Prologue

Mer de Barents

Nord de la Norvège

Le 29 avril 1943

Une pâle lune d’équinoxe semblait suspendue au-dessus de l’horizon, et ses lueurs projetaient d’aveuglants reflets sur la mer glaciale. L’hiver n’avait pas encore cédé la place au printemps et cette année-là, le soleil ne s’était pas encore levé. Il demeurait caché derrière la courbure terrestre, comme une vague promesse de lumière rampant le long de la ligne d’horizon où le ciel s’unissait à la mer, tandis que la planète tournait sur son axe incliné. Il faudrait encore un mois avant qu’il se montre pour de bon ; mais une fois là, il ne disparaîtrait plus avant l’automne. Ainsi va le cycle des jours et des nuits au-dessus du cercle Arctique.

En raison de sa latitude septentrionale extrême, la mer de Barents devrait être prise par les glaces et impraticable pendant la majeure partie de l’année, mais ses eaux bénéficient d’un courant chaud qui remonte des tropiques avec le Gulf Stream. C’est ce puissant courant qui rend l’Ecosse et le nord de la Norvège habitables et la mer de Barents navigable, libre de toute glace, pendant les hivers les plus rigoureux. C’était donc le passage idéal pour convoyer de l’armement des usines américaines jusqu’à l’Union soviétique en guerre. Mais comme beaucoup d’autres routes maritimes telles que la Manche ou le détroit de Gibraltar, la mer de Barents s’était transformée en goulet d’étranglement, terrain de chasse privilégié des meutes de la Kriegsmarine et des Schnellboots, vedettes lance-torpilles d’attaque rapide basées sur les côtes.

L’emplacement et la disposition des U-Boote, loin d’être laissés au hasard, étaient le fruit d’une réflexion digne d’un maître d’échecs mûrissant l’avance de ses pièces. Le moindre renseignement obtenu était utilisé pour déterminer la puissance, la vitesse et la destination des bâtiments qui naviguaient dans l’Atlantique Nord, afin que des sous-marins soient positionnés, prêts à l’attaque.

A partir de bases installées en Norvège et au Danemark, des patrouilles aériennes parcouraient les mers à la recherche de navires marchands dont ils envoyaient la position au quartier général de la flotte pour que les U-Boote puissent se dissimuler à proximité et les attaquer. Pendant les premières années de guerre, les sous-marins jouissaient d’une suprématie quasi totale, et un tonnage se chiffrant par millions avait sans pitié été envoyé par le fond. Les convois étaient accompagnés d’imposantes escortes de croiseurs et de contre-torpilleurs, mais les Alliés n’avaient d’autre choix que risquer de perdre quelques navires pour que les autres aient une chance de passer. Les hommes de la marine marchande ainsi soumis au jeu de la chance et du hasard subissaient des pertes comparables à celles des unités combattantes.

Jusqu’à cette nuit-là...

Le quadrimoteur Focke-Wulf FW 200 Kondor était un avion imposant, avec une longueur approchant les vingt-trois mètres cinquante et une envergure de presque trente-trois mètres. Conçu avant la guerre comme avion de ligne pour la Lufthansa, il prit rapidement du service dans l’armée, à la fois comme appareil de transport et comme patrouilleur. Son rayon d’action de presque quatre mille kilomètres permettait au Kondor de voler pendant des heures et de pourchasser les navires alliés très loin des côtes.

Utilisés tout au long de l’année 1941 dans des missions d’attaque, avec quatre bombes de deux cent trente kilos sous les ailes, les FW 200 avaient subi de lourdes pertes et se contentaient désormais de missions de reconnaissance à haute altitude, hors de portée des défenses antiaériennes alliées.

Franz Lichtermann, le pilote de l’appareil, supportait mal les heures monotones passées à fouiller cette mer sans repères. Il aurait aimé faire partie d’un escadron de combat, livrer une vraie guerre, au lieu de rôder à des milliers de mètres au-dessus de ce néant glacé dans l’espoir de repérer des navires que d’autres se chargeraient d’envoyer par le fond. De retour à la base, Lichtermann se conformait rigoureusement à l’étiquette militaire et en attendait autant de ses hommes. Mais en mission de patrouille, alors que les minutes s’étiraient interminablement, il tolérait un peu plus de familiarité entre les membres de son équipage.

— Voilà qui devrait nous aider un peu, commenta-t-il à l’interphone avec un mouvement de tête en direction de la lune aveuglante.

— A moins que les reflets nous cachent le sillage d’un convoi, tempéra Max Ebelhardt, aussi pessimiste qu’à l’accoutumée.

— Avec une mer aussi calme, on repérerait n’importe quel bâtiment qui se serait arrêté pour attendre les ordres.

— Est-ce qu’on sait seulement s’il y a quelqu’un là-dessous ?

C’était le plus jeune membre de l’équipage, Ernst Kessler, qui venait de poser la question. Kessler, assis à l’arrière de la gondole ventrale qui longeait une partie du fuselage de l’appareil, était le mitrailleur arrière du Kondor. De la position qu’il occupait, tassé au-dessus du canon de sa mitrailleuse MG-15 et protégé par sa verrière de Plexiglas, son champ de vision se limitait aux étendues que le Kondor venait de survoler.

