Chapitre 1

Bandar Abbas, Iran

De nos jours

Le cargo fatigué mouillait au large du port de Bandar Abbas depuis assez longtemps pour susciter la méfiance des militaires iraniens. Un patrouilleur armé, envoyé de la base navale toute proche, fendait les flots d’azur à la rencontre du navire, long de plus de cent cinquante mètres.

Le Norego, puisque tel était son nom, naviguait sous pavillon panaméen. D’après son apparence, il avait accompli une longue carrière de cargo polyvalent avant d’être converti en porte-conteneurs. Cinq mâts de charge s’élançaient comme des troncs nus de son pont, trois vers la proue et deux vers la poupe. Des piles et des piles de conteneurs bariolés les cernaient et s’élevaient jusqu’au vitrage de la passerelle. Néanmoins, le bâtiment flottait haut sur l’eau, et l’on distinguait plus de trois mètres de peinture antirouille rouge sous sa ligne de flottaison à pleine charge. Sa coque, uniformément bleue, mais qui semblait ne pas avoir été repeinte depuis un moment, était bien mal assortie à la teinte verdâtre de sa superstructure. Les doubles cheminées étaient tellement noircies par la suie que leur couleur d’origine était indiscernable. De minces volutes de fumée s’en échappaient, et restaient suspendues au-dessus du navire comme un voile mortuaire.

Un échafaudage de montants métalliques était abaissé sur la plage arrière et des hommes en bleus de travail maculés de graisse s’affairaient sur les paliers de gouvernail du cargo.

Le patrouilleur approchait, et Muhammad Ghami, le gradé qui faisait office de commandant, porta un mégaphone à ses lèvres.

— Ohé, le Norego ! Nous allons nous rendre à votre bord, cria-t-il en farsi, puis en anglais.

Un instant plus tard, un homme presque obèse, dans une chemise d’officier tachée de sueur, apparut à la coupée. Il adressa un signe de tête à un subordonné, et une échelle descendit vers le patrouilleur.

Ghami aperçut les galons de capitaine sur les épaules de l’homme et se demanda comment un officier de ce rang pouvait se laisser aller à un tel point. La bedaine du maître du Norego débordait de trente bons centimètres de son pantalon. Sous sa casquette blanche, ses cheveux noirs et gras étaient striés de fils gris, et son visage était recouvert d’une barbe de plusieurs jours. L’Iranien ne put s’empêcher de se demander où les propriétaires du navire avaient pu dénicher pareil capitaine.

L’un des hommes de Ghami était installé derrière la mitrailleuse calibre .50 du patrouilleur. Ghami fit un signe à un autre marin, qui arrima la coque rigide du patrouilleur gonflable à l’échelle. Un troisième se tenait debout en silence, AK-47 à l’épaule. Ghami vérifia que le rabat de son holster était attaché, puis gravit l’échelle, un marin à sa suite. Tout en grimpant, il observa le commandant qui tentait en vain de lisser ses cheveux et de défroisser sa chemise sale.

Ghami mit pied sur le pont et nota au passage que des plaques avaient sauté ici et là et que les autres n’avaient certainement pas vu de peinture depuis quelques décennies ; la rouille recouvrait presque toutes les surfaces, à l’exception des conteneurs qui étaient sans doute à bord depuis trop peu de temps pour avoir pu pâtir de la négligence de l’équipage. Le bastingage avait par endroits été remplacé par des chaînes, et la corrosion attaquait si profondément la superstructure du bâtiment qu’elle semblait à la limite de l’effondrement.

Masquant son dégoût, Ghami adressa un salut crispé au commandant, qui gratta son ample panse et amorça un vague mouvement du bras vers la visière de sa casquette.

— Capitaine, je suis l’enseigne Muhammad Ghami, de la Marine iranienne. Voici le matelot Khatahani.

— Bienvenue à bord du Norego. Je suis le capitaine Ernesto Esteban.

Son accent espagnol était si prononcé que Ghami devait se concentrer sur chaque mot pour en saisir le sens. Esteban le dépassait de quelques centimètres, mais son surpoids lui affaissait les épaules et lui arquait le dos à tel point que les deux hommes paraissaient de la même taille. Ses yeux étaient sombres et humides, et lorsqu’il sourit en serrant la main du marin iranien, ses lèvres découvrirent des dents jaunes et irrégulières. Son haleine évoquait le lait caillé.

— Vous avez des problèmes de gouvernail ? lui demanda Ghami.

Esteban lâcha un juron en espagnol.

