Chapitre 14

La proue de l’Oregon fendait avec aisance les eaux sombres de la mer Ionienne. Après avoir contourné la péninsule du Péloponnèse, le navire se trouvait maintenant à l’ouest de Corinthe et se dirigeait vers le sud pour rejoindre la position prévue. Le trafic maritime était calme. Seuls apparaissaient sur l’écran radar deux ou trois bateaux de pêche côtière, qui lançaient sans doute leurs chaluts pour prendre les calmars qui se nourrissaient la nuit à la surface.

Eric Stone assurait un double quart. Assis au poste de navigation, il surveillait l’un des écrans de Mark pour contrôler le drone toujours en vol au-dessus du complexe responsiviste. Lorsqu’ils approcheraient de la côte, les manœuvres deviendraient plus délicates et le navire exigerait toute son attention. Il repasserait alors les commandes du drone à Adams, qui effectuait ses manœuvres d’approche à bord du Robinson.

— Oregon, ici Adams. Je vous ai en visuel.

— Bien reçu, Adams. Commencez la décélération, ordonna Max depuis le siège du capitaine. Cinq nœuds, s’il vous plaît, monsieur Stone.

Eric pianota un instant sur son clavier pour ralentir le débit de l’eau à l’intérieur des tubes de propulsion de l’Oregon, avant de pouvoir inverser les pompes et décélérer. Il fallait cependant conserver un peu de vitesse pour éviter le roulis provoqué par la houle et faciliter l’atterrissage de Gomez.

Max fit tourner son siège pour faire face à l’officier de sécurité et de maintenance qui se trouvait à son poste au fond de la salle.

— Les équipes d’incendie sont prêtes ?

— Prêtes et équipées, monsieur, répondit aussitôt l’officier. Les canons à eau n’attendent plus que vos ordres.

— Parfait. Hali, dites à George que nous sommes prêts dès qu’il le sera. Julia, Adams n’est plus qu’à deux minutes.

La balle qui avait atteint Adams lui avait seulement éraflé le mollet, mais Max Hanley se sentait aussi coupable que si toute l’équipe avait été décimée. Il avait beau retourner dans son esprit les données du problème, le résultat était là : c’était à cause de lui que Juan et les autres s’étaient mis dans le pétrin. Et maintenant, la mission, qui aurait dû être facile, se transformait en fiasco. Jusqu’à présent, seul Gomez Adams était blessé, mais le réseau tactique de Kasim ne parvenait plus à localiser Juan. Linda avait pu récupérer Linc, Eddie et Kyle, mais selon Linda, une Jeep lourdement armée leur donnait la chasse.

Pour la centième fois depuis le début de leurs aventures au sein de la Corporation, Max maudit leur décision de ne pas recourir aux armes létales. Dans le cas présent, personne ne s’était attendu à devoir affronter des gardes armés. Max n’avait pas encore eu le loisir de réfléchir à ce qu’impliquait la présence d’autant d’armes dans les locaux d’une secte. S’il se fiait à tout ce qu’il avait lu ou entendu depuis l’appel de son ex-épouse, les Responsivistes n’étaient pas des gens violents. Au contraire, ils évitaient à tout prix les démonstrations de brutalité.

Quant au rapport entre ces événements et le meurtre de masse perpétré à bord du Golden Dawn, Max était incapable de le saisir. Les Responsivistes étaient-ils en guerre avec une autre secte ? Et laquelle ? Une secte dont personne n’avait jamais entendu parler, un groupe qui cherchait à tuer des centaines de personnes, simplement parce que les Responsivistes prônaient le contrôle des naissances ?

Tout cela semblait absurde aux yeux de Max. Tout comme le fait que son fils se retrouve impliqué dans un groupe comme celui-là. Il aurait tant voulu pouvoir se dire qu’il n’y était pour rien. Un homme d’une moindre trempe aurait pu s’en convaincre. Mais Max connaissait ses responsabilités, et il n’était pas dans sa nature de les fuir.

Dans l’immédiat, Max Hanley choisit de mettre son sentiment de culpabilité de côté et de se concentrer sur le grand écran, où une fenêtre venait de s’ouvrir, montrant l’aire d’atterrissage de l’hélico de l’Oregon, au-dessus de l’écoutille de chargement la plus proche de la poupe. A la seule lueur de la lune, et alors que George faisait virer le Robinson au-dessus du bastingage de poupe, les dégâts infligés à l’appareil semblaient considérables. De la fumée s’échappait du compartiment moteur en vagues épaisses vite transformées en un long ruban noir par la rotation des pales.

