Chapitre 11

Moins de douze heures après avoir signalé le naufrage du Golden Dawn, Cabrillo et son équipe, sans avoir établi de plan précis ni dévoilé la moindre information quant à leur incursion à bord, savaient déjà quelle direction ils entendaient prendre. Une chose était sûre : il fallait aller jusqu’au bout et découvrir ce qui se tramait.

La Corporation était sans conteste une entreprise à but lucratif, mais elle était guidée par le sens moral de Juan Cabrillo comme par une boussole. Certaines missions étaient refusées, quelles qu’en soient les perspectives financières. Et parfois l’opportunité se présentait de faire œuvre utile sans gratification pécuniaire à la clé. Dans le cas présent, comme en d’autres occasions par le passé, Juan décida de laisser à son équipe la possibilité de quitter l’Oregon jusqu’à ce que la mission en cours soit terminée. S’il n’hésitait jamais à prendre des risques importants lorsque la cause lui paraissait en valoir la peine, il ne se sentait pas le droit d’en exiger autant de ses hommes.

Cette fois encore, personne à bord n’accepta son offre. Tous étaient prêts à le suivre jusqu’aux portes de l’enfer. Juan était fier de la merveille qu’était l’Oregon, mais ce n’était rien comparé à ce qu’il ressentait pour son équipage.

Ces hommes et ces femmes étaient peut-être des mercenaires, mais jamais auparavant Juan n’avait eu l’occasion de travailler avec des gens d’une telle abnégation. Bien qu’ils aient tous amassé de coquettes sommes au fil des ans, une sorte d’accord tacite les liait : ils étaient prêts à braver tous les dangers pour les mêmes causes que celles qui les motivaient à l’époque où ils travaillaient pour leurs agences gouvernementales respectives. Ils pensaient et agissaient de la sorte parce que le monde devenait chaque jour plus dangereux ; si personne ne se levait pour agir, eux le feraient.

L’Oregon filait à bonne vitesse vers le nord après avoir franchi le détroit de Bab el-Mandeb, ou Porte des Larmes, qui séparait le Yémen de Djibouti. Ils naviguaient en mer Rouge, et Cabrillo savait que les nombreux services rendus à la compagnie égyptienne Atlas Marine Services, gestionnaire du canal de Suez, lui permettraient de rejoindre le lendemain matin l’unique convoi maritime en partance vers le nord.

Il faudrait onze heures pour franchir les cent un miles qui séparaient Suez de Port-Saïd, mais une fois arrivés là-bas, il leur suffirait d’une journée pour atteindre leur destination finale.

Des centaines de bâtiments croisaient dans la zone du canal, et les voies de navigation de la mer Rouge étaient saturées. Afin de ne pas susciter la méfiance des autres navires, Juan décida de poster un homme de quart sur la passerelle, même si l’Oregon était en réalité piloté depuis le centre opérationnel, sous le pont.

Juan venait de rejoindre lui aussi la passerelle où il surveillait les préparatifs en vue de l’arrivée, au matin, d’un pilote du canal. Des tempêtes de sable faisaient rage vers l’ouest, sur l’Afrique. Le soleil qui perçait les nuages aux teintes ocre baignait l’Oregon d’une lueur irréelle. La température se maintenait aux alentours de vingt-six degrés et ne baisserait guère, même lorsque le soleil achèverait sa course à l’horizon.

— Quelle vue ! commenta Julia Huxley en émergeant par une porte secrète de la salle des cartes aménagée à l’arrière de l’abri de navigation.

Le ciel rougeâtre faisait briller son visage comme celui d’une Indienne des Plaines tandis qu’elle observait la tempête lointaine. La douceur de la lumière masquait son épuisement.

— Comment va notre patiente ? demanda Juan.

— Elle devrait se remettre, répondit Julia. Si elle ne présente toujours pas de symptômes demain matin, je la ferai sortir de quarantaine. Et vous, comment ça va ?

— Tout va bien, il me suffisait d’une bonne douche et d’un peu de repos. En savez-vous un peu plus sur ce qu’elle a vécu à bord du Dawn ?