— Les paliers sont grippés. C’est la quatrième fois ce mois-ci. Ces fichus propriétaires, ajouta-t-il en crachant sur le pont, refusent de me laisser faire les réparations dans un chantier naval, alors ce sont mes hommes qui doivent s’en occuper. Nous devrions appareiller ce soir, ou demain matin.

— Quel est votre fret ? Et votre destination ?

Le commandant frappa l’un des conteneurs du plat de la main.

— Ils sont vides. Le Norego n’est plus bon qu’à cela.

— Je ne comprends pas.

— Nous transportons des conteneurs vides de Dubaï à Hong Kong. Des navires arrivent à Dubaï avec des conteneurs pleins, qui sont débarqués puis empilés à quai. Nous les ramenons à Hong Kong, où ils seront à nouveau chargés.

Voilà pourquoi le navire flotte si haut sur l’eau, songea Ghami. Les conteneurs vides ne pèsent que quelques tonnes.

— Et que transporterez-vous à votre retour ici ?

— A peine de quoi couvrir nos frais, répondit Esteban avec amertume. Aucune compagnie ne nous assurerait pour autre chose que des conteneurs vides.

— Il me faut votre manifeste d’équipage, votre manifeste de cargaison et les documents d’immatriculation du navire.

— Y a-t-il un problème ? demanda Esteban.

— Nous verrons cela lorsque j’aurai examiné vos documents, répliqua Ghami avec assez de menace dans la voix pour s’assurer de la docilité d’Esteban. Votre bâtiment se trouve dans les eaux iraniennes, et je suis parfaitement habilité à en inspecter chaque centimètre carré si cela me semble justifié.

— No problem, señor, dit Esteban d’une voix mielleuse. Et si nous quittions cette chaleur pour aller dans mon bureau ? ajouta-t-il avec un sourire qui ressemblait à une grimace.

Le port de Bandar Abbas est niché sur la courbe la plus prononcée du détroit d’Ormuz, cette étroite porte d’entrée dans le golfe Persique. En été, les températures sont souvent supérieures à quarante-cinq degrés pendant la journée et il n’y avait pour ainsi dire pas de vent ce jour-là. Les parties métalliques du pont étaient si brûlantes sous les pieds des marins qu’on aurait pu y faire cuire des œufs.

— Je vous suis, dit Ghami.

L’intérieur du Norego semblait aussi dévasté que le reste du bâtiment. Le linoléum au sol partait en lambeaux, les murs de métal nu étaient constellés de particules de peinture écaillée et les néons fixés au plafond bourdonnaient de façon inquiétante. Certains clignotaient sans raison visible avant de plonger les coursives dans une obscurité lugubre.

Esteban précéda Ghami et Khatahani le long d’une étroite échelle de descente munie d’une rampe en cordage, puis d’un autre couloir assez court. Il ouvrit la porte de son bureau et leur fit signe d’entrer. Par une porte ouverte au fond de la pièce, on apercevait la cabine du capitaine. Le lit était défait, et les draps qui jonchaient le sol étaient tachés. Un unique meuble à tiroir était vissé au mur, surmonté d’un miroir fendu en diagonale sur toute sa largeur.

Le bureau était une pièce rectangulaire équipée d’un seul hublot, si taché de sel que seule une lueur trouble filtrait de l’extérieur. Des clowns aux yeux tristes et aux couleurs criardes ornaient les murs. Une autre porte donnait sur une minuscule salle de bains, plus crasseuse que les toilettes publiques des taudis les plus mal famés de Téhéran. Une odeur de tabac froid semblait tout recouvrir, jusqu’au palais de Ghami. Fumeur invétéré, l’officier iranien se sentait pourtant proche de la nausée.

Esteban enfonça les fils dénudés d’une lampe de bureau dans une prise, lâcha un juron lorsqu’une gerbe d’étincelles jaillit, et parut enfin satisfait quand l’ampoule s’alluma. Il s’enfonça dans son fauteuil avec un grognement et indiqua des sièges aux deux inspecteurs. Avant de s’asseoir, Ghami sortit un stylo de la poche de sa chemise pour faire tomber du siège la carcasse desséchée d’un cafard.

Esteban fouilla un moment son bureau avant d’en extraire une bouteille d’alcool. Il jeta un coup d’œil aux deux musulmans, puis la remit dans son tiroir.

— Très bien, voilà le manifeste, marmonna-t-il en espagnol en tendant un classeur aux deux Iraniens. Comme je vous l’ai dit, nous transportons des conteneurs vides vers Hong Kong.