Le courage de George Adams n’avait jamais été mis en cause par quiconque, et la situation présente montrait bien pourquoi. Il avait préféré parcourir vingt miles de mer déserte plutôt que de choisir la solution la plus sûre et atterrir dans un champ. Bien sûr, cela n’aurait pas manqué de poser des problèmes avec les autorités grecques, et le plan C de Juan précisait bien que chacun devait se retrouver dès que possible à bord de l’Oregon et dans les eaux internationales.

Adams laissa un instant l’hélico en stationnaire au-dessus du pont avant de le poser. Juste avant que les patins touchent le sol, un flot de fumée jaillit du pot d’échappement. Le moteur venait de se gripper, et l’appareil tomba lourdement sur l’aire d’atterrissage, avec assez de force pour briser un support de patin. Max observa Adams qui éteignait les unes après les autres toutes les commandes du Robinson, impassible, avant de se libérer de son harnais. Au moment où l’ascenseur du hangar entama sa descente, il regarda droit vers l’objectif de la caméra et lui adressa un insolent sourire en coin.

En voilà un de retour, songea Max. Encore six...

*

Avec un pneu arrière à plat, la camionnette de location était presque incontrôlable. Tout en roulant vers la nouvelle Route Nationale, le grand axe routier du nord du Péloponnèse, Linda devait se battre pour négocier les virages ; aucune menace n’apparaissait encore dans les rétroviseurs, mais elle savait que sa chance n’allait pas durer. Pendant que Linc préparait des cordes, Eddie fouillait l’arrière à la recherche d’objets susceptibles de ralentir leurs poursuivants. Pour contrôler le drone, Linda s’était servie d’un ordinateur portable qui ne serait pas d’un grand secours, mais elle avait aussi équipé le véhicule d’une chaise de bureau à roulettes et d’un petit bureau qu’Eddie pourrait le moment venu jeter sous les roues de leurs ennemis. Il avait aussi rassemblé toutes les armes et les munitions. Il y avait là trois pistolets et six magasins de munitions de plastique, suffisantes pour traverser un pare-brise, mais qui rebondiraient probablement sur les pneus comme des balles en caoutchouc.

Ils traversèrent à toute allure des villages minuscules, avec quelques immeubles recouverts de stuc, des maisons, des tavernes aux terrasses ombragées sous les treilles de vigne, et parfois une chèvre attachée à un poteau. Malgré les villas de vacances bâties par des étrangers le long de la côte, dès que l’on se trouvait à quelques kilomètres à l’intérieur des terres, la vie dans cette région du monde semblait ne pas avoir changé depuis des siècles.

Un reflet dans le rétroviseur attira soudain l’attention de Linda. A cette heure de la nuit, il n’y avait pas la moindre circulation, et elle comprit aussitôt qu’il devait s’agir de l’une des Jeep qu’elle avait repérées à l’arrière du complexe responsiviste.

— Nous allons avoir de la compagnie, annonça-t-elle, et elle appuya un peu plus fort sur l’accélérateur.

— Laissons-nous rattraper, lança Eddie du fond de la camionnette. Il tenait un pistolet d’une main tandis que l’autre reposait sur la poignée de la porte arrière.

La Jeep roulait sans doute à plus de cent trente kilomètres à l’heure, et elle dévora en quelques secondes la distance qui les séparait. Un coup d’œil jeté à la vitre arrière permit à Eddie de constater que les poursuivants allaient se positionner à hauteur de la camionnette plutôt que derrière.

— Eddie ! s’écria Linda.

— Je la vois.

Lorsque la Jeep se trouva à dix mètres, Eddie ouvrit la porte arrière et tira autant de balles qu’il le pouvait en un minimum de temps. Les premiers projectiles rebondirent sur le capot et la calandre, mais les suivantes atteignirent le pare-brise, où elles creusèrent des trous bien nets, forçant le chauffeur à faire un écart et à freiner. La Jeep parut près de verser sur le côté, mais au dernier moment, le conducteur braqua dans le sens opposé ; les roues de gauche retombèrent sur la route, et il se remit aussitôt à la poursuite de la camionnette.

— Linc, baisse-toi ! Attention, Linda ! s’écria Eddie en voyant le garde installé du côté passager de la Jeep se lever et viser par-dessus le pare-brise avec un fusil d’assaut.

Le crépitement de l’arme et le gémissement des balles qui traversaient l’acier retentirent à la même seconde. Les vitres arrière de la camionnette explosèrent, noyant Eddie sous une pluie d’éclats scintillants. Aux points d’impact, le métal se craquelait sous l’effet de la chaleur, et une balle rebondit à l’intérieur de l’habitacle avant de venir se loger dans le dossier de Linda.

