Chapitre 10

Le travail des hélicoptères des paparazzis était entravé par la tente d’un blanc immaculé installée sur les pelouses impeccables de la propriété de Beverly Hills. La tente était bien deux fois plus grande que la piscine d’un bleu d’azur toute proche, pourtant de dimensions olympiques. Lorsqu’un hélico Bell JetRanger de la police du comté de Los Angeles apparut, les deux appareils loués par les journalistes s’éclipsèrent avant que leurs numéros d’immatriculation puissent être relevés, première étape avant les poursuites pour avoir survolé une zone interdite. Les pilotes tenaient avant tout à éviter l’arrestation, malgré toutes les gratifications et les beaux discours des paparazzis.

Les invités traités avec les plus grands égards sous la tente étaient habitués à de telles intrusions et s’en souciaient fort peu. Le bruit des appareils se dissipa, et le brouhaha des conversations retrouva son volume sonore habituel. L’orchestre, installé sur une estrade d’un côté de la tente, se remit à jouer, tandis que des starlettes bronzées, vêtues des minuscules bikinis de rigueur dans toutes les fêtes hollywoodiennes dignes de ce nom, revenaient s’ébattre au bord de la piscine.

La bâtisse qui dominait le vaste jardin était une fausse villa méditerranéenne couvrant plus de trois mille cinq cents mètres carrés de surface habitable, sans compter le pavillon réservé aux invités. Le garage souterrain pouvait accueillir une vingtaine d’automobiles. Pour parvenir à satisfaire les désirs des nouveaux propriétaires, il avait fallu regrouper deux domaines de plusieurs millions de dollars chacun, et des équipes d’ouvriers s’étaient relayées jour et nuit pendant trois ans pour terminer le complexe, soustrait aux regards par un mur d’enceinte. Dans une ville pourtant habituée aux étalages de richesse, les travaux avaient suscité dès le départ une foule de rumeurs et de potins.

Thomas et Heidi Severance étaient les propriétaires de la villa et de ses dépendances. Ce n’étaient ni des comédiens ni des nababs du cinéma, même si Thom s’était consacré pendant deux ou trois ans à un travail de cadre pour un studio. Ils étaient les gardiens et les héritiers du domaine de feu le Dr Lydell Cooper, fondateur du mouvement responsiviste en pleine expansion, et dont ils assuraient désormais la direction. L’argent dépensé pour construire la villa, quartier général du mouvement en Californie, provenait de dons du monde entier, mais l’élite hollywoodienne, qui rejoignait les Responsivistes en rangs serrés, en avait fourni une part non négligeable.

Thom Severance avait été parmi les premiers à reconnaître la valeur du sensationnel ouvrage du Dr Cooper, La Natalité nous tuera : comment la surpopulation va détruire la civilisation, et il s’était rapproché de l’auteur afin de l’aider à faire connaître son message. Tout naturellement, Thom trouva son âme sœur en la personne d’Heidi, la fille de Cooper. Ils se marièrent après s’être fréquentés pendant deux mois, et c’est leur énergie sans bornes qui fit du Responsivisme un phénomène d’ampleur mondiale. Ils poursuivirent l’œuvre de Cooper après sa mort, conformément à ses vœux. Leur charisme permit d’attirer de nombreuses personnalités de l’industrie du spectacle, et lorsque l’actrice Donna Sky fit savoir au monde qu’elle était une Responsiviste depuis des années, la popularité du mouvement explosa littéralement.

Thomas mesurait un bon mètre quatre-vingts, et ses traits, magnifiés par l’art de la chirurgie plastique, lui donnaient l’aura d’un chef. Il était âgé de cinquante-trois ans, mais ses cheveux d’un blond roux étaient encore fournis et son regard n’avait rien perdu de son pouvoir de fascination. Sa veste en lin crème était coupée un peu large, mais loin de nuire à l’attrait de son corps sculpté par l’exercice, elle mettait en valeur sa musculature. Lorsqu’il souriait, ce qui lui arrivait souvent, ses dents blanches offraient un contraste saisissant avec son teint hâlé.

Heidi se tenait à ses côtés. Elle n’avait que deux ans de moins que Thomas, mais en paraissait à peine quarante. Elle incarnait la beauté californienne, avec ses cheveux blonds, ses yeux bleus au regard vibrant et sa silhouette d’athlète professionnelle. Son cou, long et gracieux, était son atout maître, et elle savait le faire admirer en portant des tops décolletés et des colliers ornés de diamants de la plus belle eau.

Heidi et Thomas étaient, chacun à leur manière, très séduisants. Ensemble, ils formaient un couple fascinant, qui n’éprouvait aucune difficulté à capter l’attention générale, en particulier ce jour-là, où une réception était organisée pour célébrer l’inauguration du nouveau quartier général.

