Chapitre 17

L’hôtel était situé non loin du Colisée, dans un immeuble historique de cinq étages. La suite occupait presque un quart du niveau le plus élevé et à l’extérieur, un balcon de fer forgé en bordait les murs.

Lorsque Max poussa le fauteuil roulant de Kyle dans la somptueuse entrée, le jeune homme se trouvait toujours dans un état d’hébétude, mais ses marmonnements laissaient prévoir un réveil imminent.

— Bonjour, dit une voix, depuis les profondeurs de la suite.

— Bonjour, répondit Max. Docteur Jenner ?

— En effet.

Jenner s’avança dans l’entrée. Il portait un costume anthracite aux fines rayures et un pull de soie blanche. Max remarqua qu’il portait également de fins gants de cuir et que ses mains semblaient recourbées d’une manière peu naturelle.

Il fut incapable de donner un âge au psychiatre. Il ne montrait aucun signe de calvitie, et n’arborait que quelques mèches poivre et sel. Son visage bronzé paraissait avoir été l’objet de soins cosmétiques. Quant aux quelques rides présentes autour des yeux et de la bouche, elles avaient sans doute été gommées par une opération de chirurgie esthétique. Compte tenu des tarifs du psychiatre, il pouvait se permettre les meilleurs praticiens du monde, mais son visage trahissait cette expression étonnée, comme tétanisée, qu’ont les personnes ayant subi une intervention de qualité médiocre.

Ce n’était qu’une incongruité de peu d’importance, mais Max n’en fut pas moins surpris. Il tendit la main au psychiatre.

— Max Hanley.

Jenner leva ses mains gantées.

— Vous m’excuserez si je ne vous serre pas la main. J’ai subi de graves brûlures dans un accident de voiture lorsque j’étais plus jeune.

— Bien entendu. Je vous présente Eddie Seng. Il travaille pour l’entreprise qui s’est portée au secours de mon fils. Et voici Kyle.

— Ravi de faire votre connaissance, docteur, dit Eddie. Je suis navré que nous n’ayons pu vous donner le nom de l’hôtel avant votre arrivée à Rome. Question de sécurité.

— Je comprends tout à fait.

Jenner conduisit le groupe dans l’une des chambres de la suite. Ils installèrent Kyle, vêtu d’une blouse, sur l’immense lit à baldaquin dont ils refermèrent les lourdes tentures. Max passa le dos de sa main le long de la mâchoire de son fils. Son regard exprimait un océan d’amour et de culpabilité.

— Nous allons bien nous en occuper, le rassura Jenner.

Les trois hommes revinrent vers le salon, et ouvrirent les portes-fenêtres qui donnaient sur le balcon. Le bruit de la circulation de la capitale italienne leur parvint, atténué, depuis la rue. Par-dessus le toit de l’immeuble qui leur faisait face, ils aperçurent les arches et les murs de travertin du Colisée.

— J’espère que tout s’est déroulé sans trop de problèmes, dit Jenner.

Il parlait avec un léger accent, un peu comme s’il avait été élevé par des parents non anglophones.

— Non, malheureusement, répondit Max.

— Vraiment ? Que s’est-il passé ?

Ses yeux, songea Max. Il y avait quelque chose de particulier dans son regard. Derrière ses élégantes lunettes, ses yeux noisette paraissaient étranges. Max pouvait habituellement regarder quelqu’un en face et savoir aussitôt de quel genre de personne il s’agissait, mais il ne put rien apprendre du regard de Jenner.

— Les Responsivistes emploient maintenant des gardes armés, intervint Eddie lorsqu’il constata que Max ne répondait pas.

Jenner s’installa sur le luxueux canapé et poussa un soupir.

— Je craignais cela depuis un moment déjà. Depuis quelques années, la paranoïa de Thom et Heidi Severance va grandissante. Il était inévitable qu’ils se mettent à stocker des armes. Je suis vraiment navré. J’aurais dû vous faire part de mes soupçons.

Eddie écarta les excuses de Jenner d’un geste de la main.

— Aucun de mes hommes n’a été blessé, c’est donc sans importance.