Il sortit un autre classeur du tiroir.

— Mon manifeste d’équipage. Une belle bande de flemmards et d’ingrats, si vous voulez mon avis. Alors s’il vous venait l’envie d’en arrêter quelques-uns, ne vous gênez pas pour moi... Et voici les documents d’immatriculation du Norego.

Ghami parcourut la liste des membres de l’équipage, notant au passage leur nationalité et vérifiant leurs papiers d’identité. Les marins formaient un melting-pot de Chinois, de Mexicains et d’habitants des Caraïbes, ce qui semblait bien correspondre à ce qu’il avait observé près du gouvernail. Quant au capitaine, il venait de Guadalajara, au Mexique ; il travaillait pour la compagnie Trans-Ocean Shipping and Freight depuis onze ans et commandait le Norego depuis six ans. Ghami constata avec surprise qu’Esteban, qui paraissait proche de la soixantaine, n’avait que quarante-deux ans.

Rien ne paraissait suspect, mais Ghami voulait en avoir le cœur net.

— Les documents indiquent que vous transportez huit cent soixante-dix conteneurs...

— C’est à peu près ça.

— Ils sont entreposés dans vos cales ?

— Ceux qui ne sont pas sur le pont, en effet, admit Esteban.

— Je ne veux pas vous faire offense, mais un bâtiment tel que le vôtre n’est pas idéalement conçu pour transporter des conteneurs. Il y a sans doute assez de place dans vos cales pour transporter des marchandises de contrebande. Je souhaite examiner les six cales de votre navire.

— Tant que mon gouvernail n’est pas réparé, j’ai tout le temps, répondit Esteban d’un air dégagé. Ne vous gênez pas pour fouiller le navire de fond en comble. Je n’ai rien à cacher.

La porte s’ouvrit soudain. Un marin chinois portant un bleu de travail et des tongs en bois débita une longue tirade en cantonais à l’adresse d’Esteban. Celui-ci poussa un juron et jaillit de son siège. Ses mouvements vifs suscitèrent la méfiance des deux Iraniens. Ghami se leva, une main posée sur son holster. Esteban l’ignora et traversa la pièce aussi vite que le lui permettaient ses quelques dizaines de kilos en trop. Au moment où il atteignait la porte de la salle de bains, la plomberie émit un gargouillement humide et rauque. Esteban referma la porte et ils n’entendirent plus que le bruit de l’eau qui semblait jaillir comme un geyser en éclaboussant le plafond. Une nouvelle odeur, plus infecte encore que la précédente, envahit la pièce.

— Désolé, dit Esteban. Seng essayait de réparer le système d’évacuation des eaux usées. Je crois que ce n’est pas encore tout à fait au point.

— S’ils cachent quelque chose, murmura Khatahani en farsi à son supérieur, je ne suis pas sûr d’avoir envie de le trouver.

— Tu n’as pas tort, reconnut Ghami. Dans tout le Golfe, pas un contrebandier ne se fierait à ce gros rustaud et à son équipage de bras cassés.

Les propos de Ghami n’étaient nullement facétieux, car la contrebande le long du golfe Persique était une digne tradition, respectable et consacrée par l’usage.

— Capitaine, reprit-il en s’adressant à Esteban, je constate que votre équipage se consacre à l’entretien de votre navire. Vos documents de bord paraissent en règle, et je ne vais pas vous déranger plus longtemps.

— Vraiment ? demanda Esteban en haussant un sourcil broussailleux. Je suis tout à fait disponible pour une visite guidée.

— Ce ne sera pas nécessaire, répondit Ghami en se levant.

— A votre aise.

Esteban les fit sortir du bureau et les raccompagna le long des coursives mal éclairées. L’éclat du soleil de l’après-midi était particulièrement brutal après un séjour dans les espaces sombres et confinés de l’intérieur du Norego. Au large, derrière le cargo, un supertanker de plus de trois cent cinquante mètres fendait les flots vers le nord, où ses soutes seraient remplies de brut.

Ghami serra la main d’Esteban en arrivant à la passerelle de débarquement.

— Si votre problème de gouvernail n’est pas résolu d’ici à demain matin, vous devrez en avertir les autorités du port de Bandar Abbas. Ils devront peut-être vous éloigner des voies de navigation et vous remorquer jusqu’au port.

— Nous allons bien réussir à remettre ce rafiot en état, répondit Esteban. Il est fatigué, mais il respire encore !

