CHAPITRE IV
« Me voilà bien ! » Se disait-il en galopant dans la ruelle vers le prochain croisement, sans savoir s’il allait tourner à gauche ou à droite. « Y a pas à dire, elle a réussi sa tactique », marmonna-t-il avec une affectueuse ironie. Il pensait à Cora, à Cora qui avait cru bien faire … « Mais non, songea-t-il, c’est pas sa faute, à elle. C’est toi qu’as fait l’andouille à traîner derrière cette fenêtre au lieu de te barrer pendant qu’il en était temps. Alors, maintenant, t’es dans de beaux draps ! … Tiens ! … Tu les entends qui cavalent ? Ma parole ! Ces pieds plats, ils ont une drôle de technique ! »
« Alors, ce croisement, où il est, bon sang ? Il fait noir comme dans un four. Ça manque d’éclairage, dans le coin; faudrait voir à me changer ça ! On risque de se tordre la patte ou de ramasser une bûche à chaque pas ! Tu devrais déposer une plainte au conseil municipal ! Excellente idée ! Tu t’en occuperas tout à l’heure, quand tu te seras sorti de cette ruelle. Si tant est que tu t’en sors … »
Il songea qu’il fallait accélérer l’allure et il allongea sa foulée, dans un effort désespéré, cinglé par le vent qui lui déchirait la poitrine d’une griffe à la fois brûlante et glacée. Et c’est alors qu’il entendit le premier coup de feu.
« Celui-là, ils l’ont tiré en l’air, pensa-t-il. C’est l’avertissement poli … Mais le prochain, ce sera pour ta pomme, alors s’agit de réfléchir en vitesse ! Tu peux encore t’arrêter. Ils te laissent le temps de te décider … »
Il continua néanmoins à courir, devinant maintenant le croisement à vingt mètres devant lui. « Je crois que j’y arriverai », se dit-il. Il entendit un second coup de feu, puis une troisième et perçut le souffle d’un projectile bourdonnant au-dessus de sa tête. Une balle se logea avec un choc mat dans une cloison de bois. Un quatrième coup de feu claqua. L’élan qui emportait Rif parut se briser, il trébucha et bascula en avant, en agitant follement les bras au-dessus de sa tête.
« Pourvu, pensait-il, pourvu qu’ils se laissent avoir ! Regardez-moi ! Regardez ce travail ! » Et, basculant toujours, mais les pieds rivés au sol, il comprit qu’il avait berné ses poursuivants. Ils ne tireraient plus, attendant de le voir s’affaisser. Il bondit, courbé en deux, vers le croisement et, comme il s’engageait dans la ruelle latérale, la fusillade reprit.
« C’est le moment d’en mettre un vieux coup », se répétait-il en longeant les palissades. Une autre ruelle devait couper sa route cinquante mètres plus loin, et il espérait l’atteindre avant que les policiers ne passent le coin.
Il y parvint, tourna à gauche sans ralentir l’allure, tout en étudiant les lieux. L’allée était bordée, d’un côté de palissades de bois, de l’autre par des terrains en friche, car la plupart des maisons, dans ce secteur, avaient été vouées au pic du démolisseur. Il restait cependant quelques très anciennes bâtisses en bois, aux toits ouvragés dans le style des chalets suisses. Quelques-unes avaient même conservé leurs balcons de fer forgé, vieux de plus d’un siècle. Au clair de lune, les grilles rouillées prenaient des reflets orangés qui miroitaient sur fond de ténèbres. Rif comptait les balcons, tout en galopant. « Quatre … cinq … c’est la neuvième maison qui t’intéresse. Celle de Burt Pomfret, et il laisse toujours la porte de la cave ouverte pour pouvoir rentrer chez lui en douce, quand il est rond, et échapper aux représailles de Hattie … Nous y voilà … Six … sept … »
La neuvième maison, un peu à l’écart des autres, était entourée d’une large bande de terrain défoncé et jonché de détritus variés. Les murs en planches ne portaient plus trace de peinture et le toit, jadis d’ardoise, était maintenant recouvert de papier goudronné. La maison avait conservé ses anciens volets qui pendaient sur leurs gonds descellés. Les carreaux cassés avaient été réparés tant bien que mal avec du sparadrap. Il n’y avait pas de cour : rien qu’une étendue de terre ravinée.