— D’après le commandant d’escadron, un U-Boot de retour de patrouille est rentré à la base il y a deux jours ; il a repéré au moins une centaine de navires au-dessus des îles Féroé, annonça Lichtermann à son équipage. Ils se dirigeaient vers le nord. Ils sont forcément dans les parages.

— Ou alors le commandant de l’U-Boot voulait sauver la face après avoir manqué ses cibles, maugréa Ebelhardt en faisant la grimace après une gorgée d’ersatz de café tiède.

— Si seulement on pouvait les repérer et les couler nous-mêmes, soupira Ernst Kessler.

Le visage doux, Ernst Kessler était un jeune homme de dix-huit ans à peine ; avant sa mobilisation, il caressait l’espoir de devenir médecin. Né en Bavière dans un milieu rural pauvre, ses chances d’accéder à une éducation supérieure étaient presque nulles, ce qui ne l’empêchait pas de passer son temps libre le nez enfoui dans des livres de médecine.

— Ce n’est pas ainsi que se comporte un guerrier allemand, l’admonesta Lichtermann, non sans une certaine douceur.

Il éprouvait un réel soulagement à la pensée qu’ils avaient jusque-là évité toute attaque ennemie. Il n’était pas persuadé que Kessler aurait le cran d’ouvrir le feu avec sa mitrailleuse, mais le jeune homme était le seul membre d’équipage capable de demeurer à son poste à l’arrière de l’appareil, le regard fixé sur la mer, heure après heure, sans souffrir de violentes nausées.

Lichtermann ressentit une pointe d’amertume en songeant aux hommes qui mouraient sur le front de l’Est, alors que les chars et les avions envoyés aux Russes retardaient la chute, inévitable, de Moscou. Il n’aurait pas demandé mieux que de couler quelques navires, lui aussi.

Une autre heure fastidieuse s’écoula ; les hommes scrutaient la nuit dans l’espoir de découvrir le convoi. Ebelhardt attira l’attention de Lichtermann d’une légère tape sur l’épaule et lui montra du doigt son plan de vol. En principe, le mitrailleur installé à l’avant de la gondole ventrale était le navigateur en titre, mais Ebelhardt se chargeait de calculer le temps de vol et l’itinéraire, et son geste indiquait à Lichtermann qu’il était temps de changer de direction pour explorer une nouvelle étendue d’eau.

Lichtermann, sans quitter l’horizon des yeux, actionna le palonnier et le fuselage de l’appareil vira à tribord, tandis que la lune semblait basculer à travers le ciel.

Ernst Kessler se flattait de posséder la vue la plus perçante de tout l’équipage. Enfant, il disséquait les animaux morts qu’il trouvait autour de la ferme familiale pour comprendre leur anatomie, et comparait ses observations avec les livres dont il disposait. Il savait que sa vision précise et ses mains sûres feraient de lui un très bon médecin, mais après tout, ses sens aiguisés le rendaient tout aussi apte à repérer l’ennemi.

Sa position à l’arrière aurait dû lui dénier ce privilège, mais ce fut pourtant lui qui le vit le premier. Au moment où le Kondor virait sur l’aile, un éclat inhabituel attira son attention, loin des reflets de la lune.

— Capitaine ! cria-t-il dans l’interphone. A trois cents sur tribord !

— Qu’est-ce que vous avez vu ?

L’excitation primitive de la chasse transparaissait déjà dans la voix de Lichtermann.

— Je n’en suis pas sûr, capitaine, on aurait dit une sorte de lueur.

Lichtermann et Ebelhardt plissèrent les yeux pour distinguer quelque chose dans la direction indiquée par le jeune Kessler, sans succès.

— Vous en êtes certain ? demanda le pilote.

— Oui, capitaine, répondit Kessler, s’efforçant de prendre un ton assuré. Lorsque nous avons viré, l’angle de vision a changé, et je suis sûr d’avoir vu quelque chose.

— Le convoi ? demanda Ebelhardt d’un ton brusque.

— Je ne sais pas, dut admettre Kessler.

— Josef, monte la radio, ordonna Lichtermann, rappelant ainsi au mitrailleur avant son rôle subalterne.

Le pilote augmenta la puissance des moteurs radiaux BMW et fit à nouveau virer l’appareil. Le vrombissement s’accentua et les hélices fendirent l’air de plus belle.

Ebelhardt, une paire de jumelles vissée sur les yeux, scrutait la mer obscure. A presque quatre cents kilomètres à l’heure, le patrouilleur pouvait repérer le convoi à n’importe quel moment, mais les secondes passèrent, puis une minute s’écoula et Ebelhardt finit par baisser ses jumelles.

— C’était sans doute une vague, commenta-t-il sans actionner l’interphone, de telle sorte que seul Lichtermann l’entendit.

— Vérifions quand même, répliqua Lichtermann. La nuit, Kessler y voit aussi clair qu’un foutu chat.