Ghami lui lança un regard dubitatif. Il regagna son bord avec Khatahani et fit un signe de tête à ses hommes, qui larguèrent les amarres. Le patrouilleur s’éloigna du cargo, laissant derrière lui un sillage net et blanc sur la mer sombre.

Debout près du bastingage, Esteban esquissa un geste de la main en direction des Iraniens, pour le cas où l’un d’eux se retournerait, mais ils semblaient surtout pressés de s’éloigner du Norego. Le capitaine gratta son ample bedaine et regarda s’estomper la silhouette de l’embarcation. Lorsqu’elle se réduisit à une petite tache lointaine, un autre homme émergea de la superstructure du navire. Il était plus âgé qu’Esteban, et un ruban de cheveux auburn clairsemés formait une sorte de couronne autour de son crâne presque chauve. Ses yeux marron étaient vifs et son allure souple ; l’homme prenait visiblement soin de son corps et de sa forme physique, mais un embonpoint certain commençait à se manifester au niveau de la taille.

— Il est temps de changer le micro de ton bureau, annonça-t-il sans préambule, on aurait cru entendre des personnages de dessin animé gonflés à l’hélium !

Le capitaine prit le temps d’extraire des tampons de gaze de derrière ses molaires. Les joues flasques disparurent aussitôt. Il enleva alors ses lentilles de contact marron pour laisser apparaître des yeux d’un bleu éclatant. Lorsqu’il retira sa casquette et la perruque graisseuse qui lui recouvrait le crâne, le vieux loup de mer dans la débine disparut alors pour laisser la place à un homme solide au charme rude. Ses cheveux naturellement blonds étaient coiffés en brosse assez longue. La barbe de trois jours était bien la sienne et il lui tardait de la raser, mais il faudrait pour cela attendre d’avoir quitté les eaux iraniennes, au cas où il devrait à nouveau endosser le rôle d’Ernesto Esteban, maître du Norego.

— Le roi du déguisement, à votre service ! lança en souriant Juan Rodriguez Cabrillo.

— J’ai constaté que tu avais dû recourir au bouton d’urgence.

Divers interrupteurs, que Juan Cabrillo pouvait utiliser dans certaines situations critiques, étaient dissimulés sous le bureau du capitaine. L’un d’eux avertissait Eddie Seng, toujours prêt à jouer le rôle du technicien maladroit, et activait une pompe dans le système de plomberie installé sous les toilettes factices de la salle de bains. La pompe faisait jaillir des gerbes dignes d’un volcan et les produits chimiques ajoutés à l’eau complétaient l’illusion en produisant une puanteur délétère.

— Notre enseigne iranien voulait faire son petit numéro de Sherlock Holmes, et j’ai dû l’en dissuader, expliqua Cabrillo à Max Hanley, vice-président de la Corporation, dont il était lui-même le président.

— Tu penses qu’ils vont revenir ?

— Si nous sommes encore là demain matin, c’est plus que probable.

— Alors on va faire ce qu’il faut pour éviter ça, répliqua Hanley, une lueur malicieuse dans le regard.

Les deux hommes entrèrent à l’intérieur du navire et se dirigèrent vers une sorte d’office rempli de balais, de lavettes et de produits d’entretien dont personne ne s’était visiblement jamais servi. Juan se mit à actionner les poignées d’un bac d’évacuation d’eau avec autant de concentration que s’il composait le code d’un coffre-fort. On entendit un déclic et le mur du fond de l’office s’ouvrit sur une salle dont le sol était recouvert de riches tapis. Le linoléum de mauvaise qualité, les cloisons métalliques à l’aspect tristement utilitaire, tout cela avait disparu. Les murs étaient lambrissés de sombres panneaux d’acajou et les lustres au plafond dispensaient une lumière chaleureuse.

Tout comme le déguisement dont s’était affublé Cabrillo pour duper la marine iranienne, l’apparence du Norego était trompeuse. Ce n’était d’ailleurs pas son véritable nom. En intervertissant les lettres métalliques aimantées sur la proue et sur la poupe, son équipage avait métamorphosé l’Oregon en Norego.

Conçu au départ comme navire de transport de bois de construction, le bâtiment avait écumé le Pacifique pendant presque deux décennies, convoyant le bois du Canada et des USA vers le Japon et d’autres pays d’Asie. Les ravages du temps commençaient à se faire sentir sur ce bâtiment de onze mille tonnes qui avait jusque-là admirablement servi ses propriétaires. L’Oregon était en fin de carrière. La corrosion attaquait sa coque, et ses moteurs n’étaient plus aussi efficaces qu’au temps de sa jeunesse. Les propriétaires passèrent alors des annonces dans des publications maritimes ; ils pensaient le vendre au prix de la ferraille, à quelques dollars la tonne.

