Chapitre 4

A bord du Golden Dawn

Océan Indien

La main de l’agresseur serrait le visage et le nez de Jannike Dahl comme un étau. Elle ne pouvait plus respirer, et ses efforts pour le faire lâcher prise étaient vains. Tout en se tortillant pour échapper à son étreinte, elle parvint à inspirer un peu d’air, juste assez pour tenir à distance les ténèbres qui menaçaient de l’engloutir. Elle se tordit d’un côté, puis de l’autre, mais la main l’enserrait toujours aussi inexorablement.

Elle savait qu’il ne lui restait que quelques secondes avant de sombrer dans l’inconscience. C’était comme une noyade, la mort la plus atroce qu’elle puisse imaginer, mais c’étaient les mains d’un étranger, et non l’eau, qui allaient lui ôter la vie.

Jannike lutta une dernière fois, et tenta un mouvement désespéré pour se libérer.

Elle se réveilla dans un halètement humide ; sa tête et ses épaules se soulevèrent du lit pour retomber aussitôt, comme si le poids des draps et de la couverture était trop lourd pour elle. La canule de plastique transparent qui lui insufflait de l’oxygène par le nez s’était enroulée autour de sa gorge, et l’étouffait tout autant que la crise d’asthme dont elle souffrait.

Encore terrassée par le cauchemar qui accompagnait toujours les crises survenues pendant son sommeil, Janni chercha à tâtons son inhalateur sur la table de chevet ; elle avait vaguement conscience de se trouver au dispensaire du bord. Elle plaça l’embout entre ses lèvres, pressa le bouton à plusieurs reprises et aspira autant de Ventoline que ses poumons gorgés de fluides le lui permettaient.

Le médicament détendit peu à peu ses voies respiratoires contractées, et Janni put aspirer d’autres bouffées, qui finirent par apaiser les symptômes les plus aigus de la crise. Son rythme cardiaque s’emballait toujours à la suite du cauchemar, et ses mouvements désordonnés avaient délogé un embout de la canule, de telle sorte qu’elle ne respirait de l’oxygène que par une seule narine. La jeune femme réajusta le tube de plastique et en sentit aussitôt les effets. Elle jeta un coup d’œil à l’écran de surveillance installé près du lit, constata que le niveau d’oxygène remontait, puis elle lissa ses draps et se cala au fond de son lit.

C’était son troisième jour au dispensaire du bord, le troisième jour de solitude interminable, d’ennui mortel, le troisième jour passé à maudire la faiblesse de ses poumons. Ses amis passaient la voir, mais elle savait qu’aucun ne voulait rester. Elle ne pouvait guère les en blâmer. Ce n’était pas un spectacle réjouissant de la voir suffoquer et téter sans cesse l’embout de son inhalateur. Elle ne s’était même pas senti la force de laisser l’unique infirmière changer ses draps, et elle ne pouvait qu’imaginer l’odeur de son propre corps.

Le rideau qui entourait son lit s’ouvrit d’un coup sec. Le Dr Passman se déplaçait si furtivement que Jannike ne l’entendait jamais entrer dans la pièce. C’était un homme d’une soixantaine d’années, un cardiologue anglais à la retraite qui avait cédé son cabinet suite à son divorce et s’était engagé comme médecin pour la compagnie Golden Cruise Lines ; il tenait surtout à profiter d’une existence paisible et à empêcher son ex-épouse d’empocher la moitié des bénéfices de son ancien cabinet.

— Je vous ai entendue crier, dit-il, davantage intéressé par l’écran que par sa patiente. Tout va bien ?

— J’ai encore eu une crise, répondit Janni avec un faible sourire. La même chose que les trois jours derniers. C’était moins pénible que les dernières fois, ajouta-t-elle avec son mélodieux accent scandinave, je crois que ça commence à aller mieux.

— Je pense que c’est à moi d’en juger, répliqua le médecin en la regardant enfin.

Il paraissait soucieux.

— Vous êtes toute bleue. Ma fille souffre aussi d’asthme chronique, mais pas à ce point.