Rif, qui fonçait, coudes au corps, vers l’entrée de la cave, trébucha et s’étala de tout son long. Mais il se releva aussitôt et repartit plus lentement, en se frottant les mains comme un cambrioleur qui va s’attaquer à un coffre-fort. « Il s’agit de ne pas faire de raffut … » pensait-il.
On pénétrait dans la cave par un soupirail. Rif y était passé plus d’une fois, pour boire en compagnie de Burt : il se souvenait que les charnières grinçaient si on soulevait le châssis sans précaution. Il procéda donc avec douceur, se glissa dans l’ouverture cherchant à tâtons un appui tandis que, de sa main libre, il refermait le soupirail grinçant. Il aurait tout donné pour faire cesser ce bruit, et sa main palpait toujours l’intérieur du mur, en quête d’une prise. « Il me faudrait mes deux mains », pensa-t-il.
Un instant, il lâcha le châssis qui grinça de plus belle. Il voulut le rattraper, tendit les deux mains à la fois et, comme le soupirail se rabattait à grand bruit, il exécuta une sorte de saut périlleux et atterrit dans un coffre à charbon.
— Vingt dieux ! Fit une voix dans l’obscurité.
Rif, qui s’était retrouvé assis au fond du coffre vide, se frottait le genou et l’épaule.
— C’est toi ? Demanda une voix pâteuse d’ivrogne.
— Je savais pas que t’étais là, dit Rif. Sans ça, j’aurais frappé.
— Oh ! Pour ça, on t’a entendu venir ! Déclara l’autre. Une chance encore si la vieille, là-haut, n’a rien entendu.
Rif se frictionnait toujours le genou et l’épaule, encore essoufflé de la course. Mais, soudain, il se rappela où il était et avec qui. Il en oublia ses ecchymoses et sa lassitude, et même les circonstances qui l’avaient amené dans la cave.
— J’ai rien apporté, dit-il. T’en as, du pichet, toi ?
— Tout juste quelques gouttes, dit la voix. J’en avais une pleine bouteille en arrivant, mais quelqu’un a dû me la siffler.
— Ça serait pas toi, des fois ?
— Ça se pourrait, reconnut la voix. J’ai été seul.
— Où est la rouille ? Demanda Rif. Il en reste peut-être bien un petit fond.
— Je crois pas, dit la voix. Ça m’étonnerait bien !
— Fais toujours voir.
— Si tu veux … Attends, j’allume la bougie.
Rif s’adossa à la cloison de bois du coffre à charbon. Il entendait son copain s’agiter dans les ténèbres. Au bout d’un moment, il vit jaillir la petite flamme d’une allumette, puis, à la lueur vacillante de la bougie, il reconnut Burt Pomfret. Celui-ci venait vers Rif, en promenant la bougie au-dessus du sol, dans l’espoir de repérer la bouteille.
— La v’là, dit Rif tout à coup, en désignant une grande fiasque de deux litres posée contre le mur, près du coffre à charbon.
Burt s’approcha, souleva lentement la bouteille et l’examina à la lueur de la bougie. Il y restait peut-être deux doigts de muscat; tout juste une lampée — et encore …
— C’est une grande loi économique, marmonna Burt en évaluant le contenu de la bouteille. Tu ne connais pas ça, toi ? La loi des rendements dégressifs …
Rif regardait avidement le fond de muscat.
— Et d’abord, poursuivit Burt, d’après les toutes dernières statistiques, le raisin, il s’rapetisse d’année en année. Faut que les savants examinent ça … C’est encore un coup des taches du soleil …
— Tu te l’envoies ? Demanda Rif brusquement, ou tu fais des discours ?