Les Alliés avaient fait un travail remarquable en recouvrant leurs cargos et leurs tankers de camouflages qui les empêchaient d’être repérés depuis la surface, mais la nuit, rien ne pouvait masquer le passage d’un convoi, car le sillage des navires formait un panache blanc sur les eaux sombres.

— Que le diable m’emporte, articula silencieusement Ebelhardt en montrant un point sur la mer à travers la verrière.

Au début, ils ne virent qu’une large tache grise sur l’eau sombre, mais au fur et à mesure que l’appareil approchait, le gris s’éclaircit et laissa apparaître des dizaines de lignes blanches parallèles, aussi nettes que des marques de craie sur un tableau noir. C’étaient les sillages d’une armada de navires qui faisaient route vers l’est, aussi vite qu’ils le pouvaient. De l’altitude où se trouvait le Kondor, les bâtiments paraissaient aussi lourds et lents qu’un troupeau d’éléphants.

L’appareil s’approcha encore jusqu’à ce que l’éclat de la lune permette à l’équipage de distinguer les cargos et les tankers, plus lents, et les fins sillages des contre-torpilleurs disposés comme des sentinelles de chaque côté du convoi. Sous le regard des hommes du Kondor, l’un des contre-torpilleurs remontait la file de navires sur tribord, crachant des panaches de fumée par ses deux cheminées. Lorsqu’il aurait atteint la tête du groupe, il ralentirait pour laisser passer les cargos et les tankers ; c’est ce que les Alliés appelaient la tactique de la « course à l’indienne ». Une fois revenu en queue du long cortège, le contre-torpilleur accélérerait à nouveau, et le processus se répéterait à l’infini. Cette tactique permettait de limiter le nombre de navires de combat chargés de protéger les convois.

— Ils doivent être au moins deux cents, estima Ebelhardt.

— Assez pour que les Rouges aient de quoi se battre pendant encore des mois, approuva le pilote. Josef, la radio, ça donne quoi ?

— Je n’ai que des parasites.

Le problème des parasites était fréquent, aussi loin au nord du cercle Arctique. Des particules chargées d’électricité, entrées en contact avec les champs magnétiques terrestres, retombaient au sol vers les pôles et semaient la pagaille dans les tubes à vide des radios.

— Nous allons marquer notre position, décida Lichtermann, et nous transmettrons notre rapport par radio dès que nous approcherons de la base. Bravo, Ernst ! Sans vous, nous serions rentrés bredouilles.

— Merci, monsieur, répondit Ernst d’une voix où perçait un sentiment de fierté.

— Il me faut un compte précis de l’importance du convoi, et une estimation approximative de sa vitesse.

— Attention de ne pas trop approcher, avertit Ebelhardt, ces contre-torpilleurs pourraient bien ouvrir le feu.

L’homme savait par expérience ce qu’était le combat, et s’il jouait désormais le rôle de second à bord, c’était à cause d’un éclat de shrapnell dans la cuisse, souvenir de la défense antiaérienne londonienne. Il reconnut la lueur qui brillait dans le regard de Lichtermann et l’excitation dans sa voix.

— Et n’oublions pas les CAM, ajouta-t-il.

— Fais-moi confiance, répondit le pilote non sans bravade, et il approcha l’imposant appareil de la flotte qui semblait presque immobile trois mille mètres plus bas. Je ne vais pas aller trop près, et puis nous sommes trop loin des côtes pour qu’ils lancent un chasseur à notre poursuite.

Les CAM, ou Catapult Aircraft Merchantmen, étaient la réplique alliée aux reconnaissances aériennes allemandes. Un long rail était installé sur la proue d’un cargo, ce qui permettait, à l’aide d’un système de catapulte actionné par fusée, de lancer un chasseur Hawker Sea Hurricane à l’attaque des Kondor, plus lents, ou même d’U-Boote naviguant en surface. L’inconvénient des CAM, c’était qu’à leur retour les avions ne pouvaient se poser sur leur navire de départ. Les Hurricanes devaient se trouver assez près des côtes anglaises ou d’un territoire ami pour que le pilote puisse atterrir. Sinon, il fallait amerrir et le pilote devait être récupéré en mer.

Le convoi dont les panaches de fumée s’étiraient sous le FW 200 se trouvait à plus de mille six cents kilomètres du territoire allié le plus proche, et même avec une lune aussi claire, il aurait été impensable de récupérer le pilote dans l’obscurité. Les Hurricanes ne décolleraient pas cette nuit. Le Kondor n’avait rien à craindre de cette masse de navires alliés, à moins de se mettre lui-même à portée de tir des contre-torpilleurs et du rideau de feu des canons antiaériens.

Ernst Kessler comptait les rangées de bâtiments lorsque des lumières clignotantes apparurent soudain sur le pont de deux des contre-torpilleurs.

— Capitaine, s’écria-t-il, le convoi ouvre le feu !

Lichtermann distinguait à peine les deux bâtiments sous l’aile du Kondor.

