Chapitre 35

Max s’était creusé la tête pour envisager un moyen de quitter la forteresse souterraine, et il n’avait jusqu’à présent trouvé qu’une seule solution. Lors d’une tardive expédition nocturne, il s’était rendu compte qu’une triple garde était positionnée dans la cage d’escalier qui menait au garage. Aucun bluff ne lui permettrait de la franchir. Son visage était meurtri et enflé depuis son tabassage par Kovac, et les gardes se méfieraient dès qu’ils l’apercevraient.

S’il ne pouvait franchir la porte principale, il lui fallait forcément passer par-derrière.

Il quitta sa penderie de l’aile directoriale et se dirigea vers les locaux où étaient installés les générateurs. Il prit garde de bien masquer son visage en passant près des quelques personnes qu’il croisa dans les couloirs. En arrivant tout près de la pièce où les moteurs à réaction actionnaient les turbines qui alimentaient le complexe en énergie, il constata que Kovac y avait également posté un garde. Il continua à marcher d’un pas régulier et mesuré. Le garde, un jeune homme d’une vingtaine d’années vêtu d’un uniforme bleu évoquant celui d’un policier et portant une matraque à la ceinture, l’examina pendant qu’il approchait.

— Comment ça va ? lança Max d’un ton jovial, alors qu’il se trouvait à trois mètres du jeune homme. Oh, oui, je sais bien, j’ai plutôt une tête de hamburger, en ce moment ! Une bande d’excités d’une ligue antiavortement m’est tombée dessus hier, pendant le rassemblement de Seattle. Je viens d’arriver. Incroyable, cet endroit, pas vrai ?

— Nous sommes dans une zone à accès réservé, vous devez avoir un badge pour y circuler.

Le gamin prenait une voix grave pour donner une impression d’autorité, mais il ne paraissait pas particulièrement méfiant.

— Ah bon ? Tout ce qu’on m’a donné jusqu’à présent, c’est ça, répondit Max en sortant des poches de son bleu de travail ses deux dernières bouteilles d’eau.

Plutôt que de proposer une bouteille au garde, et lui laisser la possibilité de refuser, Max lui en lança une. Le gamin l’attrapa au vol et adressa un regard furieux à Max. Celui-ci se contenta de sourire stupidement en dévissant le bouchon de sa bouteille, qu’il leva en l’air comme pour trinquer.

La politesse et la soif eurent raison de l’entraînement sans doute limité auquel le gosse avait eu droit au cours de sa formation. Il ouvrit sa bouteille et rendit son salut à Max, puis il leva le goulot à ses lèvres et renversa la tête pour boire. Max s’élança en avant en un mouvement digne d’un champion d’escrime, et enfonça les doigts raidis de sa main droite à l’endroit le plus vulnérable, à la base de la gorge du gamin.

Celui-ci recracha l’eau qu’il venait d’avaler et ses voies respiratoires se bloquèrent. Il ne parvenait même plus à tousser. Il émit un gargouillis, tandis que ses yeux semblaient vouloir sortir de sa tête et que ses mains agrippaient sa gorge dans le vain espoir de reprendre haleine. Max l’acheva par un uppercut sur le côté de la mâchoire, et le gosse tomba à ses pieds. Il se pencha pour vérifier sa respiration. Maintenant inconscient, le garde avait cessé d’hyperventiler et parvenait à aspirer un peu d’air par son larynx endommagé. Il parlerait pour le restant de ses jours dans un chuchotement enroué, mais il survivrait.

— A votre place, j’irais voir les responsables de votre entraînement et j’exigerais un remboursement.

Max ouvrit la porte de la centrale énergétique. La salle de contrôle était déserte et, à en juger par les divers indicateurs et tableaux de commande, un seul des moteurs à réaction fonctionnait. Il poussa le jeune garde sous un bureau métallique et attacha ses poignets aux pieds du meuble avec des menottes souples. Il était inutile de le bâillonner.