— Linda rédige un rapport sur tout ce que nous avons obtenu jusqu’à présent, non seulement mes propres notes, mais aussi les informations rassemblées par Mark et Eddie. Elle m’a dit que ce serait terminé d’ici une demi-heure.

Juan consulta sa montre.

— Je n’attendais rien de définitif avant quelques heures.

— Murph et Stone semblent particulièrement motivés...

— Laissez-moi deviner : ils veulent impressionner Jannike par leurs talents de limiers ?

Julia hocha la tête.

— Je les ai surnommés les « Hardly Boys 1 ».

Juan mit un instant à comprendre le jeu de mots, puis émit un gloussement.

— Cela pourrait s’appliquer à pas mal de monde.

Lorsque Julia souriait, son nez se fronçait comme celui d’une petite fille.

— J’étais sûre que cela vous amuserait.

Un antique interphone accroché à une cloison se mit à hurler comme un perroquet asthmatique.

— Président, ici Linda.

Juan écrasa le bouton de l’appareil du talon de la main.

— Je vous écoute, Linda.

— Tout est prêt dans la salle de conférences. Eric et Murph sont arrivés. Il ne manque que vous, Max et Julia.

— Julia est avec moi, répondit Juan. La dernière fois que j’ai vu Max, il était dans sa cabine, en train de s’engueuler avec son ex.

— Je vais demander à Eric d’aller le chercher. Sinon, c’est quand vous voulez...

— J’arrive dans une minute, conclut Juan avant de se tourner vers le médecin. Allez-y, Julia, je vous rejoins.

Julia enfonça ses mains menues dans les poches de sa blouse et entra dans la cabine d’ascenseur pour rejoindre le centre opérationnel, chemin le plus court pour accéder à la salle de conférences.

Juan sortit sur l’aileron de passerelle, où le vent fit bouffer sa chemise de coton. Une longue inspiration lui fit sentir au fond de sa gorge le parfum du désert lointain. Depuis son enfance, il était attiré par la mer, mais le désert exerçait sur lui une fascination presque aussi puissante. Tout comme l’océan, le désert était un univers à la fois inhospitalier et indifférent, et pourtant, depuis des temps immémoriaux, l’homme s’y aventurait, mû par l’esprit d’aventure ou l’appât du gain.

Né à une autre époque et dans un autre lieu, Juan se serait volontiers vu conduire des caravanes à travers le Sahara ou l’immense Rub al-Khali saoudien, appelé aussi le « Grand Quart Vide ». Ce qui l’attirait avant tout, c’était le mystère de ce qui se dissimulait derrière la prochaine vague, ou la prochaine dune.

Il ignorait encore où le mèneraient ses réflexions sur le drame du Golden Dawn, mais l’assassinat de centaines de personnes était un crime qu’il n’avait pas l’intention de laisser impuni. Son équipe travaillait sans relâche à rassembler des renseignements, et d’ici quelques minutes, un plan d’action commencerait à se dessiner. Une fois la stratégie définie, elle devrait être mise en œuvre avec une précision militaire. Lui et ses hommes excellaient dans ce domaine. Debout près du bastingage, les mains serrées sur le métal brûlant, Juan pouvait profiter de ces quelques instants pour laisser parler ses émotions. Plus tard, il les contrôlerait, les dirigerait et les utiliserait pour aller de l’avant, mais pour l’heure, il laissait la tempête faire rage, et n’éprouvait que fureur et colère dévastatrice à l’idée de toutes ces morts absurdes.

L’injustice du sort subi par ces innocents était comme un cancer qui lui rongeait les tripes. Seul remède, l’anéantissement de ces assassins. Qui ils étaient, Juan l’ignorait encore, leur image se perdait dans le feu de sa rage, mais l’enquête de la Corporation se chargerait de calmer les flammes et de débusquer la proie.

Les articulations des doigts de Juan craquèrent, et il relâcha son étreinte sur le bastingage. Le métal avait tracé des sillons en travers de ses paumes ; il secoua ses mains quelque peu endolories et inspira longuement. Le spectacle commence, songea-t-il.