— Ni l’un, ni l’autre, fit Burt avec dignité. Je t’le donne.
— Bon sang, ça n’est pas de refus.
Rif se redressa, porta la bouteille à ses lèvres et avala d’un trait le muscat.
Burt contempla la bouteille vide en hochant tristement la tête.
— « Qu’est-ce qu’on peut être soiffards, quand même ! Déclara-t-il. Soiffards et crevards.
Il se frappa la poitrine et éleva la voix :
— Des porcs, voilà ce qu’on est …
— Ta gueule ! Siffla Rif. Tu ne vas pas ameuter tout le quartier, non ?
Les yeux vitreux de Burt se fixèrent dans le vide, où il croyait voir la foule des importuns. Puis, brandissant sa bougie d’un geste noble, comme si c’était un chandelier d’argent, il se tourna vers Rif et lui adressa un profond salut.
— Bonsoir, Monseigneur ! Enchanté de vous voir ici.
— Moi de même, marmonna Rif.
Il reposa la bouteille par terre et s’assit à côté d’elle.
— Tout à l’heure, ils ont bien failli m’avoir, déclara-t-il.
Burt ne répondit pas.
— T’es au courant ? Chuchota Rif. Tu sais ce qui s’est passé, ce soir ?
Burt acquiesça d’un signe de tête.
Rif attendit son commentaire, qui ne vint pas. Burt Pomfret le regardait de biais, comme un homme qui hésite à un carrefour sur la direction à prendre.
Burt Pomfret avait cinquante-quatre ans, mais paraissait plus jeune, ayant gardé tous ses cheveux, qui ne grisonnaient même pas. Cette chevelure couleur beurre frais lui couvrait la tête comme une calotte trop grande. Très maigre, bâti comme un coureur de fond, il mesurait un mètre soixante-quinze. Dans son visage à peine ridé, les marques n’étaient pas imputables à l’âge.
Il est vrai que les dégâts étaient considérables : une large cicatrice lui descendait du front, contournant son œil, et, sur la pommette gauche, on distinguait de petits sillons perpendiculaires, indiquant qu’une lame avait entaillé les chairs si profondément qu’il avait fallu recoudre. Sur sa joue droite, une cicatrice plus large serpentait jusqu’à la mâchoire. Son aspect dentelé laissait deviner que l’arme avait été un tesson de bouteille. La mâchoire, d’ailleurs, semblait légèrement déviée, à la suite d’une fracture mal réduite.
Comme beaucoup de ses pareils, Burt était indifférent aux variations atmosphériques. Sa cave n’était pas chauffée, mais il ne sentait pas le froid. Il ne portait qu’une veste élimée et une chemise sale à col ouvert. Rif l’avait surpris dormant à même le sol, sous un vieux couvre-pied troué qui avait perdu tout son rembourrage et n’offrait qu’une protection bien précaire. Pourtant, jamais, Burt ne toussait ni ne s’enrhumait, pas plus qu’il ne souffrait de névralgies ou de rhumatismes. Rif, qui le connaissait depuis des années, ne l’avait jamais vu malade.