Max avait déjà envisagé de saboter les moteurs pour priver les Responsivistes des moyens d’envoyer leur signal par l’émetteur ELF, mais il était arrivé à la conclusion que ce serait une perte de temps, car ils disposaient sans doute d’une batterie de secours chargée à bloc, quelque part dans le complexe. S’il parvenait à trouver et à neutraliser cette batterie, il n’en résulterait pour eux qu’un léger retard. Il ne gagnerait que quelques heures, quelques jours tout au plus, et trahirait sa présence. S’ils ne l’avaient pas encore découvert, c’est qu’ils le pensaient mort ou en fuite. Dès qu’ils sauraient qu’un saboteur se trouvait à l’intérieur de leur bunker, ils en fouilleraient chaque centimètre carré pour le trouver.

Il ne pouvait qu’imaginer la mort douloureuse que Kovac lui réserverait alors.

Max était convaincu que Juan avait reçu son message et imaginé un plan pour détruire l’émetteur avant que Severance puisse envoyer son signal. C’est la raison pour laquelle il avait écarté l’idée d’un sabotage et s’était concentré sur ses possibilités d’évasion.

Les quatre moteurs étaient alignés en rang ; de gros conduits les alimentaient en air d’un côté tandis que d’épais tuyaux évacuaient les gaz usés de l’autre. Juste avant de ressortir par le mur, à l’autre bout de la pièce, les quatre tuyaux se rassemblaient en un collecteur, de telle sorte qu’une seule canalisation conduisait vers l’extérieur. Un échangeur de chaleur était installé juste après le collecteur afin de refroidir les gaz avant leur évacuation. L’arrivée d’air fonctionnait de façon similaire, mais en mode inversé, avec un conduit unique qui pénétrait à l’intérieur avant de se séparer pour se relier à chacune des turbines. Max aurait préféré emprunter ce second chemin, mais l’installation se trouvait à plus de trois mètres du sol, inaccessible sans échafaudage.

— Si Juan y est parvenu, pourquoi pas moi ? songea Max en se souvenant de la façon dont le Président s’était échappé du Golden Dawn.

Au fond de la pièce, sur un établi, il trouva des outils et un casque antibruit. Il entrouvrit la porte qui donnait sur l’installation centrale. Avec le casque, le bruit des moteurs restait à un niveau tolérable. Avant de se mettre au travail, il vérifia le contenu d’une armoire métallique rouge placée à proximité. Sans le matériel qu’elle contenait, sa tentative d’évasion risquait de lui coûter la vie.

Une écoutille d’accès, fermée par un cercle de boulons, était aménagée de chaque côté des quatre conduits d’évacuation. Il commença par ôter chacun des boulons, longs de plus de sept centimètres, en prenant soin de ne pas les laisser rouler et se perdre. Max avait démonté son premier moteur à l’âge de dix ans, et son amour des machines ne s’était jamais démenti ; ses gestes étaient vifs, efficaces. Il laissa un boulon en place, mais desserré, de telle sorte que l’écoutille d’inspection puisse pivoter. Le moteur relié au conduit était silencieux, mais les vapeurs qui s’en échappaient lui firent monter les larmes aux yeux.

Il regagna alors la salle de contrôle et prit une poignée de boulons courts et épais dans un tiroir de pièces détachées. Quoiqu’un peu trop petits pour les pas de vis, ils feraient illusion dans l’éventualité d’une inspection de routine. Une fois la turbine en marche, la pression les ferait jaillir de l’écoutille comme des balles de fusil, mais ce ne serait plus le problème de Max. Il remit les outils en place et vérifia que le garde inconscient respirait encore.

L’armoire métallique rouge contenait du matériel anti-incendie. Si un incendie éclatait dans la centrale, il serait probablement alimenté par le kérosène des moteurs à réaction, ce qui expliquait la présence de deux combinaisons métalliques à capuchons rigides couleur argent, d’une seule pièce, destinées à protéger ceux qui les portaient de l’effroyable chaleur d’un tel brasier.