La salle de conférences baignait dans des effluves d’épices. L’Afrique était toute proche, et Maurice avait préparé un repas éthiopien. Sur la table étaient disposées une pile d’injeras, sorte de pains non levés semblables à des crêpes, et des dizaines de sauces, froides ou chaudes. Il y avait des plats de poulet, de bœuf, de mouton, des lentilles, des pois chiches et des préparations épicées à base de yaourt. Traditionnellement, le convive déchire une portion d’injera, la recouvre d’un aliment et la roule comme un cigare avant de la déguster en quelques bouchées rapides. C’est un exercice parfois salissant, et Juan suspectait Maurice d’avoir organisé ce repas pour le seul plaisir de voir Linda Ross, réputée pour sa gourmandise, s’empiffrer sans retenue.

Vétéran de la Royal Navy, Maurice était un chaud partisan de la tradition qui consiste à servir des grogs à bord des navires ; dans le cas présent, il l’avait remplacé par un vin de miel éthiopien connu sous le nom de tej, dont la saveur douce calmait le feu des épices les plus redoutables.

Le brain-trust de Juan Cabrillo était installé au grand complet autour de la table. Juan savait que plus bas, dans l’armurerie du bord, une réunion semblable se tenait sous la direction de Franklin Lincoln avec les membres de l’équipe des opérations spéciales. Juan était loin d’être affamé, aussi se contenta-t-il de remplir son verre de vin et d’en savourer une gorgée. Il laissa les autres remplir leurs assiettes avant de se pencher en avant sur son siège et de commencer officiellement la réunion.

— Comme vous le savez, nous sommes confrontés à deux problèmes distincts, mais qui sont peut-être liés. En premier lieu, nous devons faire sortir le fils de Max du complexe responsiviste où il se trouve, en Grèce. Linc est en train d’établir avec ses « chiens armés » un plan tactique d’assaut. Mais une fois Kyle exfiltré, que faudra-t-il faire ?

— Devrons-nous le déconditionner ? demanda Julia.

— C’est bien possible, compte tenu de ce que nous savons, répondit Mark.

— Alors, il s’agit bien d’une secte ?

Le ton de la voix de Max était sombre, et exprimait toute la peine qu’il ressentait à savoir son fils entre les griffes d’une telle organisation.

— Ils en affichent tous les critères, répondit Eric. Ils ont des leaders charismatiques. Les membres sont encouragés à cesser toute relation avec leurs familles et leurs amis. Ils doivent respecter un certain code de conduite établi par le fondateur, et lorsque certains veulent s’écarter du chemin tracé par le groupe, les autres membres les en empêchent.

— Les en empêchent... physiquement ? s’enquit Juan.

Eric hocha la tête.

— Selon certaines informations, des gens ayant cessé de pratiquer ont été enlevés chez eux et conduits dans des centres prévus pour... leur rééducation.

— Nous connaissons l’existence de leur complexe grec, dit Juan en jetant un regard circulaire autour de la table. Et leur ancien quartier général en Californie a été remplacé par cette villa dont Murph m’a montré les images cet après-midi. Que possèdent-ils d’autre ?

— Plus de cinquante cliniques dans certains des pays les plus pauvres du tiers-monde – Sierra Leone, Togo, Albanie, Haïti, Cambodge, Indonésie, Philippines – et plusieurs en Chine, où ils reçoivent un important soutien de la part des autorités, ce qui n’est pas pour nous surprendre.

— C’est un cas intéressant, commenta Mark Murphy, la bouche encore à moitié pleine. Les Chinois vouent aux sectes une haine féroce. Ils s’acharnent en permanence sur les pratiquants du Falun Gong, qu’ils considèrent comme une menace contre le parti unique et le gouvernement centralisé, mais ils tolèrent les Responsivistes en raison de leurs positions sur le contrôle des naissances.

— Pékin sait qu’ils peuvent représenter une menace, mais ils sont prêts à prendre le risque, car les Responsivistes donnent une sorte de légitimité, une caution occidentale à leur politique draconienne, qui se résume en un slogan : « Une famille, un enfant », intervint Eddie.