Ils avaient fait connaissance sept ans auparavant. Ce soir-là, Rif qui s’était introduit dans une cour une boîte d’allumettes à la main, reluquait une poubelle remplie de vieux papiers. Il n’avait pas remarqué la présence d’un homme assis par terre, le dos contre la barrière, une bouteille de muscat entre les genoux. Comme Rif frottait son allumette, Burt Pomfret l’avait hélé pour lui offrir à boire. Rif lui avait répondu qu’il ne buvait jamais. Burt lui avait demandé pourquoi, et Rif avait expliqué que le goût du whisky ne lui plaisait pas. Burt avait hoché la tête, l’air sagace : « D’accord, avait-il déclaré, le whisky a une odeur dégueulasse, de même que la bière et, en plus, c’est plein de bulles, autant boire du vent ! Mais le vin, et surtout le muscat, ça n’a rien à voir ! C’est une invention formidable qui vous procure à la fois la chaleur et le bien-être, tant au moral qu’au physique. Faut en avoir goûté pour s’en rendre compte. » Rif l’avait écouté en silence, souhaitant qu’il le laissât tranquille. Mais Burt avait si bien vanté les mérites du muscat que, finalement, rien que pour avoir la paix, Rif avait accepté la bouteille qu’on lui tendait et avait bu une goulée. Après y avoir goûté un certain nombre de fois, il avait senti se dissiper, peu à peu, cette fièvre qui le poussait à allumer du feu. Lorgnant d’un œil avide le liquide dans la bouteille, il avait compris qu’il venait de faire une grande découverte. « Après tout, s’était-il dit, c’est peut-être là le remède … » Il avait alors aperçu la boîte d’allumettes par terre, et s’était tourné vers Burt Pomfret, attendant une remarque pertinente. Mais Burt était resté muet; seuls, ses yeux semblaient parler : « Bois encore un coup, va ! Tu verras, comme extincteur, y a pas mieux. »
Petite cause, grand effet ! Rif y avait songé plus d’une fois au cours des années suivantes : d’un seul coup, l’incendiaire s’était mué en ivrogne, sans douleur.
*
Ce soir-là, il était impatient d’entendre l’opinion de Burt, car il songeait que peut-être, pour une fois, le muscat n’avait pas produit l’effet habituel.
— J’y pige que dalle, dit-il presque malgré lui. Ils prétendent que c’est moi, mais j’en sais rien.
— Comment ça, t’en sais rien ? Fit Burt qui l’observait attentivement.
— Je me rappelle plus.
— A partir de quel moment ?
— Je sais que j’étais chez Maxine, c’est tout.
Burt vint s’asseoir en face de lui, sur le sol.
— Attends, dit-il, on va reprendre tout ça par le commencement. On était ensemble chez Maxine. On y est restés un bon bout de temps et, finalement, on n’a plus eu de ronds. Ça, tu t’en rappelles ?
— Oui. Jusque-là, ça va. Mais après, ça commence à se brouiller.
— Tu m’as pas vu sortir ?
— Sortir ? Pourquoi que t’es sorti ?
— Fallait que j’aille à la maison, dit Burt. La vieille était mal embouchée. Toute la semaine, je suis rentré tard. Alors, elle m’a dit qu’aujourd’hui, si j’étais pas là de bonne heure, ça allait barder. Du coup, je t’ai laissé chez Maxine; j’étais pressé de retrouver mon accueillant foyer. Mais, en cours de route, je suis tombé sur un bon copain à moi, un Noir … On a discuté le coup, et v’là qu’il me dit qu’il a gagné à la loterie et qu’il fallait arroser ça. Même qu’il m’a fait voir l’oseille. Il tenait absolument à m’en faire profiter, et il m’a emmené dans je ne sais quel tapis. Il y avait du muscat — encore une chance ! Au bout d’un moment, je suis parti avec une bouteille et …
— Ça va, ça va, on s’en fout, coupa Rif. Le point important, c’est que je suis sorti seul de chez Maxine. Mais pour aller où ? Voilà la question.
— Comme tu dis, fit Burt. C’est même une question drôlement intéressante.
— Si j’arrivais seulement à retrouver la mémoire … murmura Rif qui regardait le sol, le sourcil froncé. Mais j’ai pas une idée …
— Te force pas, conseilla Burt. Y pense plus pendant un moment. Des fois, ça vous revient tout d’un coup, (il se pencha légèrement en avant.) Quand tu t’es amené ici, tu venais d’où ?
— De chez Cora.
— Comment t’es arrivé chez Cora ? Qu’est-ce que tu faisais chez elle ?