A l’époque, Juan travaillait à la création de la Corporation, et il lui fallait un navire. Il s’était rendu dans de nombreux ports de tous les pays à la recherche de la perle rare. En tombant sur des photographies du transporteur, il comprit qu’il venait de trouver ce dont il avait besoin. Il avait dû surenchérir sur trois chantiers de démolition navale, mais il était finalement parvenu à acheter l’Oregon pour un prix moindre que celui d’un navire plus récent. Peu lui importaient les qualités techniques du transporteur. Ce qu’il recherchait avant tout, c’était l’anonymat.

L’Oregon passa alors presque six mois en cale sèche à Vladivostok pour y subir une métamorphose aussi complète qu’inédite. Il conserva son apparence extérieure, mais l’intérieur fut refait de fond en comble. Ses vieux moteurs diesels furent remplacés par des unités de propulsion ultramodernes. Grâce à une technique appelée « magnétohydrodynamisme », les moteurs utilisaient des aimants à refroidissement intensif capables de débarrasser les électrons libres naturellement présents dans la mer de toute trace d’eau, afin de produire de l’électricité en quantité quasi illimitée. Cette puissance était transmise à quatre réacteurs hydrauliques qui repoussaient l’eau, avec une force prodigieuse, dans deux tubes de propulsion à poussée vectorielle. Cette technologie n’avait été jusqu’alors testée que sur quelques navires, et depuis qu’un incendie avait ravagé un paquebot équipé de moteurs magnétohydrodynamiques, le Dauphin d’émeraude, elle restait reléguée dans les profondeurs des laboratoires et chez les collectionneurs de modèles réduits.

Compte tenu de la vitesse potentielle du bâtiment, il s’était révélé indispensable d’en renforcer la coque et d’en raidir la structure. Des ailerons de stabilisation furent ajoutés, et sa proue modifiée afin de lui permettre de faire office de brise-glace, bien qu’à un niveau plus modeste que les navires spécialisés. Des centaines de kilomètres de fils électriques furent déployés à son bord pour y installer un ensemble de dispositifs, du radar de technologie militaire au sonar, en passant par des dizaines de caméras de télévision en circuit fermé. L’ensemble du système était contrôlé par un ordinateur Sun Micro-systems surpuissant.

Vint ensuite l’armement : deux tubes lance-torpilles et un canon de 120 mm équipé d’un dispositif de visée provenant d’un char de combat Abrams MI-A1, sans oublier trois mitrailleuses General Electric 20 mm de type Gatling et des lanceurs verticaux pour missiles antinavires mer-mer, le tout complété par quelques mitrailleuses calibre .30 pour l’autodéfense. Toutes ces armes étaient habilement dissimulées derrière des plaques de coque rétractables, comme celles dont étaient équipés les K-Boote allemands pendant la Première Guerre mondiale. Quant aux mitrailleuses calibre .30, elles étaient cachées dans des barils de pétrole rouillés, fixés de façon permanente à la surface du pont. Il suffisait d’appuyer sur un bouton dans la salle des opérations pour que les couvercles des barils s’ouvrent et que les mitrailleuses surgissent, actionnées à distance depuis l’intérieur du navire.

Cabrillo avait d’autres surprises en réserve. La cale située à l’arrière de la coque fut convertie en hangar pour un hélicoptère Robinson R44 pouvant transporter quatre passagers. L’appareil était hissé jusqu’au pont grâce à un élévateur hydraulique. Au niveau de la ligne de flottaison se trouvaient des ouvertures masquées d’où pouvaient partir différentes sortes d’embarcations, comme des Zodiac, et même un bateau d’assaut semblable à ceux employés par les Navy Seals 1 américains. Le long de la quille, deux imposants panneaux donnaient sur un espace appelé « moon pool », ou « bassin de lune », base de départ de deux mini-sous-marins.

Pour les quartiers de l’équipage, aucune dépense ne fut jugée excessive. Les cabines étaient aussi luxueuses que les chambres d’un hôtel quatre étoiles. L’Oregon possédait sans doute la cuisine la mieux équipée qui ait jamais vogué, avec une équipe de cuisiniers formés à la meilleure école. Les ballasts qui longeaient ses flancs étaient conçus pour donner, en cas de besoin, l’impression que le navire naviguait à pleine charge. L’un d’eux était bordé, à l’intérieur, de plaques de marbre de Carrare et servait de piscine olympique à l’équipage.