Eddie leva son deuxième pistolet et fit feu à l’aveugle à travers l’encadrement vitré de la porte arrière. Pendant ce temps, Linc faisait rempart de son corps pour protéger Kyle Hanley, toujours inconscient.

— J’ignore comment tu as réussi un coup pareil, lança Linda, penchée contre le volant, les yeux fixés sur le rétroviseur extérieur. Tu as atteint le tireur en pleine poitrine !

— Je l’ai tué ? demanda Eddie tout en rechargeant ses deux armes.

— Je ne sais pas. L’un de ceux qui sont à l’arrière reprend son arme. Accrochez-vous !

Linda tourna le volant pour se placer dans la trajectoire de la Jeep et écrasa la pédale de frein. Les deux véhicules se heurtèrent dans un fracas écœurant et, pendant un instant, l’arrière de la camionnette chevaucha le pare-chocs avant de la Jeep avant de retomber dans une lourde secousse sur la route. Le garde inanimé fut éjecté, tandis que les deux qui se trouvaient à l’arrière se heurtèrent la tête contre l’arceau de sécurité.

Linda accéléra à nouveau et put prendre une centaine de mètres d’avance avant que la Jeep se lance à nouveau à leur poursuite.

— Oregon, quelle distance nous reste-t-il à parcourir ?

— Je vous ai en visuel avec le drone, répondit aussitôt Eric Stone. Il vous reste dix kilomètres.

Linda étouffa un juron.

— Et pour tout arranger, il y a deux autres Jeep derrière la première. L’une est à quatre cents mètres, l’autre un peu plus loin.

La première Jeep les rattrapait déjà, mais plutôt que de venir se coller à la camionnette, son conducteur préféra rester en retrait ; le garde armé du fusil d’assaut commença à tirer sur les pneus. Linda parvint à esquiver les tirs, mais ce n’était plus qu’une question de temps.

— Personne n’aurait une idée géniale, là-derrière ?

— Je crains que non, dut admettre Eddie, dont le visage s’éclaira soudain. Eric, lança-t-il à la radio, écrase le drone sur la Jeep !

— Quoi ?

— Le drone. Utilise-le comme un missile de croisière. Il faut atteindre l’habitacle. Il doit avoir assez de carburant pour exploser à l’impact.

— Si nous perdons le drone, comment retrouver le Président ? protesta Eric.

— Tu as eu de ses nouvelles depuis cinq minutes ?

La question resta comme suspendue pendant un moment.

— Alors, vas-y, fonce ! conclut Eddie.

— Bien reçu.

*

Juan Cabrillo avait à peine heurté la route devant la Jeep que le conducteur accélérait déjà, et il n’eut qu’une fraction de seconde pour s’aplatir et lever les bras au moment où le pare-chocs passait au-dessus de lui. Il l’agrippa fermement, tandis que la Jeep prenait de la vitesse et le traînait le long de la route. Il se souleva davantage pour éviter le douloureux frottement de l’asphalte sur son postérieur, alors que des lambeaux de caoutchouc s’arrachaient de ses bottines.

Il demeura ainsi suspendu pendant deux ou trois secondes, le temps de reprendre son souffle. Il avait perdu la mini-Uzi, mais gardait toujours son Glock sur la hanche. Il affermit sa prise de la main gauche et se servit de la droite pour attraper son oreillette et la mettre en place, juste à temps pour capter le dernier échange entre Eddie et Eric.

— Non, oubliez le drone, ordonna-t-il.

— Juan ! s’écria Max, au comble du soulagement. Comment ça va ?

— Oh, on s’accroche comme on peut ! Donnez-moi trente secondes et la camionnette sera tirée d’affaire.

— C’est à peu près tout le temps qu’il nous reste, l’avertit Linda.

— Faites-moi confiance.

Juan tendit les muscles de ses épaules et se hissa encore plus haut, pour se trouver en travers du pare-chocs, mais hors du champ de vision du chauffeur. Il s’accrocha à la grille de calandre et de sa main gauche sortit le Glock de son étui. De sa main droite, il tira de toutes ses forces pour se hisser par-dessus le capot.

Il fit feu en se redressant, atteignant le chauffeur à la poitrine à deux reprises. A cette portée, les balles en plastique auraient été mortelles si l’homme n’avait été pourvu d’un gilet en Kevlar. Les deux projectiles le frappèrent avec une énergie cinétique dévastatrice et chassèrent la moindre molécule d’air de ses poumons.

Juan rampa en travers du capot et attrapa le volant que le chauffeur, dont le visage était d’une pâleur mortelle et qui peinait à aspirer un peu d’air, avait lâché. Il tentait de maintenir la Jeep au milieu de la route, mais sa tâche était d’autant plus délicate que le pied du chauffeur continuait de peser sur la pédale d’accélérateur.