Rif le lui expliqua.
Burt resta quelques minutes silencieux. Il regardait le plafond en se tapotant le menton du bout de l’index. Il se releva enfin, contourna le vieux couvre-pied et, revenant sur ses pas, se rassit à côté de son ami.
— Bon, allons-y, dit-il enfin. T’y es ?
— Comment ça, j’y suis ?
— Je te rapporte ma conclusion. Je prétends que ce n’est pas toi qu’as fait le coup.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Je dis que t’es pour rien dans cette histoire — la preuve, c’est qu’on s’est pas quittés de la soirée. Tu piges ?
Rif fronça le sourcil.
— Ça marche pas, déclara-t-il.
— Pourquoi ça marcherait pas ?
— Parce que c’est hors de question, voilà tout. Je suis pas d’accord.
— T’as pas le choix. Tu ne comprends pas la situation ? T’as ton casier qui va te foutre dedans. Et, en plus, les flics ont un bon prétexte pour te coller l’affaire sur le dos. Paraît que le mec t’a flanqué un marteau à la tête : alors, les flics vont dire que tu cherchais à te venger. Et le coup de l’essence, ça n’arrange pas les choses. Avec ça, ils vont t’emballer bien proprement, sans t’laisser une chance de t’en sortir. La seule solution, c’est que je témoigne comme je t’ai dit.
Rif secoua la tête.
— Pourquoi pas ? Insista Burt en haussant la voix. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je viens de t’expliquer.
— Tu ne m’as rien expliqué du tout, brailla Burt. Mais qu’est-ce qui te prend, bon sang ? T’as peur qu’ils ne m’accusent de faux témoignage ? C’est ça qui te tracasse ?
— Non, dit Rif.
— Menteur ! Dit Burt avec colère. Je te dis que c’est ça, moi.
Le silence retomba.
— Je vais essayer de me tailler, dit enfin Rif. Si j’arrive à sortir de la ville …
— Déconne pas, va ! Coupa Burt. En moins de deux, tu te retrouveras au trou. Ecoute, reprit-il en frappant sa paume de son index, la seule solution c’est qu’on aille trouver les flics ensemble. Tu me laisseras causer. Je vais leur faire mon boniment et …
— Pas question, dit Rif.
Burt pinça les lèvres.
— Y a encore un point important, déclara-t-il. Le plus important, même …
— Laisse tomber, coupa Rif. Je ne veux pas discuter avec les poulets. Ça ne me convient pas.
— Il n’est pas question de ce qui te convient, dit Burt en baissant la voix. Et c’est pas aux poulets que je pense, mais à Clem’ Dagget. Les flics ne sont que des mouflets à côté de ce salaud – là. Si Dagget te repince, t’es cuit. Y aura plus qu’à tirer l’échelle.
— Il m’aura pas, déclara Rif d’une voix qui se voulait indifférente. Il aura pas le temps de … Je …
— Pardon, excuses, coupa Burt. Là, je t’arrête. Clem’, il va vite en besogne ! Oublie pas que j’ai travaillé trois mois dans son affaire. Parfaitement, monsieur ! Pendant trois mois, j’ai marné à la compagnie des eaux minérales de Sweet Rock, à coller des étiquettes sur les bouteilles. Un soir, je me suis amené au turbin, rond comme un boudin, et j’ai démoli toute la verrerie dans les caves. Ça a fait une inondation ! Il a fallu qu’ils appellent les pompiers et, le lendemain, comme de juste, j’étais chômeur. Tout ça pour te dire que je l’ai vu en action, Clem’. Et je sais comment il élimine la concurrence.
— Je lui fais pas concurrence.
— C’est bien pis. Tu l’as offensé. Et comment !