Max avait repéré ce matériel dès sa première visite de la centrale, et c’est cette découverte qui était à l’origine de son plan d’évasion. Il ouvrit le capuchon de l’une des combinaisons avant de s’y glisser, et enfila la seconde afin d’assurer une double protection à l’ensemble de son corps, à l’exception de sa tête. Il y avait à peine assez d’espace dans les bottes pour qu’il y glisse ses pieds. Ses mouvements étaient maladroits, comme ceux des robots dans les vieux films de science-fiction. Les réservoirs d’air étaient équipés de tuyaux blindés qui se branchaient directement sur la combinaison par une valve, au niveau des hanches. Il aurait aimé emmener avec lui une provision d’air supplémentaire, mais il n’était pas sûr que son corps meurtri puisse en supporter le poids.

Il poussa les réservoirs dans le conduit et y grimpa à leur suite. L’espace était plus que confiné, mais une fois qu’il aurait dépassé le collecteur, il parviendrait à se mouvoir plus facilement. Couché sur le dos, il réussit à refermer l’écoutille et à revisser l’un des boulons dans son pas pour la maintenir en position.

Après avoir remis le capuchon de sa combinaison extérieure, il ouvrit le réservoir d’air et en aspira une goulée. Un goût métallique et vicié lui envahit la bouche. Max ignorait quelle distance parcourait le conduit avant d’atteindre la surface, et il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il allait trouver une fois sur place, mais il n’avait pas le choix, aussi entama-t-il son ascension.

Il poussa les réservoirs et réussit à avancer de quelques centimètres. Le conduit était d’un noir si intense qu’il lui donnait presque l’illusion d’une présence à ses côtés, tandis que le rugissement de la turbine remplissait son crâne d’échos assourdissants.

La douleur dans sa poitrine était supportable, comme une souffrance lancinante qui lui rappelait son passage à tabac. Cela ne durerait pas, Max le savait bien, et la torture serait très vite intolérable. Linc lui avait un jour confié ce qu’il avait appris lors de son entraînement avec les Navy Seals : la douleur cherche à vous distraire. C’est par elle que le corps vous dit d’arrêter ce que vous êtes en train de faire. Mais ce n’est pas parce que votre corps vous envoie un message que vous devez l’écouter. On peut ignorer la douleur.

Max passa de justesse par-dessus les ailerons de l’échangeur de chaleur et s’engagea dans le collecteur. Malgré la protection des combinaisons, il ressentit aussitôt un énorme souffle de chaleur, comme s’il s’était trouvé près de la porte ouverte d’un four de souffleur de verre. Ce serait encore pire une fois qu’il aurait pénétré dans le conduit principal. Les gaz d’échappement venaient de dix mètres en amont, après être passés par un appareil de refroidissement, mais Max ressentait la chaleur comme s’il avait le dos plaqué contre le moteur.

La puissance de l’échappement était celle d’un véritable ouragan. Sans les combinaisons et l’oxygène, Max aurait vite été empoisonné par le monoxyde de carbone et son corps carbonisé. En dépit de sa double protection thermique, de la sueur jaillissait par tous les pores de sa peau et il aurait pu croire que quelqu’un lui brûlait les pieds au fer rouge.

Le conduit principal mesurait presque deux mètres de diamètre et s’élevait en pente douce. Max se débattait avec le harnais retardateur de flammes du réservoir d’air, tout en restant bien à plat pour éviter que ses pieds ne lâchent prise. Alors qu’il tentait de faire passer les bretelles par-dessus ses épaules, le pied qu’il avait posé sur le réservoir de rechange glissa. Le réservoir se trouva pris dans le flux torrentiel des gaz d’évacuation et partit le long du conduit comme un boulet de canon. Par-dessus les hurlements démentiels du moteur à réaction, il l’entendit cogner contre les flancs de la canalisation.