— J’ai l’habitude, dit Jannike avec un haussement d’épaules. J’ai eu ma première crise à l’âge de cinq ans ; j’en ai donc souffert pendant les trois quarts de ma vie.

— Je voulais vous demander... d’autres membres de votre famille en souffrent-ils également ?

— Je n’ai ni frères ni sœurs, et mes parents n’ont jamais eu d’asthme, mais selon ma mère, ma grand-mère avait des crises lorsqu’elle était petite.

— L’asthme peut être héréditaire, en effet, approuva Passman. J’aurais cru qu’un séjour en mer, loin de la pollution, aurait permis d’atténuer les symptômes.

— C’est ce que j’espérais aussi, répondit Janni. C’est l’une des raisons qui m’ont poussée à prendre un emploi de serveuse sur un navire de croisière. Ça, et le fait de fuir une petite ville où il n’y a rien de mieux à faire que de regarder les chalutiers entrer et sortir du port.

— Vos parents doivent vous manquer.

— Je les ai perdus il y a deux ans, dit Janni tandis qu’une ombre ternissait l’éclat de ses yeux sombres. Un accident de voiture.

— Je suis navré. Mais voilà que vous retrouvez vos couleurs, ajouta Passman, soucieux de changer de sujet. Et on dirait que vous respirez mieux.

— Alors je vais pouvoir quitter le dispensaire ?

— Je crains que non, ma chère. Votre niveau de saturation d’oxygène n’est pas encore suffisant.

— Et si je vous dis que la fête du personnel du bord aura lieu ce soir, cela ne vous fera pas changer d’avis ? demanda Jannike avec une pointe de déception dans la voix.

D’après la pendule suspendue au mur opposé, la fête commencerait quelques heures plus tard.

Depuis que le Golden Dawn avait appareillé des Philippines deux semaines plus tôt, c’était la première occasion donnée aux membres du personnel d’hôtellerie et de restauration du bord de relâcher un peu la pression. Cette soirée devait être le clou de la croisière pour les serveurs, les serveuses, les femmes de chambre et les membres de l’équipage qui n’étaient pas de service – et parmi ceux-ci, quelques Norvégiens beaux comme des dieux. Janni savait que certains passagers, parmi les plus jeunes, seraient présents eux aussi. Depuis une semaine, cette soirée constituait l’unique sujet de conversation du personnel.

— Non, je ne changerai pas d’avis, confirma le médecin.

La porte de la petite salle d’hôpital s’ouvrit soudain, et un instant plus tard, Elsa et Karin, les meilleures amies de Janni à bord du Golden Dawn, faisaient leur entrée dans un sillage parfumé. Elles étaient toutes deux originaires de Munich et travaillaient pour la compagnie depuis trois ans. Elsa était chef pâtissière, et Karin faisait partie de la même équipe de salle que Jannike. Elles étaient superbement vêtues, prêtes à faire des ravages. Karin portait une robe noire, avec des attaches ultrafines qui mettaient en valeur son ample buste. Elsa avait quant à elle revêtu une robe-débardeur et, si l’on en jugeait par l’aspect parfaitement lisse de l’étoffe moulante, fort peu de choses dessous. Les deux jeunes femmes étaient très maquillées et ne cessaient de glousser.

Elsa s’assit au bord du lit de Janni, sans prêter la moindre attention au médecin.

— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle.

— Jalouse.

— Tu ne te sens pas assez bien pour venir à la fête ? l’interrogea Karin avec un regard renfrogné à l’adresse du médecin, comme s’il était personnellement responsable de l’asthme de Janni.

Janni écarta ses cheveux humides de son front.

— Même si j’étais plus en forme, avec vous deux, je n’aurais pas la moindre chance, habillées comme vous l’êtes !

— Tu penses que Michael appréciera ? demanda Karin en faisant une pirouette.

— Il sera prêt à se damner ! la rassura Elsa.

— Vous êtes sûres qu’il viendra ? demanda Janni, prise par l’excitation du moment malgré la douleur qui oppressait sa poitrine.

