Chapitre 37

Mark Murphy s’était rarement senti aussi mal. Son nez était rouge et douloureux au toucher, mais comme il lui fallait se moucher sans cesse, il ne voyait pas la fin de son calvaire. Par malheur pour lui, il avait toujours éternué de façon compulsive, quatre ou cinq fois d’affilée. Il avait la tête gonflée au point d’éclater et à chaque inspiration, il avait la sensation que des billes s’entrechoquaient dans sa poitrine.

Une seule pensée parvenait à le réconforter quelque peu : tout le monde ou presque, à bord du Golden Sky, était aussi mal en point que lui. Les symptômes que présentait Linda étaient à peine moins sévères que les siens, mais elle n’échappait pas pour autant à l’infection virale qui balayait le navire à la vitesse d’un feu de broussaille. Il ne se passait pas cinq secondes sans qu’elle se mette à frissonner. La plupart des passagers restaient calfeutrés dans leur cabine, les cuisines chauffaient en permanence des litres de bouillon de volaille et le personnel médical distribuait des cachets contre le rhume par poignées entières.

Mark et Linda étaient seuls dans la bibliothèque, assis l’un en face de l’autre, un livre sur les genoux pour le cas improbable où quelqu’un entrerait. Des piles de mouchoirs en papier étaient posées à côté d’eux.

— Maintenant, je comprends pourquoi ils ont choisi de propager le virus à bord d’un vaisseau de croisière.

— Eh bien pourquoi ?

— Considère notre situation. Nous sommes piégés ici comme des rats, à mariner dans notre jus. Tout le monde est exposé et le restera, jusqu’à ce que tous les passagers et membres d’équipage attrapent le virus. Deuxièmement, il n’y a à bord qu’un médecin et une infirmière. Avec tous ces gens malades en même temps, ils seront très vite débordés. Dans une grande ville, il y a des hôpitaux, les gens sont exposés moins longtemps au virus et ont donc moins de chances de contaminer d’autres personnes. En cas d’épidémie, on peut isoler les victimes, et les mettre en quarantaine assez rapidement.

— Tu as raison, commenta Linda, trop abattue pour souhaiter s’engager dans une conversation sérieuse.

— Revoyons encore une fois toutes les données du problème, reprit Mark après quelques minutes de silence.

— Mark, je t’en prie, nous avons déjà tout passé en revue un millier de fois. Ce n’est pas le système d’air conditionné ou de distribution d’eau, ce n’est pas la nourriture, et nous avons vérifié et revérifié des dizaines d’autres possibilités. Il faudrait une équipe d’ingénieurs pour passer tout ce navire au peigne fin et trouver leur dispositif de contamination.

Affaibli par son rhume, Mark n’était pas parvenu à imaginer la solution, et il ne se berçait pas d’illusions quant à la possibilité de la découvrir sous peu, mais n’entendait pas pour autant rester sur un échec.

— Allons, Linda. Réfléchis. Pour résumer, on pourrait dire que nous sommes sur une ville flottante, d’accord ? De quoi a besoin une ville ? De nourriture, d’eau, d’installations sanitaires, d’un système de ramassage des déchets, et d’électricité.

— C’est sûr, ils ont dû empoisonner les déchets...

Mark ignora le sarcasme.

— Voyons les choses sous un angle différent. Un navire de croisière, c’est comme un hôtel. Que faut-il pour faire fonctionner un hôtel ?

— Les mêmes choses, répondit Linda, plus quelques bonbons posés sur l’oreiller le soir.

— Tu ne m’aides pas beaucoup...

— Je n’essaye même pas.

Mark fit un brusque mouvement en avant sur son siège.

— Tu as trouvé !

— Des bonbons empoisonnés ?

— Qui amène les bonbons ?

— Une femme de chambre.

— Et que fait-elle lorsqu’elle entre le matin dans une cabine ?

— Le ménage, et puis elle change les... Oh, mon Dieu !