Max essaya de marcher, mais la pression contre son dos était trop forte. Chaque pas était un périlleux exercice d’équilibre qui menaçait à tout instant de l’envoyer voler dans le conduit à la suite du réservoir d’air. Il se mit à quatre pattes pour ramper à l’aveuglette vers la sortie du bunker. La chaleur féroce provoquait, à travers la combinaison et les gants, des éruptions de cloques sur ses mains et ses genoux, et avec le poids du réservoir sur son dos, il avait l’impression que l’intérieur de son thorax se transformait en verre pilé. Tandis qu’il progressait à grand-peine, la terre qui entourait le conduit commençait à absorber la fournaise. La poussée des gaz d’évacuation était toujours aussi forte, mais au moins, les cloques cessaient de se multiplier pour éclater aussitôt.

— On... peut... ignorer... la douleur, répétait-il sans fin.

*

Juan avait ordonné qu’un drone aérien soit lancé dès que l’Oregon se trouverait à portée de l’île d’Eos. George « Gomez » Adams pilotait l’engin depuis une console, juste derrière le siège du Président. Juan et Kasim assuraient le premier quart, celui que Juan choisissait toujours lorsqu’une situation critique se présentait. Ce n’était pas parce que ses remplaçants possibles étaient moins qualifiés, bien au contraire, car il aimait en temps habituel avoir à ses côtés des hommes comme Mark, Eric et les autres, capables d’anticiper ses ordres comme s’ils lisaient dans son esprit et de gagner de précieuses secondes sur leur temps de réaction, des secondes qui pouvaient faire la différence entre la vie et la mort.

Eddie était dans le garage à bateaux en train de préparer le canot gonflable rigide en compagnie de Linc et de ses « chiens armés ». Il n’existait qu’un seul quai sur l’île d’Eos, sans doute puissamment défendu, et c’était peut-être la seule voie d’accès possible. Les images vidéo transmises en temps réel par le drone leur donneraient une idée des défenses auxquelles ils allaient se trouver confrontés. En bas, dans le moon pool, l’équipe de plongée apprêtait, pour le cas où ils en auraient besoin, le plus gros des submersibles du bord, le Nomad 1000, ainsi que le matériel et les bouteilles pour une équipe de dix plongeurs d’assaut. Les responsables de l’armurerie venaient de vérifier toutes les armes du bord et s’étaient assurés qu’elles étaient nettoyées et que les magasins de munitions étaient pleins. L’équipe de surveillance des avaries était prête elle aussi, tout comme Julia Huxley dans les locaux médicaux du bord, si le pire arrivait et si ses services devaient être requis.

Gomez et son équipe avaient doublé, voire triplé les quarts, depuis le sauvetage de Kyle Hanley, afin de remettre d’aplomb le vaillant petit hélico Robinson. Gomez n’était guère satisfait des résultats. Sans test de vol correctement effectué selon des paramètres précis, il ne pouvait garantir sa capacité à voler. Tous les systèmes mécaniques de l’appareil étaient en état de marche, mais quant à savoir s’ils fonctionneraient en synchronisation, c’était une tout autre affaire. L’hélico avait été hissé sur l’élévateur jusqu’au pont principal, et un technicien maintenait le moteur à température de vol. L’engin pouvait donc décoller dans un délai de cinq minutes, mais Gomez avait supplié Juan de ne l’utiliser qu’en tout dernier recours.

Le Président jeta un coup d’œil à l’affichage du compte à rebours sur l’écran principal. Ils avaient une heure et onze minutes pour trouver Max et l’évacuer. Pour être précis, ils disposaient d’encore moins de temps que cela, car lorsque le projectile balistique orbital s’écraserait sur Eos, il engendrerait une énorme vague. Selon les calculs d’Eric, elle demeurerait localement circonscrite, et la topographie du golfe de Mandalay en diminuerait sensiblement les effets, mais elle resterait assez puissante pour malmener tout navire dans un rayon de vingt miles nautiques.

L’Oregon se trouvait à quinze miles lorsque l’image de l’île relayée par les caméras du drone se précisa sur l’écran principal, comme un bloc gris sur une mer d’une teinte brillante qui valait à la région son appellation de côte Turquoise.