— Tu crois ? Fit Rif sans regarder Burt en face. Tu crois que la mort de Lew l’a tant éprouvé ? Après tout …
— Je sais ce que tu vas dire, coupa Burt. Les deux frères Dagget, ils pouvaient pas se blairer … D’accord; n’empêche qu’il y a des choses qui existent, qui sont marquées dans les registres de l’état civil. Et ce qu’il y a dans ces registres, Clem’ pourra jamais l’oublier : ils sont du même sang avec Lew; ils sont nés de la même mère …
— Quand même …
— Excuse-moi si je t’interromps, fit Burt, mais laisse-moi finir. Je vais te donner un exemple : dans le temps, on était neuf mômes à la maison. Deux de mes sœurs s’entendaient pas. Elles arrêtaient pas de se crêper le chignon — et pas pour de rire ! C’est même rare de se bagarrer comme ça, en famille. Toujours est-il qu’elles pouvaient pas se blairer … Attends, si je t’explique ça, c’est pour que tu comprennes. Donc un soir, elles se flanquaient une peignée terrible dans un tapis de la Troisième Rue. En ce temps-là, Gert avait dans les dix-neuf ans et Dolly avait un an de plus. Dolly s’est fait dérouiller et on a dû l’emmener à l’hosto. Le lendemain, voilà le petit ami de Dolly qui se met à la recherche de Gert. Il la retrouve et il lui fiche une danse qui lui met la figure en compote. Elle était pas belle à voir, je te jure ! Quelques jours plus tard, Dolly sort de l’hôpital. Sitôt rentrée à la maison, elle va voir son coquin. Tu crois peut-être que c’était pour le remercier d’avoir corrigé Gert ? Plus souvent ! Avec un pic à glace qu’elle l’a remercié ! Elle le lui a rentré en plein dans le buffet, t’entends ? Jusqu’à la garde ! Quand on l’a embarqué en ambulance, les gens croyaient qu’il avait son compte. Il s’en est tiré quand même, mais il était salement arrangé. Pendant des années, il n’a pu avaler que du liquide. Même que Dolly a fait de la taule : ils lui en ont collé pour dix-huit mois. Tout ça pour te dire que dans les histoires de famille, celui qui vient mettre son doigt entre l’arbre et l’écorce va au-devant des pires emmerdements. Tout ce que tu peux y gagner c’est une balade en corbillard. Si jamais Clem’ Dagget te met la main dessus … pfft ! Plus de Rif. Et nous autres, qu’est-ce que tu veux, on n’a pas les moyens de te payer une couronne.
— Je vois, fit Rif. (Il haussa de nouveau les épaules.) D’accord, je ferai gaffe. Mais …
— Là, je t’arrête encore, coupa Burt avec un geste définitif. Tu n’as qu’une manière de faire gaffe : c’est de me laisser le soin de régler cette affaire.
— Je t’ai dit non …
— Vas-tu m’écouter ? Hurla Burt. Tu vas venir avec moi au commissariat et tu me laisseras causer. En moins de deux, tu seras relâché et bientôt tout le monde saura que tu étais pas dans le coup. Tu saisis pas ? Non seulement les flics te fouteront la paix, mais Clem’ Dagget sera affranchi comme quoi t’es pour rien dans la mort de son frère, et t’auras plus à te faire de bile.
— Sauf pour le boniment.
— Quel boniment ?
— Il faudra bien que tu baratines les flics, et c’est pas dit qu’ils couperont dans le panneau.
— Fais-moi confiance, déclara Burt d’une voix un peu fêlée en se frappant la paume de son poing. Je te promets qu’ils marcheront. C’est dans la poche.
— Gueule pas comme ça ! Tu vas réveiller …
— Mais écoute-moi donc, vingt dieux, rugit Burt. Je te dis qu’ils marcheront à tous les coups. Ils ont pas le choix : ils ont pas un seul témoin qui t’ait vu sur les lieux. Mais, moi, je me ramène, je leur vends ma salade et je deviens témoin principal. Je te fournis un alibi, comme quoi tu te trouvais à des kilomètres du garage au moment où le feu a pris.