Juan n’avait plus le choix ; il passa le bras par-dessus le pare-brise et tira sur la jambe du conducteur. Du sang gicla sur l’homme lui-même, sur le tableau de bord et sur Juan, mais le résultat ne se fit pas attendre. Le pied du garde relâcha sa pression et la Jeep commença à ralentir. Lorsqu’ils ne roulèrent plus qu’à trente-cinq kilomètres à l’heure, Juan braqua son Glock entre les yeux du chauffeur, écarquillés par la douleur.

— Dehors.

Le chauffeur sauta de la Jeep, tomba sur le macadam, mains serrées contre sa cuisse ensanglantée et s’immobilisa enfin, la peau arrachée et les membres brisés.

Juan bondit par-dessus le pare-brise baissé, s’installa au volant et accéléra pour rattraper la première Jeep. Son rétroviseur lui révélait l’image de groupes de phares dont les faisceaux dansaient au gré des cahots. Il en conclut à juste titre qu’il s’agissait d’un autre contingent de gardes responsivistes. Leur ténacité et leur rage à les poursuivre éveillèrent en lui de nombreuses inquiétudes, mais il serait temps d’y songer lorsque son équipe et lui seraient déjà loin.

Les hommes qui arrosaient la camionnette de rafales n’avaient aucune raison de suspecter la Jeep de Juan, et ils ne se méfièrent pas lorsqu’ils le virent arriver en trombe derrière eux. Ils passèrent à toute allure sous un panneau indiquant la bretelle d’entrée sur la nouvelle Route Nationale et le pont qui enjambait le canal de Corinthe. Juan avait un plan, mais c’était le timing qui l’inquiétait, plus que l’exécution elle-même. Il fallait que tout se passe à la perfection. La bretelle se dessinait déjà sur la droite. La troisième Jeep était à cinquante mètres en arrière, et les balles continuaient à claquer contre les flancs de la camionnette de Linda.

— Linda, dit Juan en surveillant à la fois la Jeep devant lui et celle qui le suivait, écrasez l’accélérateur sans vous soucier des pneus...

La camionnette commença alors à prendre de l’avance sur la Jeep, mais le chauffeur de celle-ci accéléra à son tour et rattrapa son retard. Juan remonta jusqu’au pare-chocs du véhicule des gardes et le heurta. L’impact n’avait rien de très brutal, mais ce n’était pas nécessaire. La technique consistait à frapper de telle sorte que l’arrière de la « cible » soit déstabilisé et provoque un tête-à-queue.

Juan Cabrillo, qui commençait à se sentir dans la peau d’un pilote de stock-car, heurta à nouveau la Jeep, juste au moment où le chauffeur corrigeait sa trajectoire après le premier impact. Cette fois était la bonne, et il dut braquer à gauche, avant de décrire une large courbe en travers de la route. Les deux pneus de gauche décollèrent et la Jeep entama une interminable série de tonneaux.

Elle finit par s’immobiliser sur le toit, en plein milieu de l’unique voie de la bretelle, dont elle bloqua l’accès. Les arrières de Linda étaient maintenant assurés, et elle put continuer sa route jusqu’au pont. Juan, pendant ce temps, surveillait toujours son rétroviseur. La troisième Jeep ralentit à l’approche de la bretelle, mais les gardes durent vite s’apercevoir que leur proie principale, la camionnette de Linda, leur échappait, car ils se lancèrent aussitôt aux trousses de Juan, qui fonçait vers le cœur de la ville de Corinthe.

*

Les hommes rassemblés dans le centre opérationnel pour voir les images transmises par le drone n’en crurent pas leurs yeux, jusqu’au moment où Eric put atteindre Juan par radio.

— Président, c’est vous qui êtes dans la seconde Jeep ?

— Affirmatif.

— Belle leçon de pilotage !

— Merci. Comment ça se passe ?

— Linda et son équipe sont hors de danger. Aucun autre véhicule n’a quitté le complexe responsiviste, et votre petite démonstration n’a pas encore attiré l’attention des autorités. Nous entrerons dans le canal dans deux minutes environ. George revient du hangar et il va reprendre les commandes du drone.

— Et mon parcours dans la ville ?

— Le dernier balayage n’a rien montré d’inquiétant. Dès que Linda aura atteint le pont, la couverture aérienne du drone sera à votre service.

— Très bien. A bientôt.

Vêtu de sa combinaison de vol, la cuisse barrée par un bandage, George « Gomez » Adams s’installa devant un ordinateur, la jambe bien étendue.

— Comment ça va ? lui demanda Max, d’un ton encore plus bougon qu’à l’accoutumée, comme pour masquer son sentiment de culpabilité.