— Vous êtes trop modeste, monsieur Seng. Je sais ce que c’est que le combat, et je comprends ce que vous avez dû traverser.

Le Vietnam, pensa Max. Jenner devait avoir à peu près le même âge que lui. Le mystère s’éclaircissait, tant mieux...

— Alors, comment comptez-vous procéder ? demanda-t-il.

— Normalement, nous faisons intervenir les amis et la famille du patient, afin que le patient sache qu’il dispose de tout le soutien dont il a besoin pour rompre avec les Responsivistes. Mais dans le cas présent, j’aurai besoin d’être seul avec Kyle pour les premières séances. Cela va être un choc pour lui, quand il se réveillera et se rendra compte de ce qui s’est passé, poursuivit Jenner avec un sourire contraint. Et d’après mon expérience, le choc se transforme parfois très vite en colère.

— Kyle n’est pas violent, je vous rassure, dit Max. Il ne se met pas facilement en colère, contrairement à son père !

— En général, je prescris d’ailleurs un sédatif pour que mes patients restent calmes jusqu’à ce que les effets du choc se dissipent.

L’une de ses mains gantées fit un geste vers une table basse, où une sacoche de médecin trônait à côté d’une composition de fleurs fraîchement cueillies.

— Combien de personnes avez-vous aidées, docteur ?

— Je vous en prie, appelez-moi Adam. Eh bien, plus de deux cents.

— Toujours avec succès ?

— J’aimerais pouvoir répondre par l’affirmative, mais ce n’est malheureusement pas le cas. Les gens se laissent attirer par ce qu’ils considèrent comme positif dans l’œuvre des Responsivistes, mais lorsqu’ils en font partie depuis un moment, le groupe exerce sur eux un contrôle de plus en plus étroit, en particulier en les coupant de ceux qu’ils aiment. Quand cela arrive, il est parfois difficile de les aider à retrouver leur vraie vie.

— Mais pourquoi les gens se laissent-ils faire ? demanda Eddie.

Il connaissait déjà la réponse. Il avait vécu cela à Chinatown dans son enfance ; la pression était forte pour rejoindre un gang, et lorsque c’était fait, ils ne vous lâchaient plus.

— La solitude, la sensation d’être déconnecté du monde. Les Responsivistes leur procurent le sentiment d’appartenir à quelque chose qui les dépasse, quelque chose d’important, qui donne du sens à leur vie. Ce sont un peu les mêmes symptômes que ceux qui conduisent d’autres gens vers les drogues ou l’alcool, et le processus de désintoxication est similaire. Il y a des réussites, et aussi des échecs.

— Selon sa mère, Kyle n’a rejoint les Responsivistes que depuis quelques mois. Cela ne devrait pas être trop difficile.

— Le temps passé avec eux ne signifie pas grand-chose, objecta Jenner. Ce qui compte, c’est de savoir jusqu’à quel point il les a laissés pervertir son esprit. J’ai eu un jour affaire à une femme qui ne se rendait à des réunions responsivistes que depuis deux semaines lorsque son mari a commencé à s’inquiéter ; il m’a alors contacté. Elle a fini par le quitter, et elle est aujourd’hui secrétaire du directeur de leur retraite grecque, là où vous avez trouvé votre fils. Pattie Ogdenburg. C’est curieux, on se souvient des noms associés à un échec, mais jamais de ceux associés à un succès.

Max et Eddie hochèrent la tête à l’unisson. Succès et échec, ils avaient eu plus d’une fois l’occasion de connaître et de partager l’un comme l’autre.

— Une chose m’intrigue, dit Eddie. Comment une femme comme Donna Sky, exemple même de la réussite, peut-elle se laisser entraîner dans un mouvement de ce type ?

— Comme les autres. Elle est reconnue, elle a reçu des prix, elle est très entourée, mais cela ne signifie pas qu’elle soit moins seule que d’autres. Souvent, les célébrités sont coupées de la réalité et influençables. Dans le monde réel, c’est une femme adulée par ses fans, mais au sein de l’organisation, elle est seulement Donna, même si sa notoriété permet de recruter sans cesse de nouveaux membres.