Eddie connaissait assez la Chine pour que personne ne songe à mettre en doute son analyse.

— Pour en revenir à Kyle, poursuivit Juan, soucieux d’avancer, avons-nous pris contact avec un déconditionneur ?

— Oui, répondit Linda Ross. Techniquement parlant, ce que nous allons faire s’appelle un kidnapping. Nous devons le faire sortir de Grèce aussi vite que possible pour éviter tout problème avec la police grecque. Nous retrouverons ce conseiller à Rome. Chuck « Tiny » Gunderson s’occupera de transférer notre jet Gulfstream de la Côte d’Azur vers l’aéroport d’Athènes, d’où Kyle s’envolera pour l’Italie. Le psy en question s’appelle Adam Jenner. Il s’est spécialisé dans le traitement des anciens Responsivistes, qu’il aide à retrouver une vie normale. D’après ce que nous savons, c’est le meilleur au monde dans son domaine.

— A-t-il fait lui-même partie du mouvement ? demanda Juan.

— Non, mais il s’est donné pour but de l’abattre. Au cours des dix dernières années, il a aidé plus de deux cents personnes à lui échapper.

— Et avant cela ?

— Il était psychothérapeute à Los Angeles. A propos, c’est sans doute accessoire, mais ses honoraires se montent à cinquante mille dollars, plus les frais, mais avec la garantie que Kyle sera libéré de toute emprise mentale du mouvement au terme du processus.

— J’ose l’espérer, maugréa Max.

— Si un psy peut gagner sa vie en déconditionnant des adeptes du mouvement, coupa Eddie, je suppose que ceux-ci doivent être nombreux ?

— D’après leur site officiel, ils seraient plus de cent mille, répartis dans le monde entier, précisa Linda, mais selon le site de Jenner, ce chiffre doit être divisé par deux, ce qui reste tout de même considérable. Et comme les stars d’Hollywood s’empressent de prendre le train en marche et que pas mal de gens les suivent, leur recrutement se porte plutôt bien.

— Au cas où je doive le rencontrer, quelle couverture avez-vous utilisée lorsque vous avez contacté Jenner ? demanda Juan.

— J’ai noté tout cela, dit Linda en montrant un classeur. Max est un promoteur immobilier de Los Angeles qui souhaite le retour de son fils. Et nous sommes l’entreprise de sécurité à laquelle il a fait appel pour organiser ce retour. L’assistante de Jenner semblait perplexe quand je lui ai raconté notre histoire, mais j’ai l’impression qu’ils ont déjà été confrontés à des cas semblables.

— Très bien. Dès que nous avons mis la main sur Kyle, nous l’emmenons à l’aéroport ; Gunderson s’envole avec lui pour Rome, et nous transmettons le relais à Jenner, résuma Juan. A propos, son passeport sera contrôlé, il nous en faudra un nouveau.

— Enfin, Président ! s’écria Linda comme si elle avait été personnellement insultée. Max a déjà reçu par mail la photo de Kyle. Nous allons la bricoler pour qu’elle ressemble à une photo officielle, et nous établirons un passeport.

Juan adressa un signe à Linda pour qu’elle essuie la sauce qui lui tachait le menton.

— Voilà pour le problème numéro un. Passons au numéro deux. Que s’est-il passé sur le Golden Dawn et pourquoi ? Que savons-nous exactement ?

Linda consulta ses informations en pianotant sur le clavier de son ordinateur portable.

— Le Golden Dawn et ses frères, le Golden Sky et le Golden Sun, appartiennent à la Golden Cruise Lines, une compagnie danoise créée au milieu des années quatre-vingt. Ils organisent les mêmes croisières que leurs concurrents – la Méditerranée, les Caraïbes, les mers du Sud – ainsi que des croisières spécialement affrétées pour des événements ou des groupes particuliers. La compagnie a été contactée il y a quatre mois pour transporter quatre cent vingt-sept Responsivistes des Philippines jusqu’en Grèce. Le Golden Dawn était le seul navire disponible.

— Cela fait beaucoup de monde pour s’occuper d’une clinique ou d’un centre de planning familial, commenta Juan.