George fit voler le drone à une altitude de mille mètres au-dessus de l’île, longue de treize kilomètres, afin que le bruit du moteur demeure indétectable. Avec le soleil qui glissait vers l’ouest, le petit appareil serait presque invisible. L’île n’était qu’un conglomérat de roches nues, avec quelques buissons épars. Il concentra les caméras du drone sur l’endroit où les Responsivistes avaient construit leur bunker, mais il n’y avait là rien à observer. A cette altitude, il était impossible de distinguer la moindre entrée. Seule la route pavée qui se terminait à la base d’une petite colline impliquait la présence d’une construction ou d’une ouverture par ailleurs invisible.

— Hali, si vous pouviez extraire quelques images fixes de la vidéo et les améliorer, on pourrait peut-être distinguer une entrée quelconque au bout de la route.

— J’y travaille.

— Parfait. George, faites le tour de l’île, je voudrais vérifier la plage et le quai.

A l’aide du joystick, Adams fit revenir le drone au-dessus de la mer afin qu’il puisse approcher du quai avec le soleil derrière lui. La plage, qui ne dépassait guère les cent cinquante mètres de long, était formée d’éclats de rochers érodés, et cernée de chaque côté par des falaises abruptes qui s’élançaient à plus de trente mètres de hauteur. Quant aux falaises elles-mêmes, il aurait fallu plusieurs heures et du matériel d’escalade pour s’y attaquer avec quelque chance de succès.

Le quai était situé en plein milieu de la plage, sorte de jetée en forme de L qui s’élançait dans la mer jusqu’à une vingtaine de mètres du rivage pour permettre l’accès aux petits cargos qui avaient fourni le matériel nécessaire à la construction du bunker. La chaussée paraissait robuste et assez large pour supporter le poids de bétonneuses et d’excavateurs. Une construction en tôle ondulée était placée à l’endroit où la jetée rejoignait la route. Un parapet entourait son toit plat, formant une aire de tir idéale, avec un champ de visée parfaitement dégagé. Toute approche par la mer serait aussitôt repérée. Un pick-up était garé derrière le bâtiment.

Deux gardes équipés de puissantes jumelles étaient postés sur le toit, leurs armes automatiques à la ceinture. Deux autres patrouillaient sur l’appontement, et deux autres encore sur la plage.

Leurs lignes de communications avec le complexe devaient être enterrées, aussi était-il inutile de songer à les neutraliser pour isoler la baraque des gardiens. Juan se doutait bien que Kovac avait étendu les mesures de sécurité, et qu’ordre avait été donné de prévenir le bunker au moindre signe suspect pour que tout accès soit bloqué.

— Passez à l’imagerie thermique, ordonna-t-il.

La scène relayée à l’écran se modifia soudain ; les détails s’effacèrent, et ne restèrent que les taches formées par la chaleur corporelle des gardes, ce qui permit à Juan de constater la présence de deux équipes supplémentaires de deux gardes, chacune postée au sommet d’une falaise.

— Que pensez-vous de ces signaux, tout près des gardes qui sont sur les falaises ? demanda George.

— Des petits moteurs en cours de refroidissement. Sans doute des quads semblables à ceux qu’ils avaient en Corinthe. Assez amusants pour se balader, si personne ne vous tire dessus.

Juan s’intéressait plutôt aux signaux émanant de la route. Comme l’avait compris plus tôt Eric, il s’agissait de la chaleur provenant de la centrale énergétique du bunker. Les Responsivistes avaient fort bien réussi à masquer leur signature calorifique. L’observateur le mieux entraîné n’y aurait vu que la chaleur emmagasinée par la route après une journée de soleil. La ligne d’un orange terne affichée par le scan thermique se poursuivait le long de l’appontement avant de s’étendre sur toute la largeur du quai.