— Du calme, mon garçon. Ce ne sont que des signaux. Ces navires observent un silence radio absolu, et c’est ainsi qu’ils communiquent.

— Désolé, capitaine.

— Ne vous inquiétez pas. Soyez aussi précis que possible dans votre décompte.

Après avoir décrit un cercle paresseux autour du convoi, le Kondor longeait son flanc nord lorsque Dietz, de service à la mitrailleuse de la tourelle dorsale, cria :

— Ils sont sur nous !

Lichtermann n’avait pas la moindre idée de ce que Dietz voulait dire, et il réagit avec un temps de retard. Une série de salves de mitrailleuses de 7,7 mm parfaitement ajustées vint balayer le haut de la carlingue du Kondor, à partir de la base du stabilisateur vertical et sur toute la longueur de l’appareil. Dietz fut tué avant de pouvoir ouvrir le feu. Les balles pénétrèrent dans le cockpit et, au milieu du crépitement rageur des projectiles qui ricochaient sur les surfaces métalliques et des sifflements de l’air dans les déchirures du fuselage, Lichtermann entendit son copilote pousser un grognement de douleur. Il se retourna et vit que le blouson de vol d’Ebelhardt était maculé de sang.

Lichtermann écrasa le palonnier et appuya sur le manche pour s’éloigner au plus vite des appareils alliés qui venaient de surgir de nulle part.

Ce fut une manœuvre malheureuse...

Lancé seulement quelques semaines plus tôt, le MV Empire MacAlpine était une addition très récente au convoi. Construit à l’origine pour transporter des céréales, ce navire de huit mille tonneaux venait de passer cinq mois dans les chantiers navals de Burn-tisland, en Ecosse, où sa superstructure avait été équipée d’une petite passerelle de contrôle, de cent quarante mètres de piste et d’un hangar abritant quatre bombardiers-torpilleurs Fairley Swordfish. Le navire pouvait d’ailleurs transporter presque autant de céréales qu’avant sa conversion. L’Amirauté considérait le CAM comme un dispositif provisoire en attendant qu’une solution plus sûre soit mise en œuvre. Les MAC (Merchant Aircraft Carriers) comme le MacAlpine céderaient la place lorsque l’Angleterre disposerait de porte-avions d’escorte américains de la classe Essex.

Un peu plus tôt, alors que le FW 200 rôdait au-dessus du convoi, deux Swordfish avaient été catapultés du MacAlpine, assez loin du reste de la flotte, de telle sorte que lorsqu’ils prirent de l’altitude pour attaquer le Kondor, plus imposant et plus rapide, ils échappèrent à la vigilance de Lichtermann et de ses hommes. Les Fairley étaient des biplans, et leur vitesse maximale atteignait à peine la moitié de celle du Kondor. Ils étaient équipés chacun d’une mitrailleuse Vickers, installée au-dessus du capot du moteur radial, et d’une Lewis montée sur affût mobile, tirant vers l’arrière.

Le second Swordfish attendait, mille mètres sous le Kondor, presque invisible dans l’obscurité. Lorsque l’appareil allemand s’écarta de son premier attaquant, le deuxième bombardier-torpilleur, délesté de toute charge inutile, était prêt à l’attaque.

Un torrent de feu jaillit de la mitrailleuse Vickers pour frapper de plein fouet le Kondor, tandis que le second mitrailleur se penchait hors de l’ouverture du cockpit arrière pour aligner le canon de la Lewis sur les deux moteurs BMW fixés à l’aile bâbord du Focke-Wulf.

Des trous de la taille d’une pièce de monnaie apparurent tout autour d’Ernst Kessler, l’aluminium virant au rouge l’espace d’un instant. Il ne s’écoula que quelques secondes entre le cri de Dietz et le tir de barrage qui balaya le dessous du Kondor, et Kessler n’eut pas le temps de se laisser paralyser par la peur. Le jeune homme connaissait son devoir. Déglutissant avec peine en raison du plongeon de l’avion, il pressa la détente de sa mitrailleuse MG-15 pendant que le FW continuait à descendre en dépassant les Swordfish beaucoup plus lents. Il ajustait son tir, tandis que les balles illuminaient le ciel. Il aperçut un petit cercle de feu qui luisait dans l’obscurité. C’était le pot d’échappement du Fairley qui tressautait autour de son moteur ; ce fut là qu’il concentra son tir, alors même que son propre appareil subissait l’assaut du biplan.

Les lignes en arc de cercle des balles traçantes convergeaient vers le cercle lumineux et soudain, le museau de l’appareil anglais sembla devenir le centre d’un véritable feu d’artifice. Des étincelles et des langues de feu enveloppèrent le Swordfish et déchiquetèrent le métal et le tissu du fuselage. L’hélice vola en éclats, et le moteur radial explosa comme une grenade à fragmentation. Du carburant enflammé et de l’huile bouillante se déversèrent sur le pilote et le mitrailleur. Le plongeon contrôlé du Swordfish, calqué jusqu’alors sur celui du Kondor, se mua en une inexorable chute à pic.

