Chapitre 29

Juan Cabrillo, installé sur son siège habituel au centre opérationnel, écoutait l’exposé de Kasim avec la plus grande attention. Au fond de la pièce, Eddie Seng discutait avec Linc et deux de ses « chiens armés », Mike Trono et Jerry Pulaski. Avec l’aide d’Eric Stone, Hali Kasim avait accompli des prodiges.

— Pendant que Max continuait à émettre, j’ai contacté quelques mordus de radio que j’ai eu l’occasion de rencontrer au fil des années, et nous nous sommes connectés sur sa fréquence d’émission. Nous avons bricolé les horloges qui régulent nos satellites GPS afin d’être synchronisés à cent pour cent. Je leur ai demandé de noter l’heure exacte à chaque fois qu’un caractère apparaissait à l’écran. Les ondes radio se propagent à des vitesses variables selon les matériaux, aussi nous avons dû extrapoler un peu. Et c’est là qu’Eric est intervenu. Il a soumis ces variations à son ordinateur pour pouvoir travailler sur des données temps-distance claires, de telle sorte que nous avons pu obtenir la localisation de l’émetteur par triangulation.

Il pianota un instant sur les touches de son clavier, et l’image aérienne d’une île aride apparut sur l’écran principal. Elle avait la forme d’une goutte d’eau et était bordée de falaises, sauf au sud où l’on distinguait une plage rocheuse d’aspect inhospitalier. Le sol s’élevait et redescendait en collines escarpées, et toute végétation semblait absente, à part quelques taches herbeuses et une poignée d’arbres noueux auxquels un vent perpétuel avait donné des formes étranges. Selon l’échelle indiquée au bas de l’image, l’île s’étendait sur treize kilomètres, et mesurait un peu plus de trois kilomètres à son point le plus large.

— C’est l’île d’Eos. Elle se trouve dans le golfe de Mandalay, à quatre miles marins de la côte turque. Les Turcs et les Grecs se la sont disputée pendant deux ou trois siècles, même si j’ai un peu de mal à comprendre pourquoi. Elle présente un intérêt sur le plan géologique, car c’est un exemple de substrat rocheux précambrien dans une zone par ailleurs volcanique, mais sinon, elle est inhabitable. Cette image date de quatre ans.

Voir l’endroit où Max était retenu agit comme un électrochoc. Juan avait envie de hurler à l’équipage de cingler droit vers l’île, prêt à déchaîner tout l’armement de l’Oregon.

Kasim afficha une autre vue de l’île.

— Et voici l’île d’Eos l’an dernier.

Une douzaine d’engins de terrassement étaient rassemblés vers le sud de l’île, facilement reconnaissables grâce à leur peinture jaune. Un chantier de fabrication de béton avait été installé là, et une immense fosse était en cours d’excavation. Un quai s’étendait à partir de la plage et une route menait jusqu’au chantier.

— Les travaux ont été entrepris par une grande boîte de BTP italienne, et payés via un compte suisse numéroté, même si je n’ai aucun doute quant à l’identité des donneurs d’ordres. Ils ont dit aux autorités turques qu’ils comptaient y installer les plus grands studios de cinéma jamais construits.

Une nouvelle image apparut.

— Le même site quelques mois plus tard.

— Comme vous pouvez le constater, intervint Eric, ils ont bâti des structures de béton à l’intérieur de l’excavation. En se basant sur l’équipement utilisé pour établir l’échelle, on peut conclure que leur complexe s’étend sur une surface de plus de quatre mille cinq cents mètres carrés. A ce stade de la construction, il comporte trois niveaux.

— Après huit mois de travaux, reprit Kasim, la compagnie de cinéma bidon a annoncé que, faute de crédits, elle abandonnait son projet. Le contrat signé avec les Turcs stipulait que l’île devait être rendue dans son état originel. C’est ce qui s’est passé... plus ou moins.

Il afficha une troisième image à l’écran. On ne voyait plus aucune trace de l’énorme excavation, comme si les travaux n’avaient jamais eu lieu. Tout était remblayé, et la surface, à l’emplacement de la fosse, avait été reconfigurée pour ne laisser apparaître que la pierre naturelle. Il ne restait que le quai et une route goudronnée qui semblait ne mener nulle part.

— Cette image provient d’un rapport officiel du gouvernement turc relatif à l’impact des travaux sur l’environnement, poursuivit Kasim. De l’argent a sans doute changé de mains pour que le rapport indique que l’île d’Eos avait bien retrouvé son état d’origine.

— Où est l’antenne ELF ? demanda Juan.

— Elle est enterrée sous le bunker souterrain, répondit Eric. Max s’est montré très explicite lorsqu’il a parlé de bombe atomique. Il aurait pu simplement dire bombe ou bombarder, cela aurait même été plus court, mais il l’a précisé délibérément.