— Une cicatrice de plus, ça impressionnera les dames ! Julia ne m’a infligé que huit points de suture. Ce qui m’inquiète le plus, c’est le Robinson. On peut dire qu’ils l’ont transformé en passoire ! Onze trous pour le seul cockpit ! C’est bon, Stoney, je suis prêt.

Eric rendit les contrôles du drone à George et put se concentrer sur les manœuvres d’entrée de l’Oregon dans le canal de Corinthe.

L’idée de ce canal remonte aux Romains, mais le creusement d’un tel ouvrage à travers cet isthme étroit dépassait les capacités techniques de l’époque. Maîtres ingénieurs, ils parvinrent cependant à construire une route, que les Grecs baptisèrent diolkos. Les marchandises étaient déchargées des bateaux d’un côté, puis hissées, ainsi que les bateaux eux-mêmes, sur des chariots tirés par des esclaves jusqu’à l’autre bout de la route. Les navires étaient alors remis à flot et les marchandises réembarquées. Ce ne fut qu’à la fin du dix-neuvième siècle que les nouvelles technologies permirent de précéder à l’excavation du canal, économisant ainsi aux navires marchands un détour de cent soixante miles autour du Péloponnèse. Après une infructueuse tentative française, une compagnie grecque reprit et termina l’ouvrage en 1893.

Long de 6343 mètres et large de 21 mètres au niveau de la mer, le canal ne se distinguait guère des autres constructions du même type, si ce n’était par une caractéristique bien particulière. Il avait été creusé dans une roche dure qui dominait les navires d’une hauteur de soixante-quinze mètres, comme si l’étroit passage avait été taillé à la hache. Les touristes adoraient se poster sur l’un des ponts qui enjambaient l’ouvrage pour observer les bateaux de passage.

Sans les lumières qui signalaient la toute petite ville de Poseidonia, on aurait pu croire que le navire se dirigeait tout droit vers une falaise. Le canal était si étroit qu’il était difficile à repérer, simple balafre claire sur la roche sombre. Des lumières de phares traversaient à l’occasion le pont principal, mille six cents mètres plus loin.

— Vous êtes sûr de ce que vous faites, monsieur Stone ? demanda Max.

— Avec la marée haute, nous aurons un mètre vingt de dégagement de chaque côté des ailerons de passerelle. On passera, c’est certain, en y laissant peut-être un peu de peinture et quelques éraflures.

— Bon, très bien. Je ne vais pas regarder ça sur écran si je peux l’avoir en live ! Je serai sur la passerelle.

— Parfait, mais je préférerais que vous n’en sortiez pas, l’avertit Eric, la voix un peu hésitante. Vous comprenez, juste au cas où...

— Vous allez très bien vous en sortir, mon garçon.

Max Hanley prit l’ascenseur et émergea un instant plus tard dans la timonerie. Il jeta un coup d’œil aux hommes d’équipage qui travaillaient sous la direction de Mike Trono et Jerry Pulaski, deux des meilleurs « chiens armés » de Linc. D’autres marins s’activaient vers la proue.

A l’approche du canal, l’Oregon filait à presque vingt nœuds. L’ouvrage était surtout utilisé par des bateaux de plaisance ou d’excursion, et les navires plus importants devaient être remorqués, en raison de l’étroitesse du passage, et la vitesse limitée à quelques nœuds. Malgré sa totale confiance dans les talents de navigateur d’Eric Stone, Max ne parvenait pas à oublier la tension qui lui nouait les muscles des épaules. Tout comme Juan Cabrillo, il adorait l’Oregon, et frémissait à l’idée de voir la moindre éraflure défigurer le navire.

Ils dépassèrent un long brise-lame sur tribord, et l’alerte de collision retentit dans tous les compartiments du navire. L’équipage savait à quoi s’attendre, et toutes les précautions nécessaires étaient prises.

De petits ponts reliant les routes côtières enjambaient les deux extrémités du canal. Contrairement aux ponts à hautes armatures qui dominaient les navires, ces ouvrages à deux voies étaient construits juste au-dessus du niveau de la mer. Ils pouvaient être abaissés jusqu’à toucher le fond du canal lorsque des navires devaient passer. Quand la voie était libre, ils étaient remontés et les voitures pouvaient à nouveau traverser.

Avec sa proue renforcée conçue pour pouvoir briser la glace, l’Oregon se lança vers le premier pont du canal, qu’il heurta et chevaucha dans un hurlement métallique assourdissant. Le poids du navire ne démolit pourtant pas la structure de l’ouvrage ; il en détruisit les montants, et le pont lui-même coula sous la coque du navire. L’Oregon retomba ensuite dans un gigantesque éclaboussement qui provoqua une houle dangereuse.