— Je ne comprendrai jamais rien à tout cela, grommela Max.

— Et c’est pourquoi vous avez fait appel à mes services, répliqua Jenner d’un ton enjoué, comme pour alléger l’atmosphère. Il n’est pas nécessaire que vous compreniez. Vous devez seulement être prêt à montrer à votre fils à quel point vous l’aimez.

— Avez-vous déjà entendu parler d’un centre responsiviste aux Philippines ? demanda Eddie.

Jenner réfléchit un instant avant de répondre.

— Pas vraiment, non. Je ne serais pas étonné qu’ils aient des centres de planning familial dans cette région, mais... attendez, vous avez peut-être raison. On a parlé d’une nouvelle retraite là-bas, il me semble qu’ils y avaient acheté un terrain, mais rien n’y a été construit. Ou presque rien.

— Et sur le fait d’affréter un navire de croisière ?

— Vous parlez du Golden Dawn ? Quelle horrible tragédie. Je crois que c’est ce qu’ils appellent une Retraite Marine. Ils ont déjà fait cela à plusieurs reprises au cours des deux ou trois dernières années. Ils affrètent la totalité d’un navire, ou bien réservent au moins la moitié des cabines ; ils discutent, organisent des réunions. J’y suis allé une fois, pour voir de quoi il retournait. Il m’a surtout semblé que c’était pour eux un excellent moyen de recruter des veuves solitaires aux revenus confortables. Mais je dois aller voir comment va Kyle, conclut Jenner en se levant.

Une fois le psychiatre sorti de la pièce, Max se dirigea vers un meuble où des bouteilles étaient alignées comme pour une parade. Il se versa un whisky dans un gobelet en verre taillé et adressa un signe à Eddie. Celui-ci déclina l’invitation.

— Ceci n’est pas une mission, lui dit Max en dégustant une gorgée. L’abstinence n’est pas de rigueur.

— Non merci, je n’y tiens pas. Alors, qu’en pensez-vous ?

— Je pense que nous avons touché le gros lot avec ce gars. Il sait de quoi il parle, c’est certain. Qu’en dites-vous ?

— Je suis d’accord. En dénichant ce type, Linda a fait du bon boulot, et je suis sûr que Kyle est entre de bonnes mains.

— En tout cas, merci pour le baby-sitting, dit Max d’un ton léger, mais avec une émotion perceptible dans la voix.

— Vous en auriez fait autant pour n’importe lequel d’entre nous.

Le téléphone mobile de Max émit un ronronnement. Il le sortit de sa poche. Le nom du Président s’affichait sur l’écran.

— Nous sommes bien arrivés, sains et saufs, annonça-t-il d’emblée.

— Heureux de l’apprendre, répondit Juan Cabrillo. Jenner était là comme prévu ?

— Oui. Eddie et moi étions justement en train de dire à quel point nous étions contents d’avoir trouvé quelqu’un comme lui.

— Parfait.

— Tout se passe bien à bord de l’Oregon ?

— Je viens d’avoir Langston au téléphone. Je vais avoir besoin de soins intensifs, parce qu’il m’a littéralement descendu en flammes après notre petite excursion dans le canal de Corinthe...!

— Il était un peu en colère, peut-être ?

— Oh, mon ami, « colère » est un mot bien faible ! Il se sert de ses réseaux pour essayer de convaincre les Grecs qu’il ne s’agissait pas d’une attaque terroriste visant à détruire le canal. Ils sont prêts à en référer à l’OTAN !

Max fit une grimace.

— Qu’est-ce que je t’avais dit, au sujet de ce fichu plan C ?

— Si à l’avenir, une de nos opérations nécessite un plan C, répondit Juan avec un petit rire, je suis prêt à remettre ma démission.

— C’est noté, et Eddie, ici présent, est témoin.

— Comment va Kyle ? demanda Juan, à nouveau sérieux.

— Il devrait sortir de sa torpeur d’ici peu. Alors, on verra.

— Tout le monde à bord vous soutient, Kyle et toi.

— C’est dur, admit Max. Beaucoup plus que je l’imaginais.