Les ouvriers qui avaient effectué la refonte complète du navire étaient persuadés qu’ils travaillaient pour la marine russe, désireuse de se doter d’une nouvelle flotte de navires-espions. Cabrillo s’était efforcé d’accréditer cette fable, aidé en cela par le commandant de la base où était installée la cale sèche, un amiral russe très sensible aux gratifications financières que Juan connaissait depuis des années.

L’argent indispensable pour lancer la Corporation et payer la conversion de l’Oregon provenait d’un compte en banque domicilié aux îles Caïmans ; l’ancien titulaire était un tueur à gages dont Cabrillo s’était « occupé » pour le compte de son employeur précédent, la CIA. En théorie, l’argent aurait dû revenir aux fonds secrets de l’agence, mais celle-ci approuvait tacitement la création de la Corporation, et le supérieur immédiat de Juan, Langston Overholt IV, ferma les yeux.

Cabrillo envisageait de quitter la CIA depuis un moment. Il y avait songé lors de l’invasion du Koweit par Saddam Hussein, invasion à laquelle les hommes de Langley ne s’attendaient nullement. La CIA était impliquée depuis si longtemps dans la guerre froide, qu’après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, elle n’était pas du tout préparée à une recrudescence imminente de conflits. La culture de l’agence et son état d’esprit étaient trop figés pour lui permettre d’anticiper les dangers à venir. Lorsque le Pakistan effectua ses premiers essais nucléaires, la CIA l’apprit par les médias. Cabrillo sentait bien que la rigidité de l’agence l’aveuglait et qu’elle était incapable de voir comment le monde se recomposait après la longue domination des deux superpuissances.

Overholt n’autorisa jamais officiellement Juan à fonder son entreprise paramilitaire secrète, la Corporation, mais il comprenait lui aussi que les règles du jeu avaient changé. Sur un plan purement technique, Juan Cabrillo était un mercenaire, tout comme ses hommes, mais il n’oubliait jamais qui l’avait aidé à voler de ses propres ailes. Il était impossible de remonter jusqu’à la source – américaine – des fonds nécessaires à l’opération, mais c’était bien pour le compte d’Overholt que l’Oregon mouillait à quelques miles de la côte iranienne.

Cabrillo et Hanley se dirigèrent vers une salle de conférences située au plus profond du navire. La réunion que présidait Juan lorsqu’un radar auxiliaire avait repéré le patrouilleur iranien, le forçant à endosser son personnage d’Ernesto Esteban, n’était pas encore terminée.

Eddie Seng était debout devant un écran plat de télévision, un pointeur laser à la main. Loin du plombier incompétent incarné pour leurrer les Iraniens, Seng était un vétéran de la CIA, tout comme Cabrillo. En raison de son étonnante capacité à préparer et accomplir méticuleusement ses missions, Eddie était le responsable des opérations à terre de la Corporation, toujours attentif au moindre détail. C’était grâce à ses impressionnantes facultés de concentration qu’il avait pu passer une bonne partie de sa carrière en Chine, sous couverture, et damer le pion à la police secrète la plus impitoyable du monde.

Les autres responsables de haut niveau de la Corporation étaient assis autour d’une vaste table, à l’exception du Dr Julia Huxley. Julia dirigeait le service médical du bord, et elle assistait rarement aux briefings, à moins de devoir ensuite se rendre en mission à terre.

— Ainsi, votre haleine a réussi à faire fuir la marine iranienne ? demanda Linda Ross à Juan lorsqu’il s’installa à côté d’elle.

— Oh, je suis désolé !

Cabrillo fouilla dans sa poche et en sortit une pastille de menthe pour masquer l’odeur du fromage de Limburger avalé avant l’arrivée des patrouilleurs iraniens.

— Je crois plutôt que c’est mon anglais qui les a découragés, ajouta-t-il avec le même accent épais dont il s’était servi avec Ghami.

Linda était la vice-présidente, nouvellement promue, des opérations. Avec ses cheveux blond vénitien, sa longue frange qu’elle écartait en permanence de ses yeux verts et les taches de rousseur qui lui parsemaient le nez et les joues, Linda avait la grâce d’un lutin. Sa voix haut perchée, presque enfantine, y contribuait largement, mais lorsqu’elle prenait la parole, tous l’écoutaient religieusement. Elle avait servi comme officier de renseignements sur un croiseur de la classe Aegis et au sein du Comité des chefs d’états-majors interarmées.