Le Fairley vira sur l’aile et entama une descente en spirale de plus en plus rapide, aussi incandescent qu’une étoile filante. Lichtermann se mit en devoir de stabiliser le Kondor. L’épave en flammes du Fairley poursuivait sa chute. L’avion changea de forme. Les ailes s’étaient arrachées du fuselage, et l’appareil mortellement atteint échappait à tout contrôle. Il tomba comme une pierre, et les flammes disparurent bientôt lorsque l’avion s’enfonça dans les eaux glacées.

Lorsque Kessler éloigna le regard et vit les quinze mètres de bord de fuite de l’aile tribord, la peur, qu’il avait occultée jusqu’alors, s’empara de lui avec une force brutale. Une traînée de fumée s’échappait des deux moteurs de neuf cylindres et, à en juger par le bruit, les groupes moteur étaient en piteux état.

— Capitaine ! hurla-t-il dans le micro.

— Fermez-la, Kessler, aboya Lichtermann. Radio, venez par ici et donnez-moi un coup de main. Ebelhardt est mort.

— Capitaine, à bâbord, les moteurs ! insista Kessler.

— Je sais, bon Dieu, je sais ! Fermez-la.

Le premier attaquant était déjà loin derrière, ayant à coup sûr viré pour rejoindre le convoi. Kessler ne pouvait que contempler, horrifié, la fumée qui jaillissait dans le sillage du Kondor. Lichtermann coupa le moteur le plus proche du fuselage dans l’espoir d’éteindre les flammes. Il laissa l’hélice tourner un moment avant d’actionner à nouveau le démarreur. Le moteur toussa, puis prit feu ; des flammes apparurent autour du capot, noircissant l’aluminium de la nacelle.

Lorsqu’il sentit la légère poussée de puissance, Lichtermann prit le risque de couper l’autre moteur, le plus éloigné, avant de le remettre en marche. Seule une volute de fumée s’en échappa. Lichtermann baissa alors les gaz afin qu’il puisse tenir aussi longtemps que possible, puis il coupa le premier moteur, de crainte que le feu ne s’étende jusqu’au réservoir de carburant. Avec les deux moteurs tribord en état de marche et un troisième opérant à mi-régime, un retour à la base était envisageable.

Les minutes s’écoulaient dans une tension palpable. Le jeune Kessler résista à l’envie de demander des indications précises sur leur situation. Il savait que Lichtermann l’informerait dès que possible. Lorsqu’il entendit un nouveau son, comme le jaillissement précipité d’un liquide, Kessler se redressa et se cogna sur un montant de la structure de la gondole. La verrière de Plexiglas qui protégeait sa position fut soudain aspergée de gouttelettes. Il lui fallut un moment pour comprendre que Lichtermann, après avoir calculé la charge de carburant du Kondor et la distance qui les séparait de leur base de Narvik, débarrassait l’appareil du surplus afin de l’alléger au maximum. Le tuyau de vidange était situé juste derrière sa propre position de mitrailleur ventral.

— Comment ça va, là-dessous, Kessler ? demanda Lichtermann, la vidange faite.

— Euh... ça va, capitaine, balbutia Kessler. Mais d’où venaient ces avions ?

— Je ne les ai même pas vus, admit le pilote.

— C’étaient des biplans. Enfin, celui que j’ai abattu...

— Sans doute des Swordfish. On dirait que les Alliés ont un nouveau tour dans leur manche. Ces avions n’ont pas décollé d’un CAM. Avec leur système de catapultage par fusée, leurs ailes auraient été arrachées en moins d’une seconde. Les Anglais doivent avoir un nouveau porte-avions.

— Mais on n’a vu aucun avion décoller !

— Ils nous ont peut-être repérés au radar. Dans ce cas, ils ont fait décoller leurs avions avant qu’on puisse les voir.

— On peut informer la base par radio ?

— Josef y travaille. Pour l’instant, on n’a que de la friture. Nous serons au-dessus des côtes d’ici trente minutes ; la réception devrait être meilleure.

— Que voulez-vous que je fasse, monsieur ?

— Restez à votre poste et gardez les yeux bien ouverts, au cas où d’autres Swordfish se présenteraient. Nous avançons à moins de cent nœuds, et on pourrait bien en voir rappliquer un par-derrière.

— Et le lieutenant Ebelhardt ? Le caporal Dietz ?

— Votre père ne serait pas pasteur, ou quelque chose comme ça ?

— Mon grand-père, monsieur. C’est le pasteur de l’église luthérienne du village.

— La prochaine fois que vous lui écrirez, demandez-lui une prière. Ebelhardt et Dietz sont morts, tous les deux.

Le silence s’installa. Kessler continua à scruter l’obscurité à la recherche d’un appareil ennemi, tout en espérant n’en voir aucun. Il essayait de ne pas penser aux deux Anglais qu’il venait de tuer. C’était la guerre, et ces hommes avaient pris le Kondor en embuscade, alors pourquoi ressentait-il cet insidieux sentiment de culpabilité qui lui vrillait les nerfs ? Pourquoi ses mains tremblaient-elles, et pourquoi son estomac était-il si noué ? Il aurait préféré que Lichtermann ne parle pas de son grand-père. Il ne savait que trop bien ce qu’aurait dit le vieux et grave pasteur. Il détestait le gouvernement et cette folle guerre dans laquelle il s’était engagé, et qui avait fait de son plus jeune petit-fils un meurtrier.