Max leva les yeux. Il eut l’impression que les parois rocheuses grimpaient jusqu’au ciel, et l’Oregon semblait réduit à une taille minuscule. Plus loin, les autres ponts routiers et ferroviaires paraissaient aussi frêles et délicats que les constructions de Meccano de sa jeunesse.

L’Oregon continua à avancer le long du canal. Eric parvenait à le maintenir centré, en se servant des propulseurs transversaux avec tant de délicatesse que les ailerons de passerelle ne touchèrent pas une seule fois les parois rocheuses. Max prit le risque de marcher jusqu’à l’extrémité d’un aileron. C’était imprudent et dangereux. Si Eric commettait la moindre erreur de pilotage, la collision risquait d’arracher la plate-forme de la superstructure. Mais Max tenait à toucher la pierre de ses mains. Son contact était frais et rugueux. A cette profondeur, le canal demeurait dans l’ombre toute la journée, et jamais le soleil ne réchauffait la roche.

Satisfait, Max revint en hâte vers la passerelle, juste au moment où l’Oregon se soulevait légèrement. Le bastingage heurta la paroi du canal. Eric fit une correction de trajectoire infinitésimale, afin de ne pas venir frapper l’autre côté, et le navire se recentra à nouveau.

— La camionnette de Linda approche du pont de la nouvelle Route Nationale, annonça George Adams à l’interphone. Je vois aussi le Président, il a encore pas mal d’avance sur la Jeep qui le poursuit.

— Je descends, dit Max en se dirigeant aussitôt vers l’ascenseur.

*

Le pneu à plat acheva de se lacérer à quatre cents mètres du pont, et la camionnette parcourut dans un crissement la distance sur la jante, envoyant des gerbes d’étincelles comme un soleil de feu d’artifice. Lorsqu’ils atteignirent le centre du pont, Linda aurait été incapable de dire ce qui la réjouissait le plus : le fait d’être hors de danger, ou la fin de son supplice sonore.

Franklin Lincoln ouvrit en grand la porte latérale dès que le véhicule s’immobilisa. L’Oregon approchait. Il fit passer trois épaisses cordes d’escalade en nylon par-dessus la rambarde. Les cordes étaient fixées aux sièges et à un montant métallique de l’arrière de la camionnette. Elles se déroulèrent en tombant, leur extrémité pendant à trois mètres de la surface du canal.

Linda sauta de son siège et revêtit sa tenue de rappel – harnais, casque et gants – pendant que, soixante mètres plus bas, de l’écume se formait à la poupe de l’Oregon qui venait d’enclencher les propulseurs en marche arrière pour ralentir. Grâce à la puissance de ses moteurs, le navire perdit presque aussitôt de la vitesse.

Linc avait déjà mis son harnais. Avec l’aide d’Eddie, il y avait également sanglé Kyle, toujours inconscient. Ils s’attachèrent aux cordes et attendirent le signal du navire.

A bord de l’Oregon, les marins, à la proue, attrapèrent les cordes et les guidèrent vers l’arrière, tandis que le navire avançait. Ils s’assurèrent qu’elles ne s’emmêlaient pas dans la superstructure, les antennes de communication ou tout autre objet susceptible de s’y accrocher. Dès qu’ils atteignirent le pont arrière, Max ordonna à ses hommes de quitter les lieux.

Insensible au vertige, Linda passa par-dessus la rambarde et commença à descendre, avec Eddie d’un côté et Linc, en tandem avec Kyle, de l’autre. Ils longèrent à la verticale les poutrelles et les montants du pont et se retrouvèrent soudain à soixante mètres au-dessus du navire.

Avec un cri de joie, Linda se laissa glisser à toute vitesse le long du cordage. Eddie et Linc la suivirent, tombant presque en chute libre avant de freiner leur descente à l’aide de leurs harnais de rappel. Ils atterrirent presque au même moment, et s’immobilisèrent pour que les marins décrochent leurs cordes, qui furent rapidement amarrées sur des bollards en fonte fixés au pont du navire.

— Et maintenant, passons à la partie la plus drôle du boulot, haleta Linda, hors d’haleine après la montée d’adrénaline de la descente.

Eric Stone, qui surveillait la manœuvre depuis un écran du système de télévision en circuit fermé, n’attendit aucun ordre. Il poussa le levier d’accélération légèrement pour glisser l’Oregon un peu plus en avant. Les cordes se tendirent aussitôt, puis tremblèrent pendant une seconde ; la poussée du navire fit rouler la camionnette de location par-dessus la rambarde du pont. Le véhicule dégringola comme une pierre, puis alla s’écraser dans l’eau où elle s’enfonça. Le navire allait remorquer l’épave un peu plus loin dans la mer Egée, puis couper les amarres et la laisser définitivement couler.

