CHAPITRE XI
C’était blanc. D’un blanc irréel. Et cela semblait flotter dans l’air. Puis la forme se précisa dans le clair de lune, disparut, réapparut, en se déplaçant lentement dans l’ombre, tout au bout du terrain vague.
Rif se frotta les yeux.
Lorsqu’il les rouvrit, il ne vit plus rien.
Il respira et voulut poursuivre son chemin lorsque, à l’extrémité opposée du terrain vague, il entendit un bruit. Il tourna la tête, avala péniblement sa salive, prêt à prendre la fuite, mais, déjà, la forme blanche se rapprochait de lui.
« Ce n’est pas vrai, se dit-il. T’es pas où tu crois. En ce moment, tu dois roupiller dans un coin perdu … Ce que tu vois n’existe pas vraiment. T’es en train de ronfler dans ta vieille canadienne, entouré de bagnoles rouillées, et quelque chose t’a fait penser à cette scène d’il y a treize ans, à la nuit où une petite fille, tout de blanc vêtue, avait dansé au clair de lune.
« Mais non ! Tu rêves pas et t’es pas saoul. La forme se rapproche et, maintenant, tu peux la distinguer.
« C’est une jeune fille plutôt maigrichonne, habillée de blanc et qui a l’air de se balader.
« T’as cru qu’elle apparaissait et disparaissait comme par enchantement … mais, en fait, c’est les palissades qui ferment le fond du terrain … Elles sont démolies par endroits et, comme la gosse suit la ruelle de l’autre côté, tu ne la vois que lorsqu’elle passe devant une des brèches. C’est pas plus compliqué que ça ! N’empêche que ça t’en a fichu un coup, hein ? »
Il regarda la frêle créature, si pâle dans l’auréole blond argenté de ses cheveux. Sous son manteau de laine blanche, Leila portait une robe grise et, pour se protéger les pieds, elle était chaussée de bottillons de caoutchouc qui lui montaient aux chevilles. Mais, de toute évidence, ces précautions étaient insuffisantes car, lorsqu’elle se rapprocha, Rif remarqua qu’elle était toute recroquevillée et il entendit ses dents claquer.
Elle arriva près de lui.
— As-tu vu Burt ? Demanda-t-elle.
Il hocha la tête.
— Je l’ai cherché dans tout le quartier, dit-elle.
Ses dents claquèrent et elle se mit à tousser.
— Tu n’as pas idée de l’endroit où il pourrait être ?
— Non. Je le cherche aussi.
— Andrew …
— Quoi ?
— Je suis inquiète, dit-elle dans une nouvelle quinte de toux. Si seulement nous pouvions le retrouver ! Si seulement nous pouvions le rejoindre avant que …
— Avant que quoi ?
— Avant qu’il ne lui arrive quelque chose.
Il ne répondit rien.
— Je ne sais même pas ce qui peut lui arriver, dit Leila. Mais ça concerne Kenny et lui … Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus, mais je sens que c’est grave — très grave.
— Tu ferais mieux de rentrer, dit-il. Tu vas attraper du mal.
— J’ai froid, c’est tout, dit-elle avec un frisson, en serrant le col de son manteau. Une vraie mauviette, hein ? Ajouta-t-elle avec un petit sourire mélancolique.
— Il fait un temps à pas mettre un chien dehors, dit Rif. Tu ferais mieux de …
— Je ne peux pas rentrer avant d’avoir trouvé Burt.
Elle ferma les yeux, serrant les paupières, lorsqu’une rafale la cingla au visage.
— Il faut que je le trouve, dit-elle comme pour elle-même.
— Il ne risque rien, affirma Rif.
— J’ai bien peur que si, dit-elle. J’ai peur … (Elle s’interrompit.) Tu te souviens, reprit-elle tout à coup, quand nous étions dans le salon et que maman est allée à la cuisine chercher de la glace pour Kenny ? Il saignait du nez et …
— Oui, je me rappelle, dit Rif. J’étais dans le fauteuil, et je buvais …
— Tu t’es levé tout d’un coup et t’es sorti en courant. Burt t’a suivi. Il n’a pas refermé la porte et Kenny ne s’est pas tout de suite aperçu de son départ. Mais, quand il a vu la porte ouverte, il m’a demandé si vous étiez partis. Je lui ai dit que oui, et il a répondu quelque chose de grossier que je ne voudrais même pas répéter. Mais ce n’est pas ça qui m’a fait le plus peur. C’est ce qu’il a dit après …
— Quoi ?
— Ce n’étaient pas tant les mots … C’était plutôt sa façon de les prononcer, son expression … Il avait un air triste et sévère à la fois. Oui, c’est cela, sévère …
— Répète-moi ce qu’il a dit.