Kessler savait que jamais plus il ne pourrait regarder son grand-père en face.

— J’aperçois la côte, annonça Lichtermann quarante minutes plus tard. Nous allons réussir à regagner Narvik.

Le Kondor était descendu à mille mètres lorsqu’il atteignit la côte nord de la Norvège. C’était un paysage nu et laid, où les vagues bordées d’écume se brisaient sur des falaises et des îles informes. Seuls quelques villages, où les habitants tiraient leur maigre revenu de la mer, s’accrochaient aux criques et aux rochers.

Ernst Kessler se sentit l’esprit apaisé. A l’idée de survoler la terre ferme, il se sentait un peu plus en sécurité. Bien sûr, ils ne survivraient pas à une chute sur cette terre rocailleuse, mais mourir là, où l’on pourrait retrouver leurs corps et leur donner une sépulture convenable, lui paraissait préférable au néant de la mer indifférente où reposaient désormais les deux pilotes britanniques abattus.

C’est l’instant que choisit le destin pour abattre sa dernière carte. Le moteur extérieur bâbord, qui ronronnait jusqu’alors à mi-puissance et parvenait à conserver au lourd appareil de reconnaissance sa stabilité, se bloqua sans le moindre signe avant-coureur. Le disque tournoyant que formait l’hélice et qui assurait au Kondor une assiette stable se transforma en une sculpture figée de métal bruni qui freinait et déséquilibrait l’avion avec une force colossale.

Dans le poste de pilotage, Lichtermann écrasa le palonnier pour empêcher le Kondor de chuter en vrille. La poussée de l’aile tribord et la force inverse de l’aile bâbord rendaient ingouvernable l’appareil, que rien ne semblait plus pouvoir empêcher de piquer du nez.

Kessler se sentit plaqué contre l’affût de sa mitrailleuse, et un ruban de munitions s’enroula autour de lui comme un serpent avant de s’écraser contre son visage. Sa vision devint floue et du sang jaillit de ses narines. Le ruban revint sur lui et lui aurait frappé la tempe s’il n’était parvenu à plonger en avant et à plaquer les munitions alignées dans leur gaine de laiton contre une cloison.

Lichtermann réussit à maintenir l’avion stable pendant quelques secondes de plus, mais il savait que ses efforts étaient vains. Le Kondor était trop déséquilibré. Pour avoir la moindre chance de le poser, il fallait compenser ces forces antagonistes qui le poussaient et le tiraient en même temps. Il étendit une main gantée pour presser l’interrupteur des moteurs de tribord, qui ralentirent rapidement, puis s’arrêtèrent. L’hélice immobile continuait à provoquer un important mouvement de tirage à bâbord, mais Lichtermann parvenait encore à le compenser, d’autant que l’avion commençait à se comporter comme une sorte de planeur géant.

— Kessler, montez par ici et attachez-vous. Nous allons nous écraser.

L’avion survola une montagne qui dominait un fjord prolongé par un petit glacier, d’une blancheur aveuglante sur les roches noires déchiquetées.

Kessler se débarrassa de son harnais d’épaule ; il se penchait pour quitter sa position devant la mitrailleuse lorsque quelque chose, en contrebas, attira son regard. Dans le prolongement du sillon creusé par le fjord se trouvait une construction bâtie en partie sur le glacier. Peut-être l’ouvrage était-il si ancien que la glace avait commencé à l’ensevelir. Il était difficile d’évaluer ses dimensions d’un seul regard, mais il paraissait imposant, évoquant les entrepôts que construisaient autrefois les Vikings.

— Capitaine ! s’écria Kessler. Derrière nous... sur le bord du fjord. Un bâtiment. Je crois qu’on pourrait se poser sur la glace.

Lichtermann n’avait rien vu, mais il savait que le regard de Kessler était tourné vers l’arrière et qu’il bénéficiait d’une vue dégagée du fjord. Vers l’avant, le terrain était déchiqueté, avec des monticules formés par la glace, aussi tranchants que des dagues. Le train d’atterrissage se briserait à l’instant même du contact avec la surface, et les rocs déchireraient le fuselage comme une feuille de papier.

— Vous en êtes sûr ?

— Oui, capitaine. Je l’ai vu grâce au clair de lune. Il y a bien un bâtiment, c’est certain.

Sans aucune puissance moteur, Lichtermann n’avait pas droit à l’erreur. Il était convaincu que s’il tentait de se poser sur le sol rocheux, lui et ses hommes n’y survivraient pas. Un atterrissage sur la glace ne serait pas une partie de plaisir, mais ils auraient au moins une petite chance de s’en sortir.

