de Clement Dagget. »