— Je me souviens, en Grèce, quand nous sommes allés chercher le gosse de Max. Ils avaient tout un tas de machines à laver industrielles, mais pas de séchoirs. Ils s’entraînaient. Le virus a été introduit dans la blanchisserie. Les draps des passagers sont changés tous les jours. Et au cas où cela ne suffirait pas, on change également chaque jour les serviettes du restaurant et du réfectoire du personnel. Amener les gens à s’essuyer la bouche avec une serviette contaminée, c’est aussi efficace que de leur faire directement une piqûre. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? C’était tellement évident !

— C’est évident une fois que tu y as pensé, c’est comme quand on cherche un objet, et qu’on le retrouve dans le dernier endroit où on l’a cherché, comme tu le disais si bien ! le taquina Linda. Eh bien, allons vérifier !

*

Avec ses suspensions et ses amortisseurs renforcés, le quad était conçu pour le tout-terrain, ce qui n’empêchait pas Juan, toujours à la poursuite du pick-up, de le pousser jusqu’aux limites les plus extrêmes de son endurance. Il rattrapait rapidement son retard, car des projectiles éclataient à chaque instant devant les roues de la camionnette, et son chauffeur devait sans cesse louvoyer pour les éviter.

— Président, ici Hali. Avertissement des quarante-cinq minutes. Je répète, impact dans quarante-cinq minutes.

— Je vous entends, dit Juan, inquiet à l’idée qu’ils commençaient à entamer sérieusement la marge de sécurité indispensable pour quitter la zone à temps. Mais j’aurais préféré être sourd ! Contrôle des armements, poursuivez les tirs. George, essayez de distraire les gars à l’arrière du pick-up pour que je puisse approcher. Rasez-les de près !

— Bien reçu.

Un genou pressé contre le plateau du pick-up et le canon d’un fusil d’assaut enfoncé dans son cou, Max n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait autour de lui. Le fusil se leva soudain et le garde tira une courte rafale. Max put alors constater que l’homme tirait en direction du ciel. Le Robinson apparut soudain au-dessus du véhicule, si bas que le garde dut baisser la tête.

Max en profita pour lui asséner un coup de coude à l’aine. Le mouvement, maladroit et mal ajusté, ne sembla produire aucun effet. L’homme retourna aussitôt son arme vers Max, qui parvint à la bloquer de son bras ; les balles fusèrent, inoffensives, vers le ciel qui commençait à s’assombrir. Malgré la poudre qui lui brûlait les yeux, Max saisit sa chance et frappa le flanc exposé du garde, qui répliqua par un coup au visage. Ce retour des douleurs endurées avec Kovac mit Max dans une rage folle ; il se retourna brusquement, et chercha à se relever pour donner plus d’impact à ses coups.

Le plateau du véhicule était trop petit pour que le garde puisse braquer son arme sur Max, aussi essaya-t-il de s’en servir comme d’un gourdin pour tenter de se débarrasser de lui. Max replongea au sol et projeta sa jambe pour frapper l’homme à l’arrière-train, puis il se releva, chancelant, et se retint aux montants du plateau.

Juan n’était plus qu’à soixante centimètres du pare-chocs arrière du pick-up, courbé sur le guidon de telle sorte que le garde ne pouvait le voir. Max vit les lèvres du Président bouger, sans doute pour parler à George, qui tournoyait au-dessus d’eux à bord de l’hélico, ou à un membre de l’équipage de l’Oregon.

Max repartit à l’assaut du garde, semblable à un catcheur professionnel, mais le coup de coude qu’il porta au ventre de l’homme n’avait rien d’une feinte. Les yeux du garde semblèrent jaillir de leurs orbites, et ses joues se gonflèrent pendant qu’il expulsait la moindre particule d’air de ses poumons.

Quelques secondes plus tard, une nouvelle salve tirée du canon de l’Oregon éclata juste devant la camionnette découverte. Le chauffeur freina et vira à gauche, et Juan put s’aligner sur le flanc du véhicule.

— Max, arrête ça et saute ! hurla-t-il en se glissant en avant sur la selle pour laisser autant de place que possible à son ami.