Michael était l’un des passagers du rang auquel étaient affectées Karin et Janni, un Californien aux yeux bleus et aux cheveux blonds dont la silhouette trahissait toute une vie de sport et d’exercice. Parmi le personnel féminin, il était considéré comme le plus bel homme du bord. Janni savait aussi que Michael et Karin avaient flirté en plusieurs occasions.

— Il me l’a confirmé lui-même, répondit Karin en lissant sa robe.

— Cela ne vous ennuie pas que cet homme soit un Responsiviste ? questionna le médecin.

Karin le foudroya du regard.

— J’ai grandi avec quatre frères et trois sœurs, et je ne trouve pas que ce soit une mauvaise idée de ne pas avoir d’enfants.

— Le responsivisme ne se réduit pas à la seule question des enfants, fit remarquer Passman.

Le médecin semblait penser qu’elle ignorait tout des croyances du groupe qui affrétait la croisière, et Karin le prit comme une insulte personnelle.

— En effet, il s’agit aussi d’aider l’humanité en instaurant un contrôle des naissances pour des millions de femmes du tiers-monde, et de réduire les risques que fait peser la surpopulation sur notre planète. Lorsque le Dr Lydell Cooper a fondé le mouvement dans les années soixante-dix, nous étions trois milliards d’êtres humains. Aujourd’hui, nous sommes le double, et le chiffre ne cesse d’augmenter. Dix pour cent de tous les êtres humains ayant jamais foulé le sol de cette terre depuis les origines de l’humanité, il y a de cela cent mille ans, sont vivants en ce moment même.

— J’ai lu moi aussi les affiches placardées dans tous les coins de ce navire, répliqua Passman avec un brin de condescendance. Mais ne pensez-vous pas que le responsivisme va bien au-delà d’une prise de conscience sociale ? Pour rejoindre le mouvement, une femme doit accepter de se faire ligaturer les trompes. Pour moi, il s’agit plutôt d’une... secte.

— Selon Michael, c’est ce que beaucoup de gens prétendent, répondit Karin avec toute l’obstination de sa jeunesse, bien résolue à défendre les croyances de l’élu de son cœur. L’ignorance de certains faits ne vous donne pas le droit de rejeter ses convictions.

— Bien entendu, mais vous comprenez certainement que...

Passman laissa sa phrase en suspens, conscient qu’aucun argument ne parviendrait à convaincre cette jeune femme impétueuse de vingt et quelques années.

— Et puis non, je ne pense pas que vous puissiez le comprendre, poursuivit-il. Je crois que vous devriez laisser Jannike se reposer. Vous aurez l’occasion de lui raconter la fête plus tard.

Il s’éloigna du lit de la jeune femme.

— Ça va aller, Schnuckiputzi ? demanda Elsa en posant la main sur la frêle épaule de Janni.

— Très bien. Amusez-vous, et je veux des détails bien croustillants dès demain !

— Nous sommes de gentilles filles, et les gentilles filles ne font pas de bêtises ! s’écria Karin en souriant.

— Alors soyez des coquines !

Les deux Allemandes quittèrent la pièce, mais Karin revint une seconde plus tard et se glissa près de son amie.

— Je crois que je vais le faire, annonça-t-elle, et je voulais que tu le saches.

Janni comprit ce que son amie voulait dire. Elle savait que Michael était plus qu’une passade pour Karin et qu’à part quelques baisers, ils avaient passé des heures à discuter de ses croyances.

— Tu sais, Karin, c’est un grand pas à franchir. Tu ne le connais pas vraiment bien.

— Je n’ai jamais voulu avoir d’enfants, de toute façon, alors que je me fasse ligaturer les trompes maintenant ou dans quelques années, quelle différence ?

— Ne le laisse pas te persuader de faire ça, la supplia Janni avec véhémence.

Karin était une gentille fille, mais sans grande force de caractère.

— Il n’a pas essayé, répondit-elle avec un peu trop d’empressement. J’y pense depuis un moment. Je ne tiens pas à être usée comme ma mère l’était déjà à trente ans. Elle a maintenant quarante-cinq ans et en paraît soixante-dix. Non merci ! D’ailleurs, ajouta-t-elle avec un grand sourire, il ne se passera rien jusqu’à ce que nous arrivions en Grèce.