— II a dit : « Pauvre vieux Pomfret … » Et on sentait que ça signifiait : « Mon vieux Pomfret, ce soir, tu as fait la plus belle gaffe de ta vie ! Maintenant, c’est joué. Il n’y a plus d’issue. »
Un silence s’établit.
— C’est tout, reprit Leila. Je lui ai demandé des explications, mais il n’a pas voulu me répondre. A croire que je n’existais pas ! Il a fait un mouvement vers la porte. J’ai essayé de le retenir et maman est sortie en courant de la cuisine; mais, sans lui laisser le temps d’intervenir, Kenny s’est dégagé, je l’ai rattrapé par le bras, mais il s’est libéré. Il m’a repoussée et je suis tombée. Kenny n’a même pas pris le temps de voir si je m’étais fait mal. Il est sorti derrière Burt, courant comme un fou.
Nouveau silence.
— Je suis vraiment très inquiète, Andrew, dit Leila. J’ai comme un pressentiment. Je ne sais pas … mais je n’arrive pas à oublier l’expression de Kenny. Et il m’a repoussée avec une telle violence ! … C’était … enfin, c’était quelque chose qu’il n’a jamais fait de sa vie. Maman a prétendu que ça ne voulait rien dire, et elle a essayé de plaisanter, mais j’ai bien vu qu’elle était inquiète, elle aussi. Inquiète pour Burt, tu comprends ? Ça lui a fait peur de voir Kenny se lancer derrière Burt …
Leila frissonna encore.
— Maman ne s’inquiète jamais, sauf si c’est vraiment grave, poursuivit-elle. Tu la connais ? Quand elle crie, c’est sans importance. Mais, quand elle parle peu et tout doucement, c’est signe que ça va mal. Et, ce soir, c’est comme ça qu’elle était : j’ai senti qu’elle avait les sangs retournés. Elle en savait sûrement plus long qu’elle ne voulait reconnaître. Je l’ai suppliée de me dire de quoi il s’agissait, mais elle n’a rien voulu savoir. Nous sommes donc montées et je me suis couchée. Mais j’ai eu beau essayer de m’endormir, je savais que je ne pourrais fermer l’œil. Au bout d’un moment, je me suis habillée et je suis sortie. Je me suis mise à errer au hasard …
— Je vais le trouver, moi, promit Rif. Rentre chez toi.
Elle restait immobile à le regarder.
— Rentre chez toi, répéta-t-il. Tu vas te crever, avec ce temps. Regarde : t’es déjà à moitié gelée …
Elle le regarda longuement, puis détourna légèrement la tête, comme si elle voulait voir le nom de la rue.
— Burton Street, dit-elle très bas. Nous sommes dans Burton Street …
— Allez, dépêche-toi de rentrer chez toi ! Veux-tu filer !
— Burton Street …, répéta-t-elle dans un murmure.
Elle se retourna très lentement pour jeter un coup d’œil sur le terrain vague.
« A quoi pense-t-elle donc ? Se disait Rif. Elle est revenue à treize ans en arrière, elle revit la nuit où Lew a promis à la petite fille en blanc de lui payer une glace à la fraise et, au lieu de ça, l’a entraînée dans l’impasse. Est-ce qu’elle s’imagine, par hasard, que le vieux compte est enfin réglé, que le salaud a enfin payé pour le mal qu’il lui a fait ?
« Non, ce n’est pas cela et tu le sais bien. Cette petite-là est toute pureté, toute charité, toute pitié et pardon …
« Alors, à quoi pense-t-elle ?
« Elle a peut-être tout simplement la trouille noire. Comme si le fait de voir ces cendres par terre la faisait penser à celui qui a causé l’incendie. Elle se dit peut-être que le coupable n’est autre que ce propre-à-rien, ce pochard qui flambe des allumettes, dès que le muscat vient à lui manquer.
Elle doit penser que le coupable est là, devant elle — un dangereux maniaque, un incendiaire incorrigible qui serait mieux dans un asile !
« Tu ferais peut-être bien de te tirer, parce que ses nerfs vont pas tarder à céder et elle va se mettre à hurler. »
Il fit un pas en arrière et elle se retourna pour le regarder encore, en silence.
Il croyait lire une question dans les yeux de Leila, mais il ne savait pas ce qu’elle lui demandait. Et il ne se doutait pas que ses yeux à lui étaient en train de répondre à la question posée.
— Je sais, Andrew, dit-elle.
« Tout le monde m’appelle Rif, pensa-t-il. Il n’y a qu’elle pour m’appeler Andrew ! »
— Je sais que ce n’est pas toi, dit-elle encore.
Il voulut répondre, mais sa bouche s’ouvrit et se referma deux fois de suite, sans laisser échapper un son.
Elle lui sourit. Son sourire doux comme un pétale de fleur dégageait une apaisante chaleur. Il en sentit la caresse, et en fut totalement désarmé. Il ne pouvait plus réfléchir; il restait figé, la tête vide.