Il s’arc-bouta sur le manche, luttant contre l’inertie du Kondor. Le virage fit perdre toute portance à la surface des ailes. L’altimètre se mit à dégringoler. Lichtermann n’y pouvait rien. Les lois de la physique décidaient pour lui.

Le gros appareil fendit le ciel, reprenant le cap au nord. La montagne qui masquait jusqu’alors le glacier au regard du pilote surgit devant le Kondor. Lichtermann remercia en silence le clair de lune lorsqu’il aperçut au bas de la montagne une étendue d’un blanc virginal, une tache glacée de plus d’un kilomètre et demi. Il ne vit aucune trace du bâtiment dont parlait Kessler, mais c’était pour l’instant sans importance. Se concentrer sur le glacier, c’était cela l’urgence.

S’élevant lentement de l’eau avant de paraître retomber d’une faille de la montagne, un mur de glace presque vertical apparut, si épais qu’il semblait bleu dans la lueur incertaine de la lune. Quelques petits icebergs parsemaient l’étendue du fjord.

Le Kondor plongeait rapidement. L’altitude était à peine suffisante pour que Lichtermann puisse opérer un dernier virage et s’aligner sur le glacier.

L’avion descendit sous le sommet de la montagne. Les rocs, comme sculptés par les éléments et le froid, étaient si proches qu’il aurait suffi d’étendre un bras au bout des ailes pour les atteindre. La glace, si lisse vue à trois cents mètres d’altitude, se révélait bien plus dure à mesure que l’avion descendait, comme formée de petites vagues qui semblaient avoir été saisies en plein mouvement par le gel. Lichtermann ne sortit pas le train d’atterrissage. Si l’un des supports était arraché au moment du contact avec le sol, l’avion ferait la roue et se retrouverait disloqué.

— Tenez bon, dit-il, la gorge si sèche qu’il parvenait à peine à articuler les mots d’une voix rauque.

Ernst avait quitté son poste de mitrailleur pour s’attacher sur le siège du radio. Josef était avec Lichtermann dans le poste de pilotage. Les cadrans brillaient d’une lueur laiteuse. Aucun hublot ne se trouvait à proximité, et l’intérieur de l’avion était plongé dans une obscurité totale. Lorsqu’il entendit l’avertissement laconique de Lichtermann, Kessler se recroquevilla, protégea sa nuque des deux mains et bloqua ses genoux entre ses coudes, ainsi qu’il l’avait appris à l’entraînement.

Des prières s’échappaient confusément de ses lèvres.

Le Kondor heurta le glacier en oblique, s’éleva de quatre mètres avant de s’écraser contre la glace dans un froissement de tôles. Kessler fut projeté contre son harnais, mais il n’osa pas quitter la position fœtale qu’il avait adoptée. L’avion heurta l’obstacle avec une brutale secousse qui fit voler tous les manuels de radio hors de leur étagère. L’aile frappa le sol gelé et l’appareil se mit à tournoyer sur lui-même, projetant des débris morcelés autour de lui.

Kessler se demandait s’il valait mieux pour lui rester seul au fond de la carlingue, ignorant de ce qui se passait au-dehors, ou bien rejoindre le cockpit et voir le Kondor se disloquer.

Il y eut un choc sous l’endroit où Kessler se tenait recroquevillé, et une bourrasque d’air froid fusa à l’intérieur de la carlingue. La verrière qui protégeait le poste du mitrailleur avant venait d’imploser. Des morceaux de glace arrachés au glacier tourbillonnèrent dans la carlingue ; pendant tout ce temps, l’avion ne semblait même pas ralentir.

C’est alors qu’un son retentit, plus fort que tous les autres, une explosion de métal déchiré, suivie de l’odeur entêtante du carburant d’aviation. Kessler comprit ce qui venait de se passer. L’une des ailes avait creusé la glace et avait été arrachée. Lichtermann s’était débarrassé de la plus grande partie du carburant, mais il en restait assez pour que l’avion s’embrase.

Celui-ci poursuivit sa dégringolade le long de la pente douce du glacier, poussé par son élan. Enfin, il commença à ralentir. L’arrachage de l’aile bâbord le plaçait en position perpendiculaire par rapport à sa trajectoire initiale. Une grande partie de sa carlingue rabotant la surface, la force de la friction prenait le pas sur celle de la gravité.

Kessler laissa échapper un soupir. Dans quelques instants, l’appareil s’immobiliserait. Le capitaine Lichtermann avait réussi. La tension mortelle qui l’étreignait depuis l’avertissement du pilote se relâcha. Il s’apprêtait à se redresser enfin lorsque l’aile tribord se planta dans la glace avant d’être déchirée à sa base.

Le Kondor roula par-dessus l’aile démembrée et se retourna sur le dos en un mouvement d’une violence telle que Kessler faillit être éjecté de son harnais. Son cou fut brutalement rejeté en arrière et une douleur cinglante le traversa de la tête aux pieds.