Le véhicule avait été loué par des hommes d’équipage déguisés qui s’étaient servis de faux documents d’identité. Il n’existait donc aucune possibilité de remonter jusqu’à la Corporation. Il ne manquait plus qu’une seule personne à bord pour que la mission soit un succès complet, malgré les imprévus.

*

Juan Cabrillo fonçait en direction du canal de Corinthe, dépassant à toute allure les villages et les petites fermes. Au clair de lune, les rangées de cyprès aux formes coniques ressemblaient à ces sentinelles gardant les champs au bord des routes.

Juan avait beau prendre les virages les plus téméraires et soumettre la transmission de la Jeep à la torture, il lui était impossible de semer ses poursuivants. Privés de l’espoir de retrouver leur condisciple kidnappé, ils voulaient du sang. Ils roulaient sur les deux voies de la route, dérapaient sur le gravier des accotements, et aucun risque ne semblait les effrayer. Ils tentèrent quelques tirs contre Juan, mais à la vitesse à laquelle ils roulaient, ils n’avaient aucune chance de l’atteindre, aussi cessèrent-ils bientôt, sans doute pour économiser leurs munitions.

Lancé à près de cent trente kilomètres à l’heure, Juan regretta de ne pas avoir relevé le pare-brise. Pour ne rien arranger, le vent s’était levé ; des nuages de poussière et de sable balayaient la route, aussi épais que de la fumée, et lui brûlaient les yeux. Il dépassa en trombe le site de l’ancienne Isthmia. Contrairement à la plupart des ruines grecques, celle-ci n’offrait rien au regard ; il n’y avait sur le petit monticule aucun temple, aucune colonne. Seule une pancarte signalait l’endroit, ainsi qu’un minuscule bâtiment abritant un musée. Mais l’attention de Juan Cabrillo fut surtout attirée par un panneau de signalisation indiquant la ville moderne d’Isthmia à deux kilomètres. Si l’Oregon ne se mettait pas très vite en position, la situation deviendrait problématique. L’aiguille de la jauge ne semblait se maintenir au-delà de la zone rouge que par la seule puissance de sa volonté.

Il entendit son nom dans l’oreillette et ajusta le volume.

— Ici Juan.

— Ici Gomez, Président. Linda et les autres sont à bord, sains et saufs. Je vous ai en visuel avec le drone. Eric est en train de faire ses calculs. Je crois que vous devriez ralentir un peu.

— Vous voyez la Jeep qui est derrière moi ?

— Oui, je la vois, répondit le pilote d’hélicoptère de sa voix traînante. Mais si nous ratons notre coup, vous allez finir comme une mouche du mauvais côté de la tapette, si vous voyez ce que je veux dire.

— Merci de cette explication si imagée, répondit Juan.

La route entamait sa descente vers la côte. Pour ne pas gaspiller de carburant, Juan appuya sur l’embrayage et laissa l’élan et la gravité prendre le relais du moteur. Il conduisait, un œil sur le rétroviseur extérieur, et quelques secondes après avoir aperçu les phares des Responsivistes, il relâcha l’embrayage.

Le moteur eut soudain des ratés. Il repartit aussitôt, puis toussa à nouveau. Juan se souvint d’un vieux « truc » des pilotes de stock-car et louvoya rapidement sur la route pour rassembler le reste de carburant dans le réservoir. Cela sembla fonctionner, car le moteur se remit à ronronner régulièrement.

— Président, Eric a terminé ses calculs, annonça Gomez à la radio. Vous êtes à cent soixante-dix mètres du pont, ce qui veut dire que vous êtes trop près. Vous devez rouler à quatre-vingts kilomètres à l’heure si nous voulons que tout se passe bien.

Derrière, la Jeep était à moins de cent mètres, et l’écart se réduisait encore. La route était trop droite pour que Juan puisse tenter la moindre manœuvre et lorsqu’il essaya de louvoyer encore pour encourager ses poursuivants à tirer au jugé, le moteur se remit à crachoter.

— Ça commence à sentir le roussi. Dites à Eric de se magner le train pour venir à ma rencontre.

Il entrait alors dans Isthmia, un pittoresque petit village côtier. Il sentait l’odeur de la mer et les effluves iodés des filets de pêche en train de sécher. La plupart des bâtiments étaient blanchis à la chaux et coiffés des sempiternels toits de tuile rouge. Des antennes paraboliques semblaient y avoir poussé comme des champignons. La grand-rue donnait sur une petite place, et Juan aperçut, plus loin, les poteaux métalliques qui contrôlaient le levage de l’étroit pont qui enjambait le canal.