— C’est bien ce que j’ai pensé, approuva Linda. Je continue à collecter des infos à ce sujet. Le site des Responsivistes ne dit rien sur cette croisière ni sur les activités d’un groupe d’une telle importance aux Philippines.

— Parfait, continuez...

— Ils ont quitté Manille le 17, et d’après les journaux de bord qu’a pu consulter Murph, il ne s’est produit aucun incident. Une croisière sans histoires...

— Jusqu’au moment où ils ont tué tout le monde, fit observer Max d’un ton acide.

Eric leva les yeux vers le numéro deux de la Corporation.

— Non, pas tout le monde. J’ai à nouveau visionné les images recueillies par notre drone. Il manquait l’un des canots de sauvetage du Dawn. Désolé, mais je ne l’avais pas remarqué hier soir, conclut-il en se tournant vers Juan.

Celui-ci ne fit aucun commentaire.

— Les journaux de bord informatiques du Golden Dawn indiquent que le canot à été mis à la mer environ huit heures avant notre arrivée, confirma Mark.

— Les tueurs – ou le tueur – étaient donc à bord pendant toute la traversée ?

— C’est probable. Stone et moi avons piraté le système informatique de la Golden Cruise. Nous avons récupéré le manifeste des passagers et celui de l’équipage, mais nous n’avons plus les corps pour vérifier qui était à bord au moment du naufrage, et il est donc impossible de réduire notre liste de suspects. Nous savons seulement qu’il n’y a eu aucun changement dans la composition de l’équipage après négociation du contrat, et aucun changement de dernière minute dans la liste des passagers. Les gens qui étaient censés être à bord étaient bel et bien à bord.

— Mais qui a bien pu tuer tout ce monde, bon Dieu ? lança Max.

— Si je devais jouer aux devinettes, je dirais qu’il peut s’agir des Responsivistes eux-mêmes, mais ce n’est pas une secte suicidaire comme le Temple du Peuple de Jim Jones ou la secte Aum Shinri Kyo. Certains prétendent que Lydell Cooper a fait don de sa vie en un acte de foi ultime, mais le mouvement ne prône pas le suicide. Selon eux, puisqu’ils sont nés et bien vivants, leur responsabilité morale consiste à faire connaître leur message, et non à se supprimer. L’autre possibilité, c’est que quelqu’un soit parvenu à infiltrer le mouvement.

— Des suspects ?

— En raison de leurs positions sur le contrôle des naissances et l’avortement, ils se livrent depuis des années à une bataille sans merci avec le Vatican, et avec bon nombre d’organisations chrétiennes conservatrices.

— Il existe des cinglés prêts à flinguer des médecins pratiquant des avortements, dit Juan en secouant la tête, mais pour tuer tous les passagers et l’équipage d’un navire, il faut une équipe bien organisée et des moyens. Je ne crois pas à un scénario dans lequel une poignée de bonnes sœurs ou de prêtres infiltreraient le mouvement pour tuer quelques centaines de ses membres.

— Quant à moi, je serais prêt à parier sur un groupe de fanatiques, suggéra Mark. Une contre-secte fondée pour lutter contre les Responsivistes, et peut-être composée d’anciens membres du mouvement ? Vous savez, mis à part leurs idées sur la natalité, ces gars ont de drôles de théories.

Juan l’ignora.

— Pourquoi des Responsivistes voudraient-ils en tuer d’autres ? Vous avez des hypothèses à proposer ?

— Je parlais sérieusement, intervint à nouveau Mark. Lorsque vous faites partie du mouvement depuis un moment, et que vous avez fait votre B.A. dans un quelconque pays du tiers-monde, ils vous laissent entrevoir les grands secrets du Responsivisme, et vous expliquent comment cette connaissance assurera votre salut.

— Allez, vas-y, explique, dit Juan, en partie pour lui faire plaisir, et aussi parce que Mark, certes fantaisiste, disposait d’une intelligence de tout premier plan.