En face d’eux se trouvaient Eric Stone, le meilleur manœuvrier de l’Oregon, et son complice Mark Murphy, responsable de l’arsenal dissimulé dans les recoins du navire.

Un peu plus loin se trouvaient Hali Kasim, l’officier responsable des communications, et Franklin Lincoln, un ancien Seal à la carrure massive, qui commandait l’effectif d’anciens des Forces spéciales en poste sur l’Oregon ou, ainsi qu’il les surnommait, ses « chiens armés ».

— Alors, te voici de retour, Président ? demanda une voix provenant d’un téléphone amplifié. C’était Langston Overholt, en communication sécurisée depuis Langley.

En tant que fondateur de la Corporation, Juan en était le président en titre et un seul membre de l’équipage, Maurice, chef steward d’âge mûr, l’appelait « capitaine ».

— Il fallait empêcher les gens du coin de se montrer trop curieux, répondit Cabrillo.

— Ils ne sont pas trop méfiants ?

— Non, Lang. Nous ne sommes qu’à quelques miles de la base navale de Bandar Abbas, mais le trafic maritime est toujours important par ici, et les Iraniens y sont habitués. Ils ont jeté un œil au navire, un autre à ma modeste personne, et ils en ont conclu que nous ne représentions aucune menace.

— Nous disposons d’une fenêtre de tir très étroite, avertit Overholt, et si tu penses qu’il faut retarder l’opération, je comprendrai.

— Non, Lang. Nous sommes sur place, les torpilles-fusées aussi, et les négociations avec les Russes sur la limitation des exportations d’armes commencent dans deux semaines. C’est maintenant ou jamais.

La prolifération nucléaire demeurait la principale menace contre la sécurité mondiale, mais l’exportation d’armements vers des pays à la stabilité douteuse constituait aussi un profond motif d’inquiétude pour Washington. La Chine et la Russie décrochaient des milliards de dollars de contrats pour des systèmes de missiles, des avions de combat ou des chars. Téhéran venait même d’acquérir cinq sous-marins de la classe Kilo.

— Il vous faut la preuve que la Russie fournit des torpilles VA-111 Shkval aux Iraniens, et nous allons nous en assurer dès cette nuit.

Les Shkval étaient sans doute les torpilles les plus modernes jamais construites. Elles fendaient la mer dans une sorte de cocon d’air en supercavitation, ce qui leur permettait d’atteindre des vitesses supérieures à deux cents nœuds. Leur portée était d’un peu moins de sept mille mètres et elles avaient la réputation d’être difficiles à diriger, en raison de leur vitesse élevée. Il s’agissait donc plutôt d’une arme de dernier recours, par exemple pour un sous-marin en difficulté cherchant à détruire son attaquant.

— Les Iraniens prétendent avoir développé leur propre version du Shkval sans l’aide de Moscou, intervint Max Hanley. Si nous parvenons à prouver que les Russes leur ont vendu cette technologie, contrairement à ce qu’ils affirment, cela nous donnera un argument de poids pour les forcer à réduire leurs ventes d’armes.

— A moins que tout cela nous pète à la figure si jamais vous vous faites prendre, coupa Overholt d’une voix irritée. Je ne suis pas sûr que ce soit une si bonne idée.

— Ne t’inquiète pas, Langston, répondit Cabrillo en croisant les doigts derrière sa nuque. (Il détecta un petit morceau de la colle utilisée pour faire tenir sa perruque et s’en débarrassa d’une chiquenaude.) Combien de missions avons-nous menées à bien pour votre compte, sans le moindre accroc ? Les Iraniens ne comprendront même pas ce qui leur arrive, et nous serons à cinq cents miles du Golfe lorsqu’ils s’apercevront que nous avons visité leur base sous-marine. Quand ils comprendront, ils s’intéresseront aux navires de la flotte américaine occupés à écumer les eaux du Golfe pour empêcher les trafics, pas à un rafiot panaméen à bout de souffle, avec des problèmes de gouvernail.

— A propos, monsieur Overholt, lança Eddie depuis l’autre bout de la salle, je suppose que nos forces navales seront assez éloignées de Bandar Abbas pour que toute accusation d’intervention américaine puisse être démentie ?

— Il n’y a aucun bâtiment américain à moins de cent miles du port, affirma Overholt. Il a fallu ruser pour endormir la méfiance des galonnés de la Cinquième Flotte, mais nous sommes tranquilles de ce côté-là.