— Très bien, Président, fit la voix d’Eric dans l’oreillette. Il faut encore ralentir, maintenant. Roulez à exactement cinquante kilomètres à l’heure ou sinon, vous risquez de nous emboutir.

— Vous êtes sûr ?

— Simple calcul de vecteurs. De la physique du niveau d’un élève de terminale, répliqua Eric, comme s’il s’était senti blessé par la question de Juan. Faites-moi confiance.

Un coup de feu retentit derrière Juan. Il n’avait aucune idée de l’endroit où s’était logée la balle, mais il préféra ne pas s’en soucier et se contenta de suivre les instructions d’Eric. Alors qu’il ralentissait, une rafale d’AK-47 en mode automatique crépita. Juan entendit le bruit des balles qui frappaient la carrosserie de la Jeep. L’une d’elles passa au-dessus de son épaule, assez près pour érafler le tissu de sa chemise d’uniforme.

Le pont était à cinquante mètres, et les Responsivistes, derrière lui, à la même distance. Pour garder la vitesse convenue, Juan devait mobiliser toute son attention et tout son sang-froid. La partie la plus primitive de son cerveau lui criait d’écraser l’accélérateur pour sortir de là au plus vite.

Tel un colosse, la proue de l’Oregon sembla soudain émerger d’un bâtiment de quatre étages qui masquait le canal aux yeux de Juan. Jamais son navire ne lui avait paru aussi beau.

Et soudain, il se cabra, ses panneaux de coque raclant les parois de pierre comme à son entrée dans le canal. Il se dressa de plus en plus haut, escaladant le pont comme si sa proue découpait un bloc de glace. Dans un fracas métallique déchirant, le système mécanique qui commandait le mouvement du pont céda sous le poids titanesque, et l’Oregon replongea dans l’eau sans même ralentir.

Juan continua à s’approcher, au risque d’aller s’écraser contre ses flancs blindés. Ses poursuivants devaient le croire candidat au suicide.

Encore quinze mètres. La panique commença à s’emparer de lui. Eric avait dû commettre une erreur de calcul. Il allait heurter de plein fouet le navire, qui entamait sa sortie du canal. Il en était sûr. Des rafales résonnèrent derrière lui. D’autres leur répondirent, venant du bastingage de l’Oregon. Il aperçut les reflets du canon d’une arme sur la coque sombre du navire.

Plus que quelques secondes. Vitesse, calculs, timing. Il avait joué et perdu. Il s’apprêtait à braquer in extremis lorsqu’il vit s’ouvrir, telle une gueule béante, le garage à bateaux de l’Oregon, baigné dans la lueur rouge des éclairages de combat.

Le compteur de vitesse toujours bloqué à cinquante kilomètres à l’heure, Juan arriva au bout de la route, sauta les trente centimètres qui séparaient l’Oregon de l’extrémité du pont dévasté, et atterrit à l’intérieur du navire. Il écrasa la pédale de frein et vint heurter le filet renforcé conçu pour arrêter les bateaux lors des manœuvres à grande vitesse. Les airbags de la Jeep se déployèrent, protégeant ainsi Juan des effets de la brutale décélération.

Il entendit des freins hurler à l’extérieur. Des pneus s’aplatirent sur le sol, mais trop tard. Dérapant de côté, échappant à tout contrôle, la Jeep des Responsivistes s’encastra dans la coque de l’Oregon avec un bruit métallique sourd et chancela sur ses roues alors que le navire continuait à avancer. Il perçut le bruit du métal déchirant le métal, alors que l’Oregon écrasait la Jeep contre la paroi du canal, aplatissant le véhicule et ses occupants. Eric donna alors une poussée latérale aux propulseurs et le véhicule tomba à l’eau.

Max Hanley se matérialisa aux côtés de Juan et l’aida à s’extraire de sous l’airbag dégonflé.

— Tu parlais de plan C ?

— Ça a marché, non ?

Ils quittèrent ensemble le garage. La démarche de Juan était encore raide.

— Comment va Kyle ? demanda-t-il à son ami.

— Julia l’a mis sous sédatifs à l’infirmerie du bord.

— On va le remettre sur pied.

— Je sais, répondit Max, qui s’arrêta pour regarder Juan droit dans les yeux. Merci.

— Il n’y a pas de quoi.

Les deux hommes se dirigèrent vers l’infirmerie.

— Vu la manière dont a fonctionné ton plan C, tu devais bien avoir un plan D en réserve ? Il faudra que tu m’expliques ça...

— Bien sûr, j’avais un plan D ! Mais on n’a pas trouvé assez de Spartiates pour reconstituer la bataille des Thermopyles.