Max rampa par-dessus le hayon arrière pour s’accroupir sur le pare-chocs. Il étendit une jambe, qu’il posa sur la selle du quad avant de lancer tout son poids. Il atterrit bien en position et passa les bras autour de la taille de Juan pour maintenir son assise.

Nigel, le garde anglais qui conduisait le pick-up, choisit ce moment précis pour jeter un coup d’œil dans son rétroviseur. Lorsqu’il vit que son prisonnier s’échappait, il fit un écart pour bloquer le quad, forçant Juan à freiner. Il dut lui aussi ralentir au plus vite, et lorsque le quad commença à s’éloigner, il se lança à ses trousses.

Avec deux hommes de bonne taille sur le quad, les deux véhicules étaient à peu près de force égale. Juan parvenait à peine à conserver une avance de quelques mètres, et même s’il prenait de brusques virages, Nigel ne perdait pas de terrain. Le garde responsiviste avait compris que s’il réussissait à se maintenir à très courte distance derrière Juan et Max, le canon éviterait de le prendre pour cible.

— Il joue avec nous, cracha Juan en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule pour voir la calandre plate du pick-up à moins de cinq mètres des roues arrière du quad. Et nous n’avons pas le temps de nous amuser. A propos, je suis content de te retrouver. Mais bon Dieu, ils ne t’ont pas arrangé la figure.

— Content de te voir aussi, hurla Max pour couvrir le bruit du vent. Et ça fait plus mal que ça en a l’air.

— Accroche-toi, l’avertit Juan en se lançant sur le versant de la colline qui ramenait à la route.

Ils redescendirent à une vitesse folle, Juan accélérait à fond, tandis que le pick-up chassait dans tous les sens derrière eux.

Le quad gagna un peu moins de vingt mètres, et Juan envisagea un instant de demander une nouvelle salve à l’Oregon, mais le pick-up était beaucoup plus rapide que le quad sur route lisse, et il finit par rattraper son retard avant que le Président ait eu le temps de transmettre ses ordres au navire.

— Poste de tir, préparez-vous à lancer une salve HE tout au bout du quai.

— Compris. Nous attendons.

— Qu’est-ce que tu fais ? l’interrogea Max.

— Plan C.

Ils continuaient à dévaler la colline, mais sans pousser le moteur du quad à fond, car Juan avait besoin d’une petite réserve de puissance. Ils passèrent en trombe devant les ruines en flammes de la baraque de tôle ondulée, zigzaguant entre des débris de métal encore chauffés au rouge. Juan, arrivé sur le quai, tourna à bloc la poignée d’accélération, jaugeant d’un œil expert la vitesse, la distance et le temps.

— Go !

Le chauffeur du pick-up ralentit pour rester en retrait, incapable de comprendre pourquoi Juan s’élançait sur une voie sans issue, mais lorsqu’il constata qu’il ne ralentissait pas, il accéléra à son tour pour ne pas se laisser distancer.

— George, cria Juan à la radio, préparez-vous à nous récupérer dans l’eau.

La réponse du pilote se perdit dans le vent.

Juan s’élança sur le quai à près de quatre-vingts kilomètres à l’heure.

Max finit par comprendre les intentions de son ami.

— Mais tu es complètement...

Ils décollèrent du quai sur plus de six mètres avant de s’écraser dans la mer. Un instant plus tard, le pick-up tenta de s’arrêter dans un dérapage sur quatre roues qui faillit le faire verser sur le flanc. A peine se fut-il stabilisé sur ses suspensions que la portière s’ouvrit et que le garde apparut en levant son fusil d’assaut, prêt à abattre ses deux ennemis dès qu’ils apparaîtraient à la surface.

Le sifflement aigu, qui dura moins d’une seconde, ne lui laissa pas le temps de réagir.

L’obus explosif atteignit le quai au lieu du pick-up, mais le résultat fut le même. L’un comme l’autre furent soufflés par l’explosion.