Ils disposaient sans doute d’un diffuseur pour déguiser ainsi leur signature thermique, songea Juan, qui ne distingua en revanche aucun signe de collecteur de prises d’air.

Il appuya sur le bouton de l’interphone pour joindre Linc et Eddie, qui assistaient à la reconnaissance aérienne depuis le garage à bateaux.

— Qu’en pensez-vous ?

Il connaissait déjà la réponse avant qu’Eddie prononce le moindre mot.

— Nous allons en baver des ronds de chapeau, et sans aucune garantie de succès. Vous avez des images détaillées de l’endroit où se termine la route ?

— Hali y travaille.

— Elles vont apparaître tout de suite à l’écran, confirma Hali.

Les images fixes améliorées s’affichèrent au même moment, et chacun les examina avec soin. La route s’arrêtait une fois arrivée à la colline. Des portes devaient être aménagées pour donner accès au bunker, mais si tel était le cas, elles étaient bien cachées.

— Cela dépend bien sûr du blindage, mais il serait peut-être possible de pénétrer à l’intérieur en faisant exploser une porte, suggéra Eddie d’un ton peu enthousiaste.

— Impossible de savoir s’il suffirait de deux ou trois livres de C-4, ou s’il faudrait recourir à un missile de croisière.

— Dans ce cas, il vaut mieux utiliser le Nomad, qui nous permettra de nous approcher au plus près, et essayer de trouver les prises d’air. Ensuite, il nous faudra un chalumeau pour nous frayer un passage dans le conduit, ajouta Eddie. Si seulement nous avions plus de temps, on pourrait attendre le coucher du soleil.

L’heure de l’assaut était malheureusement dictée par la trajectoire orbitale du satellite russe, et personne n’y pouvait rien. Juan leva les yeux vers le compte à rebours juste au moment où l’affichage des heures passait à zéro.

— Que font ces gardes sur le quai ? demanda George après avoir à nouveau réglé les images de la caméra sur le mode visuel standard.

— Il n’ont pas l’air de faire grand-chose, commenta Juan d’un air absent.

— Il y a peut-être quelque chose dans l’eau. Je vais approcher le drone pour vérifier.

*

Sans lumière, Max ne pouvait savoir combien d’air il lui restait dans le réservoir, mais selon ses estimations, il rampait depuis environ vingt minutes. Il essayait de respirer aussi peu que possible, mais se rendait bien compte que ses précieuses réserves fondaient à vue d’œil. La sortie n’était toujours pas en vue. Devant lui, le tunnel était aussi sombre que l’étendue qu’il venait de parcourir.

Dix minutes plus tard, il éprouvait de sérieuses difficultés à respirer. Le réservoir était presque vide. Bientôt, il aspirerait le peu d’air retenu par sa combinaison, après quoi il commencerait à suffoquer. Après tant d’années passées en mer, Max s’était persuadé qu’il mourrait un jour noyé. Jamais il n’avait envisagé de terminer sa carrière dans un vortex de gaz d’échappement empoisonnés.

Il continua à avancer avec obstination. La combinaison extérieure s’était changée en une loque carbonisée, dont certains morceaux, particulièrement aux genoux, partaient en lambeaux. Heureusement, la couche de protection restante était plus que suffisante.

Tout ira bien pour Kyle, se répétait-il. Il savait que Juan secourrait son fils, quoi qu’il arrive. En raison du fiasco précédent, il s’adresserait bien sûr à un autre psychothérapeute pour déconditionner Kyle. Le Président ne commettait jamais deux fois la même erreur, même lorsqu’il ignorait les raisons de l’échec initial. Juan découvrirait que Jenner les avait trahis, Max en était persuadé ; mais bien entendu, il ne pourrait deviner la véritable identité du médecin. Lui-même avait encore du mal à le croire.

Mourir pour porter secours à son fils, songea-t-il. Existait-il une meilleure cause ? Il espérait qu’un jour, Kyle reconnaîtrait son sacrifice, et il priait pour que sa sœur lui pardonne la mort de leur père.