— Félicitations, Thom, lança un metteur en scène célèbre, qui se glissa près d’eux pour embrasser les joues bronzées d’Heidi avec une familiarité de bon ton. Et à toi aussi, Heidi ! Vous pouvez être fiers de vous. Le Dr Cooper le serait, ajouta-t-il avec une nuance de respect dans la voix. Pour les générations futures, ce lieu restera comme une digue qui aura su tenir en échec les vagues déferlantes de la surpopulation.

— Le flambeau de l’espoir pour l’humanité, répondit Heidi. Mon père m’avait avertie qu’au début, le combat serait rude. Mais notre message est bien entendu, les gens commencent à comprendre les enjeux, et ils verront bientôt que le mode de vie que nous prônons est celui de la responsabilité.

— J’ai lu dans Générations un article sur la baisse du taux de natalité dans les villages autour de notre nouvelle clinique en Sierra Leone, poursuivit le metteur en scène, citant le magazine biannuel du mouvement.

Thomas Severance hocha la tête.

— En effet, loin des régions où les missionnaires chrétiens et musulmans ont pu corrompre les populations avec leurs mensonges, nous avons de bons résultats, meilleurs que ceux que nous espérions. Nous arrivons à faire comprendre aux villageois qu’en empêchant de nouvelles naissances, nous les aidons à améliorer leur niveau de vie, bien mieux que les platitudes et les aumônes des églises.

— Est-ce que nous leur expliquons aussi que nos vies subissent l’influence des interférences entre les branes 1 ? Et comment combattre ce phénomène ?

— L’existence d’une présence extraterrestre dans une dimension parallèle de notre univers est encore un sujet sensible, répondit Thomas. La philosophie qui nous guide a besoin de temps pour être expliquée. Pour l’instant, il faut nous contenter de réduire le taux de natalité dans cette région du monde.

Le metteur en scène parut approuver la réponse de Thomas, et salua le couple en levant son verre avant de s’éloigner et de se perdre dans la foule. D’autres convives, qui tournaient depuis un moment autour du couple, s’approchèrent des Severance pour les féliciter.

— C’est un homme de bien, murmura Heidi à l’oreille de son mari.

— Son dernier film lui a rapporté plus de deux cents millions, mais ses contributions des derniers mois ont baissé de cinq pour cent.

— J’en parlerai à Tamara.

Tamara était la dernière conquête du metteur en scène, et maintenant son épouse. Elle faisait également partie des protégées d’Heidi.

Thomas, occupé à extraire un téléphone mobile de la poche de sa veste, ne parut pas l’entendre. Il l’ouvrit, prononça son nom, et écouta son interlocuteur pendant une minute sans que son visage trahisse la moindre émotion.

— Merci, dit-il enfin, puis il referma le clapet du téléphone.

Il se tourna vers Heidi, dont les yeux brillants et le sourire étaient plus éclatants que le diamant de onze carats qui étincelait à son cou.

— Un cargo vient d’annoncer qu’il avait repéré l’épave d’un navire flottant dans l’océan Indien.

— Oh, mon Dieu !

— Des sauveteurs l’ont formellement identifié. Il s’agit du Golden Dawn.

Heidi Severance porta une main à sa gorge ; ses joues s’empourprèrent.

— Ils n’ont découvert aucun survivant.

Un sourire s’épanouit sur le visage d’Heidi.

— C’est merveilleux, tout simplement merveilleux, murmura-telle à Thomas, comme extasiée.

Son mari paraissait quant à lui soulagé d’un grand poids.

— Encore quelques semaines, ma chérie, et l’œuvre pour laquelle nous avons travaillé, ton père et nous, verra enfin le jour. Le monde renaîtra, et cette fois, rien ne viendra entraver nos projets.

— Il renaîtra à notre image, ajouta Heidi en lui prenant la main.

Pas une seconde, elle ne pensa aux sept cent quatre-vingt-trois hommes, femmes et enfants qui avaient péri à bord du Golden Dawn, et parmi eux de nombreux membres de leur organisation. Par comparaison avec les morts à venir, un tel chiffre semblait infinitésimal.

1- Extrapolation à partir de la théorie des cordes. Selon la théorie des cordes, l’univers occuperait l’une des innombrables « vallées » d’un vaste paysage de solutions possibles, et ce qui nous apparaît comme une particule ponctuelle est en fait une minuscule corde. En outre, cette théorie prédit l’existence d’objets en forme de membranes, nommés branes, susceptibles d’avoir diverses dimensions. Quand les cordes ont des extrémités, ces dernières sont situées sur une brane.