— Il s’agit d’une décision importante, irréversible, insista Janni. Prends le temps d’y réfléchir, d’accord ?

— C’est promis, répondit Karin d’un ton patient, comme si elle répondait à son père ou à sa mère.

Janni serra son amie contre elle un instant.

— Parfait. Allez, va, et amuse-toi !

— Compte sur moi.

Longtemps après leur départ, les effluves de parfum des deux Allemandes imprégnaient encore l’air de la pièce.

Janni réfléchissait, et les traits de son visage se plissaient sous l’effort. Le navire n’arriverait pas au Pirée avant une semaine, et elle espérait qu’avec l’aide d’Elsa, elle parviendrait à convaincre Karin de renoncer à sa décision. Car pour devenir Responsiviste, il fallait en passer par la stérilisation : vasectomie pour les hommes et ligature des trompes pour les femmes. Leurs croyances ne les autorisaient pas à donner naissance à de nouveaux enfants sur une planète déjà surpeuplée. La procréation était une décision irréversible et, à leurs yeux, irresponsable. Karin était trop jeune pour comprendre les implications d’une telle théorie, même si elle était assez grande pour se laisser séduire par un bel inconnu.

Janni s’assoupit à nouveau pour se réveiller quelques heures plus tard. Elle entendait le grondement sourd des moteurs, mais elle sentait à peine le balancement tranquille de la houle de l’océan Indien. Elle se demanda si Karin et Elsa profitaient bien de la fête.

Elle détestait ce dispensaire. Elle se sentait seule et s’ennuyait. L’espace d’un instant, elle envisagea de prendre ses vêtements sous le lit et d’aller jeter un coup d’œil furtif à la salle de bal, mais elle se sentait trop faible et referma bientôt les yeux.

Elle entendit un fracas soudain, juste avant que l’agresseur ne la saisisse à la gorge en la serrant de plus en plus fort.

Jannike s’éveilla d’un seul coup. La porte de la salle s’ouvrit et un éclat de lumière l’aveugla, juste au moment où elle prenait son inhalateur. Tétanisée par sa crise d’asthme, elle ne put en croire ses yeux. Le Dr Passman entrait en titubant. Pieds nus, il portait un peignoir de bain. Son visage et le devant de son vêtement étaient maculés de sang. Jannike aspira avec frénésie l’embout de son inhalateur et cligna les yeux pour chasser le sommeil.

Passman produisit un croassement obscène, et du sang coula de sa bouche. Janni en eut le souffle coupé. Le médecin fit deux pas hésitants, puis ses genoux chancelèrent. Il tomba à la renverse, et son corps heurta le sol de linoléum avec un bruit humide. Janni vit des ondulations, comme des petites vagues, parcourir son corps, comme si celui-ci se liquéfiait. Quelques secondes plus tard, il baignait dans son sang.

Janni, qui commençait à hyperventiler, agrippa ses draps et aspira l’embout de l’inhalateur. Une autre silhouette apparut alors dans la pièce. Karin, dans sa petite robe noire, secouée par des quintes de toux humides et convulsives qui lui faisaient éructer des gouttelettes de sang vermeil. Janni se mit à hurler, terrifiée par le spectacle.

Karin essaya de parler, mais elle ne put émettre qu’un gargouillis mouillé. Elle étendit les bras dans un geste de supplication, et ses doigts pâles cherchèrent à atteindre Janni. Honteuse de sa réaction, mais incapable de la contrôler, la jeune femme se recroquevilla au bout du lit. Elle n’aurait pu s’approcher de son amie pour rien au monde. Une larme écarlate s’échappa du coin de l’œil de Karin et laissa une épaisse traînée rouge sur sa joue, d’où elle tomba, éclosant comme une rose sur sa poitrine.

Comme Passman quelques secondes avant elle, Karin ne put soudain plus soutenir son propre corps. Elle s’affaissa, sans un geste pour se retenir. Le sang jaillit de toutes les parties de son corps disloqué et Jannike, avant de sombrer dans un état de choc catatonique, eut la certitude qu’elle était en train de perdre la raison.