Il avait l’impression de grimper à l’assaut d’une montagne. Il lui fallait respirer aussi profondément que possible pour emmagasiner assez d’air, mais chaque fois, la douleur de ses côtes manquait le faire défaillir. Et quelle que soit la souffrance, quelle que soit la profondeur de ses inspirations, ses poumons réclamaient toujours plus d’air.

Sa main heurta quelque chose dans l’obscurité. Son instinct d’ingénieur le fit aussitôt réagir. Un conduit comme celui-ci aurait dû être dégagé de tout obstacle, afin d’assurer aux turbines une efficacité optimale. Il chercha l’objet à tâtons et ne put retenir un petit rire de satisfaction et de surprise. C’était le réservoir d’air de secours qui avait été emporté par le flux des gaz. Au cours de son vol chaotique, il s’était retourné pour présenter sa partie la plus aérodynamique à la poussée du courant.

Max débrancha en hâte son réservoir presque vide et le remplaça par le second. La saveur de l’air était toujours aussi fétide et métallique, mais c’était là le dernier de ses soucis.

Quinze minutes plus tard, la lumière apparut au bout du tunnel. Le conduit s’élargissait et s’aplatissait pour former un diffuseur destiné à masquer, sur des images thermiques, la chaleur provoquée par la sortie des gaz. C’était le procédé qu’utilisaient, par exemple, les avions furtifs. La pression des gaz brûlants diminua lorsqu’il ôta son réservoir et se mit à plat ventre pour progresser à l’intérieur du diffuseur. De minces barreaux de fer verticaux en bloquaient l’entrée pour empêcher toute intrusion dans le conduit.

Max apercevait l’océan, deux mètres cinquante plus bas. La marée devait être haute, car sinon, l’eau se déverserait chaque fois dans le conduit. Un système de fermeture permettait sans doute de boucher l’entrée en cas de tempête. Comme il ne pouvait passer le volumineux casque de la combinaison entre les barreaux, il lui était impossible de distinguer ce qui se trouvait à la droite et à la gauche de sa position. Il en était réduit à se fier à sa chance.

Il se retourna pour pouvoir enfoncer l’un des barreaux avec son réservoir d’air. Etendu de côté, il ne disposait pas d’assez d’élan, aussi se recula-t-il pour une nouvelle tentative. Il sentait la vibration de l’impact remonter dans ses mains. Fragilisée par les effets combinés de la salinité de l’eau de mer et de la corrosion provoquée par les gaz, une soudure lâcha sur l’un des barreaux à la cinquième tentative. Max répéta l’opération sur un second, puis un troisième barreau.

Il disposait désormais de suffisamment d’espace. Il agrippa chacun des barreaux pour le tordre vers l’extérieur, et se pencha au-dehors. Il y avait une petite plate-forme juste sous le diffuseur, et à sa droite, une échelle dirigée vers le haut. Il s’apprêtait à jeter un coup d’œil sur sa gauche lorsqu’il fut soudain attrapé par les épaules et extrait du conduit. Tout cela arriva si vite qu’il n’eut pas le temps de réagir avant de se retrouver jeté sur un quai. Deux gardes le dominaient, mitraillette sous le bras. Contrairement au gamin que Max avait neutralisé un peu plus tôt, ces deux-là avaient tout l’air d’être de vrais professionnels.

— Vous pouvez nous expliquer ce que vous comptiez faire ? lui demanda l’un des deux hommes avec un fort accent cockney.

Sa capuche rigide sur la tête, les oreilles bourdonnantes après tout le temps passé dans le conduit, Max vit les lèvres du garde bouger, mais ne comprit pas un mot de la question. Lorsqu’il fit mine d’ôter son capuchon, les doigts des gardes se crispèrent sur leurs détentes. L’un d’eux fit un pas en arrière pour couvrir son collègue, qui arracha le capuchon rigide de Max.

— Qui êtes-vous ?

— Eh bien, je suis le petit ramoneur venu préparer les cheminées pour Noël !