Juan aida Max à retrouver la surface. Il cracha un peu d’eau, puis observa l’étendue des dégâts. La moitié du quai avait purement et simplement disparu, et il ne restait plus de l’autre que des débris de planches et des poteaux éclatés.

— Etait-ce vraiment nécessaire ? grommela Max.

— Tu te souviens de ce que je t’ai dit de ma première mission pour l’agence ?

— Quelque chose au sujet d’un satellite russe ?

— Un projectile balistique orbital, précisa Juan en sortant son bras de l’eau pour consulter sa montre. Et ce projectile va pulvériser l’île d’Eos dans exactement trente-huit minutes. Personnellement, je préférerais être aussi loin d’ici que possible.

Lorsque le Robinson R44 apparut au-dessus de la falaise et fonça vers les ruines du quai, il traînait de la fumée dans son sillage.

Voilà pourquoi George me suppliait de ne l’utiliser qu’en dernier recours, songea Juan.

Adams plaça l’appareil juste au-dessus des deux hommes et resta en vol stationnaire. La poussée d’air des pales soulevait un étouffant brouillard de particules d’eau de mer bouillonnantes. Juan leva un bras pour ouvrir la portière et aida Max à grimper dans l’hélico. Le Président allait suivre Max lorsqu’un tir d’armes automatiques encadra l’appareil.

— On y va, vite ! hurla-t-il en agrippant l’un des patins.

George ne se le fit pas dire deux fois. Il fit monter le régime du moteur et s’éloigna du quai, où un autre pick-up venait d’apparaître. Sur son plateau arrière, deux hommes armés d’AK-47 tiraient rafale sur rafale.

Suspendu comme un singe par les bras et les jambes, Juan n’avait d’autre ressource que de s’accrocher du mieux qu’il le pouvait au patin du Robinson. Un vent brutal le secouait et ses vêtements trempés étaient comme de la glace, mais il ne pouvait rien y faire. L’Oregon n’était qu’à deux miles de là, et il était hors de question que George ralentisse pour qu’il puisse à son tour rejoindre la cabine.

Le pilote du Robinson avait rendu compte de la situation au navire, et toutes les lumières de l’Oregon étaient allumées et tous les hommes disponibles rassemblés sur le pont en prévision de l’atterrissage de l’hélico. La proue s’était déjà détournée de l’île d’Eos, et le navire était prêt à appareiller.

Arrivé au-dessus de la plage arrière, George se donna le maximum de champ pour atterrir dans les meilleures conditions possibles. Il ignora les voyants d’alarme qui clignotaient et les signaux sonores qui résonnaient à l’intérieur du cockpit pour l’avertir que son hélico adoré était à l’agonie. Il imagina un instant l’huile qui brûlait dans la transmission surchauffée, et réduisit doucement l’altitude.

Juan lâcha le patin pour atterrir dans les bras secourables des marins du bord, qui l’attrapèrent sans difficulté, le remirent sur pied et s’écartèrent pour laisser à George assez d’espace pour poser l’engin sur le pont.

— Pleine vitesse, ordonna Juan à l’instant même où les patins touchaient le pont. Tout le monde à son poste. Parez le navire comme pour une collision.

George Adams coupa le moteur dès qu’il sentit les patins toucher le sol, mais le mal était fait. Des flammes jaillirent du capot moteur et du mât de rotor. Des marins arrosaient déjà l’appareil de leurs lances ; George et Max sautèrent de l’hélico dans un torrent d’écume.

Une fois arrivé à bonne distance, George jeta un coup d’œil en arrière. Les traits de son visage avenant étaient tirés. Il savait que son Robinson était réduit à l’état d’épave.

— Nous t’en achèterons un autre, tout neuf, lui dit Juan en posant la main sur son épaule.

Ils entrèrent à l’intérieur du navire avant que le vent ne se mette à souffler trop fort. Derrière la poupe de l’Oregon, l’île d’Eos semblait tapie à la surface de l’eau, sinistre amoncellement de roches bientôt voué à disparaître de la surface du globe.