— Vous avez déjà entendu parler de la théorie des branes ? C’est une hypothèse liée à la théorie des cordes, qui permet d’unifier les quatre forces fondamentales de l’univers, prouesse qu’Einstein n’est jamais parvenu à réaliser. Pour résumer, selon ce système, notre univers à quatre dimensions est en réalité une membrane unique, mais il en existe d’autres dans des ordres supérieurs du cosmos, si proches du nôtre que l’énergie et la matière au point zéro peuvent passer de l’un à l’autre et que les forces gravitationnelles de notre univers peuvent se répandre vers ces autres membranes. Bien sûr, toutes ces recherches sont assez pointues.

— Je le crois volontiers, commenta Juan.

— Bref, la théorie des branes a fini par susciter l’intérêt de certains spécialistes de la physique théorique vers le milieu des années quatre-vingt et Cooper s’est lui aussi penché sur la question. Il a même franchi un pas de plus. Selon lui, les particules quantiques ne sont pas les seules à entrer dans notre univers et à en sortir. Il pensait qu’une intelligence d’une autre brane exerçait une influence sur les habitants de notre dimension. Cette intelligence, disait-il, façonne nos vies de diverses manières que nous ne pouvons percevoir, et c’est la cause de toutes nos souffrances. Juste avant sa mort, Cooper a commencé à enseigner des techniques visant à limiter cette influence, à nous protéger contre ce pouvoir venu d’ailleurs.

— Et des gens ont gobé ça ? demanda Max, de plus en plus inquiet quant au sort de son fils.

— Oh oui ! Essayez de voir les choses de leur point de vue pendant une seconde. Si un « croyant » n’a pas de chance, s’il est déprimé, par exemple, ce n’est pas sa faute. Sa vie est bousillée par ces membranes intradimensionnelles. C’est une influence extraterrestre qui vous empêche d’obtenir une promotion dans votre travail ou de sortir avec la fille de vos rêves. C’est une force cosmique qui vous empêche d’aller de l’avant, et non votre propre inaptitude. Si vous croyez cela, vous n’avez plus besoin d’assumer vos responsabilités. Et vous savez comme moi que c’est une attitude qui est bien dans l’air du temps. Le Responsivisme vous donne une excuse toute prête pour vos choix de vie erronés.

— Je vois bien l’intérêt que cela peut présenter à une époque où les gens poursuivent les enseignes de fast-food en justice parce qu’ils sont obèses, dit Juan. Mais quel rapport avec le massacre des passagers et de l’équipage d’un navire ?

— Je ne prétends pas avoir étudié tout cela à fond, dit Mark d’un ton penaud, mais si tout cela était vrai, vous voyez... Et si un extraterrestre d’une brane combattait avec un autre, piégé dans notre univers, et que nous soyons pris entre deux feux, comme de simples pions sur un échiquier ?

Juan Cabrillo ferma les yeux et poussa un grognement. Apparemment, l’esprit fantaisiste de Mark reprenait le dessus.

— Je ne manquerai pas de prendre tout cela en considération, mais dans l’immédiat, restons-en à nos ennemis terrestres, si vous le voulez bien.

— Cela paraissait plus crédible quand on en parlait hier soir, tu ne trouves pas ? glissa Mark à Eric.

— C’est parce que nous n’avions pas dormi depuis vingt heures. Et puis nous avions descendu une trentaine de cannettes de Red Bull chacun !

Eddie Seng lança d’une chiquenaude un morceau de pain dans sa bouche.

— Serait-il possible que ce groupe de passagers ait été choisi parce qu’ils avaient l’intention de quitter le mouvement ? Dans ce cas, les dirigeants auraient pu vouloir faire un exemple. Eric disait tout à l’heure qu’ils ne reculaient pas devant des enlèvements. Peut-être sont-ils passés au stade suivant : le meurtre ?

Max lui lança un regard effaré, le visage rongé d’inquiétude.

— C’est une possibilité, répondit Linda avant de remarquer l’évidente émotion de Max. Désolé, Max, mais il faut tout envisager. Et puis votre fils est un nouveau converti, il n’a pas l’intention de les quitter.

— Tu es certain de vouloir assister à toute cette réunion ? demanda Juan Cabrillo à son meilleur ami.