Il ne perçut même pas le bruit des moteurs. Mais Leila l’entendit et remarqua en même temps derrière lui un reflet jaunâtre sur les pavés. C’était le double faisceau lumineux des phares, tournant de la Troisième Rue. •
— Andrew ! Murmura-t-elle avec une note affolée dans la voix.
Il ne bougeait toujours pas. Le bruit de moteurs se rapprocha et le réverbère du carrefour leur révéla deux autos qui s’engageaient dans Burton Street. Leila reconnut les voitures rouges, avec leurs pavillons de sirène en acier chromé.
— Andrew, je t’en prie …
Toujours immobile, il la regardait en souriant vaguement, l’air un peu égaré. Elle lui saisit le poignet, pendant que les deux véhicules exécutaient leur virage, roulant lentement, côte à côte. Comme ils pénétraient dans la rue, Leila entraîna Rif dans le terrain vague.
Sans lâcher son poignet, elle lui fit traverser l’étendue couverte de cendres et de bois calciné. Ils débouchèrent dans la ruelle en se faufilant par la brèche de la palissade. Elle le lâcha alors, et lui désigna du geste la Troisième Rue. Il comprit enfin ce qui se passait et se mit à courir vers la Troisième Rue, cherchant désespérément une ruelle, une impasse qui l’éloignerait de Burton Street.
Il galopait à toutes jambes, suivi de Leila.
Quand il eut parcouru une vingtaine de mètres, il aperçut un croisement et ralentit pour tourner vers le sud. Les pas de la jeune fille résonnaient derrière lui. Il s’arrêta et se retourna vers elle.
Elle le rejoignit, hors d’haleine, secouée par une quinte de toux.
— Qu’est-ce que tu fais ? Demanda-t-il rudement. T’es folle, ou quoi ?
— Je te suis.
— Moi ? T’es malade ? Si on te pince avec moi, tu auras des ennuis.
— Mais tu as besoin de …
— De rien du tout ! Je me tirerai d’affaire tout seul.
— Tu es à bout de forces, Andrew. Je le vois bien. Et tes yeux … Si tu pouvais voir tes yeux …
— Je te dis que ça va.
— Tu ne tiens pas debout, dit-elle. Tout ce vin que tu as bu …
— Quel vin ? Je n’ai bu que …
— Ça se voit, Andrew ! Avec tout ce que tu as bu, et à force de courir, tu as usé tes forces. Si tes nerfs te lâchent …
— Ils ne me lâcheront pas. Ça va très bien et je n’ai besoin de personne.
Il lui tourna le dos et reprit sa course, mais elle le suivit. En se retournant, il comprit qu’elle allait le rattraper. Il allongea sa foulée en songeant qu’elle ne pourrait pas tenir le train bien longtemps, qu’il la sèmerait comme il avait semé Burt. « Ils me font suer, tous ! Se disait-il avec une conviction feinte. Ils vont pas s’décider à me foutre la paix ? »
Il parvint à un autre croisement et piqua vers la Deuxième Rue. Il y eut encore un bruit de moteurs, et il songea que, décidément, il était trop dangereux d’emprunter les grandes artères. Il repéra l’entrée d’une étroite ruelle et s’y précipita, courant toujours. Il tourna sur sa droite, deux fois de suite, dans un dédale de ruelles non pavées qui n’étaient que de simples passages entre des maisons de bois. Il se répétait qu’il fallait aller plus vite, tout en essayant d’évaluer sa vitesse. Et il s’aperçut alors qu’il n’avançait que très péniblement.
« Elle a raison, se dit-il. Entre le pinard et les galopades, j’ai eu une nuit plutôt agitée ! J’en suis peut-être au point où l’arbitre jette l’éponge.
« Oui, j’en ai bien l’impression. »
Il courait toujours, trébuchant à chaque pas, la tête basse, les bras ballants. Il se heurtait aux palissades, repartait tant bien que mal, filait d’impasse en venelle, essayant de relever la tête pour se repérer. Mais c’était au-dessus de ses forces. Ses jambes, néanmoins, fonctionnaient encore mécaniquement. Soudain, il entendit des pas derrière lui. « Cavale, cavale ! Songeait-il. Faut que tu la sèmes ! Tu vas pas la mêler à tout ça. »
Les pas se rapprochèrent. Il avança de quelques mètres et s’abattit sur le flanc. Il tenta de se relever, avec une grimace narquoise, sachant bien que ce serait peine perdue. Entre ses paupières mi-closes, il vit la fille blanche qui s’approchait de lui. Son rictus se changea en un vague sourire.
— Ça ira, balbutia-t-il. Je m’en tirerai.
Il ferma les yeux et s’endormit comme une masse.