Le jeune aviateur resta suspendu à son harnais, hébété, pendant plusieurs longues secondes, puis il s’aperçut qu’il n’entendait plus le raclement de l’aluminium sur la glace. Le Kondor s’était enfin immobilisé. Luttant contre la nausée, il défit avec soin les courroies de son harnais et se laissa glisser jusqu’à la surface du plafond. Il sentit quelque chose de mou sous ses pieds. Toujours dans l’obscurité, il se déplaça pour prendre appui sur un des montants du fuselage. Il tendit la main, puis la retira brusquement. Il venait de toucher un cadavre, et ses doigts étaient couverts d’un liquide épais et collant. Du sang.

— Capitaine Lichtermann ? appela-t-il. Josef ?

Il n’eut d’autre réponse que le sifflement du vent froid qui balayait l’avion immobile.

Kessler fouilla un petit placard sous la radio et y découvrit une lampe électrique. Le faisceau lumineux éclaira le corps de Max Ebelhardt, le copilote, tué dès les premiers instants de l’attaque. Il appela encore Josef et Lichtermann et braqua le rayon de la lampe sur le cockpit renversé. Il aperçut les deux hommes encore attachés à leurs sièges, les bras pendants, aussi inertes que des poupées de chiffon.

Aucun des deux ne bougea, même lorsque Kessler parvint à ramper jusqu’à eux pour poser la main sur l’épaule du pilote. La tête de Lichtermann était rejetée en arrière, ses yeux bleus figés. Son visage était d’un rouge sombre, rempli du sang qui affluait vers son crâne. La chair était encore tiède, mais la peau avait déjà perdu de son élasticité. Kessler braqua sa lampe sur Josef Vogel. Mort, lui aussi. Sa tête s’était écrasée contre un montant métallique sur lequel le jeune homme aperçut une traînée de sang. Quant à Lichtermann, il s’était probablement rompu le cou lorsque l’avion s’était retourné.

Kessler reprit conscience de l’odeur insistante du carburant et tituba jusqu’à la porte principale, à l’arrière de l’avion. Le choc avait déformé l’encadrement, et il dut donner de violents coups d’épaule contre le métal pour parvenir enfin à l’ouvrir. Il tomba de l’avion et vint s’écraser sur la glace. Des débris d’ailes et de fuselage étaient disséminés le long du glacier, creusé de profonds sillons.

La menace d’un incendie était-elle imminente ? Combien de temps lui faudrait-il attendre avant de pouvoir regagner sans danger l’épave du patrouilleur ? Kessler l’ignorait, mais avec ce vent glacial, il ne pourrait demeurer dehors très longtemps. La meilleure solution consistait à trouver cette mystérieuse construction aperçue avant le crash. Il attendrait là-bas jusqu’à ce que tout danger d’incendie soit écarté, puis il reviendrait. Avec un peu de chance, la radio aurait survécu. Sinon, un petit canot gonflable était rangé vers la queue de l’appareil. Il lui faudrait des jours pour atteindre un village, mais en naviguant au plus près du rivage, il avait une chance de réussir.

Son plan l’aidait à écarter de son esprit l’horreur des heures précédentes. Il lui fallait se concentrer sur sa propre survie. Une fois en sécurité à Narvik, il pourrait se permettre de songer à ses camarades morts. Il ne s’était jamais senti très proche d’aucun d’eux, préférant ses rêves d’études à leur camaraderie bruyante, mais ils faisaient partie d’un même équipage.

La douleur martelait son crâne, et son cou était si raide qu’il ne tournait la tête qu’avec difficulté. Il tenta de se repérer par rapport à la montagne qui masquait une grande partie du fjord étroit, et se mit à marcher avec peine le long du glacier. Il est difficile d’évaluer les distances sur la glace, et la traversée qu’il estimait à deux ou trois kilomètres se transforma en une marche de plusieurs heures qui lui laissa les pieds insensibilisés par le froid ; il était trempé par de brutales rafales de pluie, et l’eau gelait sur ses vêtements.

Il songeait à faire demi-tour et à courir le risque de regagner l’avion lorsqu’il aperçut les contours d’un bâtiment en partie enfoui sous la glace. La vision se précisa tandis qu’il approchait, et les tremblements qui le parcoururent n’étaient plus seulement dus au froid. Il ne s’agissait pas d’un bâtiment.

Lorsque Kessler fit halte, la proue d’un énorme vaisseau, construit avec du bois épais gainé de cuivre et piégé par les glaces, le dominait de toute sa hauteur. Kessler n’ignorait pas la lenteur des mouvements des glaciers, et pour être enfoui aussi profondément, ce navire devait être là depuis des milliers d’années. Le jeune homme n’avait jamais rien vu de semblable. Une idée venait de traverser son esprit, mais c’était impossible... Et pourtant, il avait vu des images de ce bateau. Des illustrations de la Bible que son grand-père lui lisait lorsqu’il était enfant. Kessler préférait les récits de l’Ancien Testament aux prêches du Nouveau, et il se souvenait même des dimensions du navire – cent coudées de long, cinquante coudées de large, et trente coudées de haut.

« ... Ils entrèrent dans l’arche auprès de Noé, deux à deux, de toute chair ayant souffle de vie. »