— Alors, passons à l’action, dit Cabrillo après s’être éclairci la voix. D’ici douze heures, nous t’apporterons les preuves dont tu as besoin pour te retourner contre les Russes. Nous sommes tous conscients des risques, mais si cela peut les dissuader de vendre des armes à n’importe quel mollah aux poches bien garnies, alors nous devons agir.

— Tu as raison, je le sais bien, soupira Overholt. Mais sois prudent, Juan, je peux compter sur toi ?

— Pas de problème, mon ami.

— Tu veux que je reste en ligne ?

— Tu sais où déposer l’argent quand ce sera terminé, répondit Cabrillo. A moins que tu veuilles connaître tous les détails de l’opération, tu peux raccrocher.

— Entendu.

La communication s’interrompit brusquement.

Juan s’adressa à tous les officiers rassemblés.

— Très bien, nous avons passé assez de temps là-dessus. Avant de clore la séance, y a-t-il des points de dernière minute à éclaircir ?

— Les conteneurs sont sur le pont, dit Max. Faut-il les replier à la tombée de la nuit ou attendre que nous ayons levé l’ancre après votre retour ? Et pour la peinture et le dispositif de camouflage ?

Les piles de conteneurs disséminées sur le pont de l’Oregon étaient autant de trompe-l’œil destinés à masquer la véritable nature du navire. Ils pouvaient être repliés pour être rangés à plat dans l’une des cales. La peinture bleue qui recouvrait la coque et celle, de couleur verte, de ses œuvres mortes, étaient faites d’un pigment non toxique et il suffisait d’utiliser les canons anti-incendie du bord, installés sur la superstructure, pour les faire disparaître.

Sous la peinture, la coque était un patchwork de couleurs mal assorties qui semblaient avoir été appliquées par plusieurs générations de propriétaires. Malgré les apparences, ce revêtement était un composé qui absorbait les ondes radar, comme celui utilisé pour les avions furtifs.

Des plaques métalliques étaient également disposées autour de certains secteurs sensibles du bâtiment pour en déformer les contours à volonté. Le carénage installé sur la proue, et qui donnait à l’Oregon une allure plus élancée, était amovible. Les deux cheminées disparaissaient pour laisser place à une cheminée unique, plus grande et de forme ovale, qui faisait aussi office de blindage de protection pour les dômes radar, pour l’instant démontés et rangés au centre du navire dans les quartiers de l’équipage. Pour modifier encore davantage l’apparence du navire, les ballasts se remplissaient et le bâtiment s’enfonçait dans l’eau comme s’il transportait une importante cargaison.

Il fallait en tout et pour tout quatre heures pour que l’équipage au complet achève la transformation, mais une fois le travail terminé, le Norego disparaîtrait et l’Oregon pourrait voguer innocemment sur les eaux du golfe Persique. Comble d’ironie, il battrait alors pavillon iranien, conformément à son immatriculation officielle.

Juan réfléchit un instant avant de répondre, pesant le pour et le contre.

— Eric, comment est la lune ce soir ?

— Un seul quartier, répondit le navigateur et météorologue de facto. Et on annonce des nuages après minuit.

— Alors laissons tout en place jusqu’à minuit, ordonna Cabrillo. Nous devrions être de retour pour deux heures du matin. Cela nous donnera deux heures d’avance pour le travail de conversion, et s’il y a un pépin, nous pourrons tout remettre en place en temps voulu. Autre chose ?

Les membres de l’équipe secouèrent la tête et se préparaient à quitter la pièce dans un froissement de papier général.

— Rendez-vous au moon pool à vingt-trois heures précises pour une dernière vérification du matériel. Nous lancerons les mini-sous-marins à vingt-trois heures quarante-cinq au plus tard ; si nous sommes en retard, nous aurons des problèmes avec la marée. Je veux que ce soit parfaitement clair pour tous les responsables, et en particulier ceux des opérations à terre, ajouta-t-il se tournant ostensiblement vers Eddie Seng et Franklin Lincoln. Nous ne pouvons nous permettre aucune bourde. Notre plan tient la route. Suivons-le et tout se passera bien. La situation dans cette région du monde est déjà assez compliquée sans que des mercenaires dans notre genre aillent se faire prendre en train de voler des torpilles-fusées !

— Tout le monde sait que j’ai quitté Detroit pour échapper à des amis qui ne me voulaient pas que du bien, répliqua Lincoln d’un air bonhomme.

— Quitter l’enfer pour atterrir dans une prison iranienne... grimaça Eddie.

— C’est vraiment tomber de Charybde en Scylla...

1- Forces spéciales de nageurs de combat de l’US Navy (NdT).