« J’aurais bien voulu consulter Mark à ce sujet, mais à défaut, je me suis livré à une simulation informatique ; s’ils ont versé du béton dans la fosse et remblayé les débris par-dessus, j’estime qu’il faudrait une puissance de deux kilotonnes pour en venir à bout.

— Et les bombes antibunkers de l’Air Force ? objecta Juan.

— Cela pourrait fonctionner si l’antenne ou les générateurs d’énergie étaient touchés. Mais vous pensez vraiment qu’on va trouver ce genre de bombe aussi facilement ?

— Aussi facilement que deux mille tonnes de TNT, répliqua Juan, qui regretta aussitôt sa réponse, car Eric n’était pas connu pour apprécier les sarcasmes. Il n’était pas non plus dans les habitudes de Juan de se défouler de sa frustration sur ses hommes.

— Désolé...

— Une opération commando me semble être la seule solution envisageable, suggéra Eddie. On pourrait arriver sur la plage, au sud, ou bien escalader une des falaises.

— Sur le plan statistique, les chances de succès seraient égales à zéro, répondit Eric. Il est plus que probable que l’entrée du bunker soit défendue. Au premier signe d’agression, les défenses extérieures seront hermétiquement closes et toute une série de barricades successives seront installées à l’intérieur.

— Nous devons donc trouver une entrée secondaire, suggéra Juan. Il doit y avoir des prises d’air pour le système de ventilation, ainsi que des conduits d’évacuation pour leur centrale énergétique.

— Je pense que les deux se trouvent sous le quai, dit Eric avec un hochement de tête en direction de Kasim, qui fit revenir à l’écran la première image montrant les travaux. Regardez bien l’endroit où ils travaillent, sur la route.

Hali fit un zoom et Juan aperçut une asphalteuse qui étalait son ruban de goudron. Devant l’engin, des niveleuses égalisaient le terrain et, un peu plus loin, des excavateurs repoussaient des gravats dans une profonde tranchée.

— Ils ont creusé sous l’emplacement futur de la route, afin de pouvoir enterrer les conduits d’évacuation, et puis ils ont tout recouvert de bitume. Là encore, on peut supposer que les prises d’air et les conduits sont bien gardés, et qu’au premier signe d’intrusion, tout le complexe se refermera. Une équipe pourrait éventuellement accéder aux conduits, mais une fois à l’intérieur, elle y serait coincée.

Juan lança un regard vers Eddie pour avoir son avis sur le sombre constat dressé par Eric.

— Un seul faux pas et nous ne vaudrons pas mieux que les cibles d’un stand de tir dans une fête foraine, jugea Eddie. Et même si nous réussissons à pénétrer à l’intérieur, il faudra avancer dans ces conduits avec des lampes, sans avoir la moindre idée de ce qui nous attend un peu plus loin.

— Très bien. Une autre solution ?

— Désolé, Président, mais Eric a raison. Comme nous ignorons tout de l’agencement du complexe – systèmes de sécurité, importance et fréquence des patrouilles de garde, entre mille autres choses – , on ne pourra jamais entrer.

— Il y a deux semaines de cela, nous avons réussi à voler deux torpilles à systèmes de fusée à la marine iranienne. On doit tout de même bien trouver un moyen de faire sortir Max de là !

— Avec tout le respect que je vous dois – la voix d’Eric était hésitante, et cependant déterminée –, nous devrions d’abord tout faire pour neutraliser cet émetteur, avant de secourir Max. Si les Responsivistes coordonnent leur attaque en envoyant un signal ELF à différents navires de croisière disséminés dans toutes les mers du monde, la destruction de l’émetteur est une priorité absolue.

Sa remarque fut accueillie par un silence prolongé et pesant.

— Vous avez une suggestion ? demanda finalement Juan, non sans raideur.

— Eh bien oui, monsieur. On l’appelle le Poing de Staline.

Le nom de code fit réagir Juan, qui se renfonça dans son siège.

— Comment pouvez-vous être au courant de cela ?

— J’ai lu les transcriptions des conversations interceptées entre Kerikov et Ibn al-Asim.

Ces transcriptions se trouvaient sur l’ordinateur de Juan, mais il n’avait pas eu le temps de les parcourir, et encore moins de les lire. En ce qui le concernait, elles appartenaient au domaine réservé de la CIA. On s’était adressé à lui et à son équipe pour espionner des conversations, et non pour prendre connaissance de leur teneur exacte.

— Kerikov a mentionné le fait qu’il avait accès à ce qu’il appelait le Poing de Staline. J’ai effectué quelques recherches à ce sujet. Vous connaissez bien ce genre d’armement ?

— A votre avis, pourquoi cette arme n’a-t-elle jamais fonctionné ? demanda Juan avec un sourire malicieux.

— Dites, vous voulez bien nous éclairer un peu ? lança Linc.