— C’est ton fils. Même si vous n’êtes pas vraiment proches, tu l’aimes. Rien ne peut changer ça.

— C’est juste que je me sens en colère.

— Non, Max, tu te sens coupable. Ce sont deux choses différentes, et il va falloir que tu surmontes ça si tu veux pouvoir l’aider. La vie ne nous laisse pas toujours le choix. Il y a des choses que l’on peut changer, et d’autres non. Il faut que tu sois assez malin pour faire la différence et agir en conséquence.

— J’ai l’impression de l’avoir laissé tomber, tu comprends ?

— C’est ce que ressentent tous les parents à un moment ou à un autre. Ainsi vont les choses.

Max prit le temps d’assimiler les propos de Juan et hocha la tête.

— Tu as raison, finit-il par admettre. C’est seulement...

— Dur. Je sais. Max, quand nous sommes en opération, nous planifions tous les détails, nous nous préparons à toutes les éventualités, nous ne nous laissons jamais surprendre et pourtant, il reste des impondérables. Tu as fait ce que tout bon parent aurait fait. Maintenant, tu es là pour Kyle. Tu ne peux pas dire comment les choses se seraient passées si tu avais été plus présent dans son enfance. Il faut agir en tenant compte de la situation telle qu’elle est, d’accord ?

— Tu feras sûrement un père génial, un de ces jours !

— Tu plaisantes ? répondit Juan en riant. Je sais à quel point le monde est pourri. Je ne laisserais pas mon gosse quitter sa chambre avant la trentaine, et même là, je ne le laisserais pas aller plus loin que la clôture du jardin !

— Où êtes-vous actuellement ?

— Par rapport à vous, plein sud. Nous devrions arriver vers la Côte d’Azur demain soir. Nous allons organiser la surveillance des trafiquants d’armes pour que tout soit opérationnel dès le lendemain matin.

— Je devrais être avec vous.

— Ta place est avec Kyle. Ne t’inquiète pas. Prends le temps qu’il te faut. D’accord ?

— D’accord. Eddie veut te dire un mot.

— Président, je parlais à Jenner, et il a mentionné le fait que les Responsivistes avaient déjà affrété des navires dans le passé.

— Et alors ?

— Cela ne servira peut-être à rien, mais je pensais qu’Eric et Mark pourraient comparer et étudier de près tous ces voyages, et voir s’il s’était passé quelque chose d’inhabituel.

— Ce n’est pas une mauvaise idée. Autre chose ?

— D’après Jenner, il existe des rumeurs selon lesquelles les Responsivistes construisent une nouvelle retraite aux Philippines. S’il y avait à peu près quatre cents Responsivistes à bord du Golden Dawn, cela signifie peut-être que leurs travaux de construction sont plus avancés que Jenner l’imagine. Cela vaudrait la peine de vérifier.

— Deux points intéressants à creuser, approuva Juan Cabrillo.

Jenner sortit de la chambre, dont il referma la porte derrière lui.

— Kyle se réveille, chuchota-t-il. Je pense que vous devriez nous laisser tous les deux pendant un moment.

— Président, nous devons vous laisser, dit Eddie au téléphone avant de couper la communication.

— Combien de temps ? demanda Max en se levant.

— Laissez-moi votre numéro de mobile et je vous appellerai. Probablement d’ici une heure ou deux. Kyle et moi allons discuter, et ensuite, je lui administrerai un sédatif.

Max, indécis quant à la conduite à tenir, lança un regard vers la porte close de la chambre, puis vers Jenner.

— Faites-moi confiance, monsieur Hanley. Je sais ce que je fais.

— Très bien.

Max inscrivit son numéro sur une feuille de papier à lettres de l’hôtel. Il laissa Eddie le guider hors de la suite, vers le palier richement boisé où se trouvait l’ascenseur. Eddie s’aperçut vite de l’inquiétude qui se lisait sur le visage de Max.

— Allez, venez, je vous offre le dîner.

— Je me sens d’humeur à goûter la cuisine italienne, répondit Max d’un ton volontairement badin.

— Désolé, mon cher. Ce sera chinois ou rien.