— T’arriveras pas, dit Rif.
— Pourquoi pas ?
— Parce que je ne te laisserai pas faire. T’es pas assez sournois pour les avoir comme ça, à l’estom’.
— Comment ça, à l’estom’ ? Hurla Burt en se relevant d’un bond. Il est pas question de le leur faire à l’estom’ !
— Tu seras bien obligé, répliqua Rif d’une voix calme. T’essaieras de les entourlouper et de leur faire avaler un truc auquel tu ne crois qu’à moitié.
— Moi, j’ai pas besoin de preuves, cria Burt d’une voix stridente. Je sais bien que t’es pour rien dans le coup …
— Tu peux pas en être sûr …
— Tu me les casses ! Fous-moi la paix. Je te dis que t’es pas mouillé dans le coup, et rien ne me fera changer d’avis.
— Pour moi, ça suffit pas, dit Rif d’un ton morne. Tu sais bien qu’il y a autant de chances pour que ça soit moi qu’un autre. Et, si c’est moi …
— Toi ? Avec de l’essence ? Pour te venger ? Pour faire du mal ? Allons donc ! Ça se discute même pas. On t’aurait envoûté, que t’en serais pas capable. Enfin, quoi, je t’ai vu de mes yeux retourner une botte à ordures, avant de frotter ton allumette, pour que les souris puissent se tirer, tellement t’avais peur de tuer. Et, maintenant, tu vas me dire que t’as rectifié cinq personnes !
— On peut pas savoir, dit Rif. Peut-être bien que oui, peut-être bien que non … (Ses yeux, perdus dans le vague, reflétaient la lueur vacillante de la bougie.) En tout cas, reprit-il avec un haussement d’épaules, en se redressant lentement, il faut que je me tire …
— Pour aller où ?
— Le plus loin possible, dit Rif. Je peux pas rester ici. Je suis juste passé pour souffler un peu …
— Attends une minute; on n’a pas fini de causer …
— On n’a plus rien à dire, déclara Rif.
Il se dirigea vers le coffre à charbon vide, sous le soupirail.
— Tu veux amener la bougie ? Demanda-t-il.
Burt obéit, levant la bougie à bout de bras pour agrandir le cercle lumineux. Rif fit un pas, mais Burt le saisit par le bras.
— Attends une seconde … Attends, je te dis …
Ils s’arrêtèrent et se dévisagèrent.
— Qu’est-ce qui te presse ? Fit Burt en étreignant le bras de son ami. Il ne fait pas bon voyager à c’te heure. Ça gèle, dehors.
— Je me débrouillerai, dit Rif avec un vague sourire. Je brancherai le chauffage.
— C’est ça ! Grommela Burt. Sauf qu’elle a pas de chauffage, ta tire — et pas de roues non plus ! Et j’ai comme une idée que tes « traveller’s checks » sont de sortie. Alors, écoute ce qu’on te dit : bouge pas d’ici …
— Pour me faire ramasser ?
— On peut toujours s’arranger, dit Burt. Il ne manque pas de placards dans la cave. Si les larduches rappliquent …
— C’est pas aux flics que je pense, murmura Rif avec un mince sourire. La compagnie des Eaux Minérales me préoccupe davantage.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? Fit Burt le sourcil froncé. Qu’est-ce que ça a à voir ?
— Mais secoue-toi un peu, bon sang ! Tu n’as qu’à examiner la situation.
Sans comprendre, Burt clignait des yeux effarés.
— Bon, dit Rif. Je vais te mettre les points sur les « i ». D’abord, t’es pas chez toi ici : le loyer est même pas à ton nom. Et d’un. Ensuite t’es pas marié avec ta gonzesse et t’as pas à te mêler de ses affaires de famille. Et de deux. Tu me suis bien ?
— Je te suis. Mais je veux bien être pendu si je vois où tu veux en venir.
— Ta vieille a un fils et une fille, non ? Laissons la fille de côté. Reste le fils.