Eric pianota à nouveau sur son clavier et fit apparaître le dessin, exécuté par un artiste, d’un satellite qui ne ressemblait à rien de connu. Le corps de l’engin formait un long cylindre, encerclé par cinq objets semblables à des tubes longs de plus de dix mètres. Sans même voir le marteau et la faucille qui ornaient son flanc, on devinait sans peine l’origine de l’engin, car le dessin était réalisé dans ce style soviétique si particulier, à la fois pompeux et approximatif.

— Son véritable nom de code était Ciel de Novembre, commenta Eric, mais ce satellite a toujours été connu sous le nom de Poing de Staline. Il a été lancé en 1989, pendant l’une des périodes les plus critiques de l’histoire contemporaine, et en violation directe d’une douzaine de traités.

— Tout cela est parfait, grommela Linc, mais dis-nous plutôt ce qu’est réellement cet engin.

— Le Poing de Staline est un PBO, ou projectile balistique orbital. Nos militaires ont eux aussi joué avec la même idée, sous le nom de code de Bâton des Dieux. Le système est basé sur une théorie très simple. A l’intérieur de ces tubes se trouvent des bâtons de tungstène, qui pèsent chacun un peu plus de huit cents kilos. Lors d’un tir, ils tombent et traversent l’atmosphère pour atteindre leur cible. Avec une vélocité orbitale de presque trente mille kilomètres à l’heure, multipliée par leur masse, ils frappent la cible avec l’énergie cinétique d’une bombe atomique, mais il n’y a pas de retombées radioactives, et lorsque l’on est confronté à une arme de ce type, le temps de réaction défensive est divisé par deux, car il n’y a pas de phase ascensionnelle comme c’est le cas avec un missile balistique conventionnel. On peut éventuellement détecter un objet enflammé dans le ciel pendant un instant, mais c’est tout. Aucun avertissement et aucune chance d’y échapper.

— Les Soviétiques l’ont conçu comme arme de première frappe, ajouta Juan. L’idée était de viser plusieurs grandes villes occidentales situées sur le même axe longitudinal et de rejeter la responsabilité des dommages sur une monstrueuse et soudaine pluie de météorites. En l’absence de radioactivité, et avec les bâtons de tungstène réduits à néant au moment de l’impact, impossible de prouver le contraire. Ils avaient même des astronomes prêts à produire des photographies modifiées montrant les météorites quelques instants avant leur entrée dans notre atmosphère. Pendant que le monde occidental se serait remis tant bien que mal de la perte de cinq villes, les Russes auraient pu tranquillement franchir les frontières et s’emparer de l’Europe.

— Comment savez-vous que leur système n’a pas pu fonctionner ? demanda Eric à Juan.

— Mon premier job à haut risque pour l’agence consistait à infiltrer le Cosmodrome de Baïkonour, où le Poing de Staline devait être lancé à partir d’une fusée Energia. Je devais neutraliser l’arme. Je l’ai bricolée de telle sorte que le satellite ne puisse plus recevoir de signaux du sol, en raison du champ magnétique terrestre. L’engin ne pouvait réagir que si l’ordre lui venait de par-delà l’atmosphère.

— Pourquoi ne pas avoir fait sauter l’engin sur place ?

— Il s’agissait d’une mission habitée. Deux cosmonautes devaient y participer pour déployer les panneaux solaires. La mission avait déjà commencé depuis trois jours lorsqu’ils se sont aperçus que l’oiseau avait été saboté.

— Ils ne pouvaient pas envoyer un signal terrestre plus puissant ? demanda Kasim.

— Le système électronique de l’engin n’y aurait pas résisté.

— Et s’ils avaient envoyé un signal depuis Mir, leur station spatiale ?

— Ils savaient que c’était cuit, et ils l’ont laissé flotter là-haut en orbite polaire.

— Vous pensez qu’il fonctionne encore ? demanda Eric.

— Oui, à moins qu’il n’ait été heurté par des débris spatiaux, répondit Juan, que l’idée commençait à tenter. Très bien, le surdoué, vous avez réussi à nous trouver une alternative à la frappe atomique. Mais il nous faudra envoyer un émetteur à plus de cent kilomètres dans l’espace pour que nous puissions contrôler le satellite. Que suggérez-vous ?

— Si vous pouvez m’obtenir les codes de Kerikov, j’y parviendrai en utilisant ceci, répondit Eric en tapant sur les touches de son clavier pour afficher une nouvelle image.

Juan et ses hommes se regardèrent un moment, comme pétrifiés par l’audace de leur plan. Juan fut le premier à reprendre ses esprits.

— Eric, c’est une affaire entendue. Je vais appeler Overholt pour qu’il organise votre transport. Eddie et Linc, débrouillez-vous pour obtenir les codes de Kerikov cette nuit. Nous appareillerons ensuite.

— Vous voulez toujours faire route vers l’île d’Eos ? l’interrogea Eric.

— Je ne laisserai pas tomber Max.