— Bon Dieu, oui ! aboya Max. C’est de mon fils que nous parlons, et je ne peux pas m’empêcher de penser que je l’ai laissé tomber. Si j’avais été un meilleur père, il ne se serait pas fourvoyé dans des dérives aussi dangereuses.

Pendant quelques secondes, personne ne sut comment réagir. A la surprise générale, ce fut Eric qui rompit le silence. Il était tellement versé dans les domaines techniques que l’on en oubliait parfois son côté humain.

— Max, j’ai grandi avec un père abusif. C’était un ivrogne ; il nous battait, ma mère et moi, dès qu’il avait assez d’argent pour s’offrir une bouteille de vodka. C’est à peu près la pire situation qu’on puisse imaginer et pourtant, je m’en suis sorti. Le foyer parental n’est qu’un des éléments qui contribuent à nous façonner tels que nous sommes. Si vous aviez été plus présent pour votre fils, cela aurait peut-être changé les choses, ou peut-être pas. Impossible de le savoir, alors ce n’est pas la peine de spéculer. Si Kyle est ce qu’il est, c’est aussi en raison de ses choix. Vous n’étiez pas toujours là non plus pour votre fille, et elle a très bien réussi comme comptable.

— Avocate, corrigea Max d’un air absent. Et elle ne doit sa réussite qu’à elle-même.

— Si vous ne vous sentez pas responsable du succès de votre fille, alors cessez de vous attribuer les échecs de votre fils.

Max laissa planer un silence avant de répondre.

— Quel âge avez-vous ?

— Vingt-sept ans, répondit Eric, visiblement mal à l’aise.

— Eh bien, fils, votre sagesse est celle d’un homme bien plus âgé. Merci.

Eric lui répondit par un sourire.

Les lèvres de Juan articulèrent les mots « Bien joué » et la réunion put poursuivre son cours.

— Existe-t-il un moyen de vérifier la théorie d’Eddie ?

— On peut essayer de pirater le système informatique des Responsivistes, suggéra Mark. On en tirera peut-être quelque chose, mais il serait étonnant qu’on y trouve une liste de tous les membres, précisant qui s’est montré gentil et qui a été vilain.

— Il faut tenter le coup, ordonna Juan. Comparez le manifeste des passagers du Golden Dawn avec leurs données. Il existe sûrement un critère qui distingue ces gens des autres membres. S’ils n’étaient pas sur le point de quitter le mouvement, c’est qu’il y a autre chose. Je veux savoir pourquoi ils étaient si nombreux en même temps aux Philippines. La réponse à cette question est probablement notre seul indice.

Juan se leva pour marquer la fin de la réunion.

— Nous atteindrons le canal de Suez demain matin à cinq heures. Rappelez à vos hommes que nous aurons un pilote à bord jusqu’à notre départ de Port-Saïd ; il est essentiel de rester en mode « camouflage complet ». Max, assure-toi que l’appareil fumigène relié à la cheminée est alimenté jusqu’à la gueule, et fais vérifier les ponts – rien ne doit nous trahir. Une fois en Méditerranée, nous disposerons de vingt-quatre heures pour mettre au point avec Linc notre plan d’action, et de douze heures de plus pour tout mettre en place. Ensuite, nous nous occuperons de récupérer Kyle Hanley. Dans quarante-huit heures, il sera à Rome avec le déconditionneur, et nous serons en route vers la Côte d’Azur pour notre mission d’écoute.

A ce stade, jamais Juan Cabrillo n’aurait pu se douter de la tournure qu’allaient prendre les événements.

1- Référence aux Hardy Boys (Les Frères Hardy en français), une série policière pour la jeunesse écrite par Franklin W. Dixon, un pseudonyme collectif, et publiée entre 1926 et 1979 aux Etats-Unis. Elle racontait les enquêtes de Frank et Joe Hardy, deux frères détectives privés. « Hardly » se traduisant par « à peine », « Hardly Boys » est donc un jeu de mots ironique et peu flatteur (« À peine des garçons » ou « Pas des vrais garçons »). (NdT.)