— Ah ! Kenny ! Articula Burt avec une grimace, comme si ce nom lui mettait un mauvais goût à la bouche.
— Tout juste. Tu as fini par piger ?
Les yeux vitreux de Burt s’écarquillèrent.
— Tu vois toujours pas ? Kenny loge ici, non ?
Comment il gagne sa croûte, hein ? Attends, je vais te le dire, moi. Il est camionneur à la compagnie des Eaux Minérales Sweet Rock. Et, à ses moments perdus, il fait l’homme de main pour le compte du boss. Exact ? Donc chaque cent qu’il gagne lui vient de Clem’ Dagget.
Les paupières de Burt se plissèrent autour de ses prunelles fixes.
— Cette petite ordure à la graisse … ! Articula-t-il lentement d’une voix pâteuse. Ça, bien sûr, il toucherait une belle prime, s’il te livrait à Clem’ …
— Tu l’as dit, opina Rif. Ils ont dû t’entendre là-haut tout à l’heure, quand tu gueulais comme un âne. Va falloir que je me tire en vitesse.
Burt hocha la tête et fit un pas vers le coffre à charbon vide. Il relevait sa bougie tandis que Rif cherchait un point d’appui sur la surface du mur. Il y avait une fente entre les briques disjointes et il y glissa la pointe du pied. Puis il se hissa vers le soupirail, en agrippant du bout des doigts le rebord. Il s’arc-bouta, prit son élan et fit un rétablissement pour s’accrocher par les coudes. Son coude glissa sur l’appui en pente. Il essaya de se retenir, mais, d’un seul coup, il n’y eut que du vide sous lui. Il tomba lourdement et se retrouva à genoux.
— On recommence, dit Burt. Je vais te faire la courte échelle. Attends que je pose la bougie …
Mais ils n’avaient plus besoin de bougie. Toute la cave, brusquement, fut inondée de lumière.
« Ça vient de là-haut, pensa Rif. On a allumé l’électricité à l’entrée de l’escalier. »
Il était en train de se relever quand il vit Burt figé sur place, contemplant d’un air ahuri sa bougie toujours allumée. Il se grattait la tête, perplexe, sans comprendre d’où venait toute cette lumière.
Rif s’était presque relevé, mais devant l’ahurissement de Burt, il retomba sur le sol, en riant aux éclats. Il se tenait les côtes, saisi d’un fou rire inextinguible.
— Oh ! Ça vaut mille ! Hoquetait-il, en s’efforçant, sans grande conviction, de se maîtriser et de reprendre haleine. Au même instant, il entendit un pas lourd ébranler l’escalier de la cave.
— Voilà du monde, on dirait, fit Burt d’une voix lugubre.
Rif s’affala sur le sol, secoué par le fou rire :
— On dirait, en effet ! Réussit-il à articuler, les larmes aux yeux.
Il voulut se relever, mais n’y parvint pas.
— C’est pour quoi faire, ce balai ? Demanda soudain Burt à un interlocuteur invisible. Tu vas balayer la cave à cette heure ?
Il s’adressait à une énorme femme en peignoir de bain qui venait d’apparaître, l’air menaçant, un balai à la main.
Hattie mesurait un mètre soixante-quinze et pesait dans les cent vingt kilos. Mais, malgré sa corpulence, elle était d’une agilité étonnante pour une femme de quarante-sept ans. Abandonnant le pas de parade pour le pas de charge, elle fonça sur eux comme un joueur de pelote basque, brandissant à deux mains son manche à balai. Elle visait le crâne de Burt Pomfret. Burt feinta, avec une précision de torero et elle manqua la cible. Elle revint à l’assaut, mais Burt esquiva de nouveau : la perfection de sa tactique défensive était née d’une longue pratique. Faisant le tour du coffre à charbon, il fila au galop vers l’escalier. Hattie lâcha son balai, se baissa et empoigna Rif au collet.