Chapitre 25

Hali Kasim trouva Eddie Seng dans la salle de sport de l’Oregon. Eddie portait le pantalon ample d’un GI d’arts martiaux, mais sans le haut. La sueur ruisselait sur ses flancs musclés tandis qu’il travaillait une série de mouvements de karaté, poussant un grognement à chaque prise. Lorsqu’il remarqua l’expression du visage de Kasim, il termina son exercice par un mouvement en arrondi qui aurait pu arracher la tête d’un champion de basket de la NBA.

Il attrapa une serviette blanche pour se sécher le torse et le cou.

— J’avais tout faux, lança Kasim sans préambule. Après l’entretien de Kevin avec Donna Sky, je me suis remis au travail sur ce fichu enregistrement, en programmant de nouveaux paramètres sur ordinateur. Gil Martell n’a jamais parlé de Donna Sky. Il a en fait utilisé les termes Dawn et Sky. J’ai vérifié, et puis je me suis rappelé qu’il existait un navire similaire au Golden Dawn, le Golden Sky. Eric et Murph ont creusé un peu là-dessus. Au moment même où je te parle, les Responsivistes y tiennent un de leurs séminaires, une de leurs « Retraites Marines ».

— Et où se trouve ce navire ?

— En Méditerranée orientale. Il doit accoster à Istanbul cet après-midi, et repartir ensuite pour la Grèce. J’ai déjà essayé d’appeler Juan, ajouta-t-il avant qu’Eddie ait eu le temps de poser la question. Pas de réponse.

Juan Cabrillo injoignable et Max toujours aux mains de Zelimir Kovac, Eddie devenait de facto le commandant de l’Oregon, et c’est à lui que revenait le devoir de prendre les décisions.

— Y a-t-il eu des rapports concernant des cas de maladie à bord ?

— Rien aux actualités et rien sur les canaux de communication internes de la compagnie maritime, expliqua Kasim, qui remarqua une lueur d’hésitation dans le regard d’Eddie. Si cela peut aider, Linda, Eric et Mark se sont portés volontaires. Ils sont en train de se préparer.

— Si ce navire est l’objet d’une attaque chimique ou biologique, ils seront aussi vulnérables que n’importe quel passager, lui rappela Eddie.

— On ne peut pas laisser passer une telle opportunité. Si nous pouvons mettre la main sur certains de ces gens, nous disposerons d’une mine de renseignements inestimable, conclut Kasim.

Dans toutes les décisions d’ordre militaire, l’évaluation comparée des risques et des avantages possibles est toujours délicate, car des vies en dépendent.

— Ils pourraient se rendre à terre avec le canot gonflable. Le jet attend à Nice. Tiny pourrait concocter un plan de vol en urgence et ainsi, notre équipe serait déjà en Turquie pour l’arrivée du Golden Sky. Il est peu probable que les Responsivistes attaquent pendant que le navire est à quai. On pourrait au moins se glisser à bord et jeter un coup d’œil.

— Très bien, admit Eddie, qui s’arrêta soudain alors que Kasim s’apprêtait à repartir. Mais ils ne doivent à aucun prix rester à bord une fois que le navire aura quitté Istanbul.

— Je ferai en sorte qu’ils le comprennent. Qui souhaites-tu envoyer pour cette mission ?

— Mark et Linda. Eric est un navigateur hors pair et il est extrêmement doué pour toutes sortes de recherches, mais le passé de Mark dans l’armement lui donne un atout supplémentaire pour découvrir d’éventuels systèmes de dispersion d’agents chimiques ou biologiques.

— Bien raisonné.

— A propos, poursuivit Eddie pour couper court aux élans de Kasim, où en est-on de cette mission d’écoute ?

Une heure avant le coucher du soleil, le Matriochka, le luxueux yacht d’Ivan Kerikov, avait quitté le port de Monte-Carlo avec à son bord Ibn al-Asim et sa suite. Al-Asim était un financier saoudien en pleine ascension qui avait commencé à financer des madrasas et des groupes terroristes marginaux, sans doute en vue d’opérer un rapprochement avec al-Qaïda. La CIA s’intéressait de près à ses activités et en particulier à sa rencontre avec le trafiquant d’armes russe, car il existait peut-être une chance de l’arrêter, et d’obtenir ainsi des informations sur les pontes du terrorisme international.

Tant que le yacht était resté à quai, aucune discussion importante n’avait eu lieu. Les après-midi des hommes étaient bien occupés, grâce à la compagnie féminine fournie par Kerikov. Mais lorsque le Matriochka se glissa hors du port pour s’enfoncer dans les eaux méditerranéennes, tout le monde à bord de l’Oregon comprit que les véritables négociations allaient se tenir loin des regards indiscrets.

Ses feux de route éteints, l’Oregon avait suivi le Matriochka, veillant à rester bas sur l’horizon de sorte que seul le sommet de son plus haut mât apparaisse au-dessus de la courbure terrestre. Les Russes parcoururent vingt miles avant de stopper les moteurs de l’immense yacht et de mettre en panne. Certains d’avoir la mer pour eux seuls, Kerikov et al-Asim s’étaient installés sur le pont arrière pour déguster un repas en plein air et entamer leurs discussions.

A l’aide du GPS et des propulseurs de l’Oregon, Eric avait programmé l’ordinateur de bord pour que le navire garde une position constante par rapport à la dérive du Matriochka. Pendant ce temps, un système électronique sophistiqué installé au sommet du mât surveillait le yacht en permanence. Eric pouvait tout savoir et tout entendre, grâce aux récepteurs paraboliques de dernière génération, aux caméras haute résolution capables de retransmettre les mouvements des lèvres et à un laser à rayon concentré qui pouvait capter la moindre vibration venant d’une conversation, même derrière une vitre.

— Aux dernières nouvelles, al-Asim et le Russe parlaient des missiles SA-7 Grail.

— Ces missiles ne valent pas un clou, affirma Eddie. Ils n’ont jamais pu atteindre un de nos jets avec ça. Mais bien sûr, un avion civil pourrait être beaucoup plus vulnérable.

— Kerikov a été très clair : il ne voulait pas savoir ce qu’al-Asim avait l’intention d’en faire, mais le Saoudien a effectivement fait allusion à des avions de ligne.

— Autre chose ? demanda-t-il.

— Al-Asim s’est également renseigné sur la possibilité d’acheter des armes nucléaires. Kerikov lui a répondu qu’il n’y avait pas accès, mais que dans le cas contraire, il serait disposé à en vendre.

— Charmant, dit Eddie avec une grimace de dégoût.

— Le Russe était prêt à proposer une autre arme, qu’il appelle le Poing de Staline, mais selon lui, il y a trop de problèmes techniques pour que ce soit réalisable. Lorsque al-Asim a insisté pour en savoir plus, le Russe lui a dit de faire comme s’il n’en avait jamais mentionné l’existence. Et c’est à ce moment-là qu’ils se sont mis à parler du Grail.

— Tu as déjà entendu parler de ce Poing de Staline ?

— Non. Et Mark non plus.

— Langston Overholt en saurait peut-être plus. Je lui demanderai lorsque nous lui transmettrons les données brutes de la surveillance du Matriochka. C’est son problème, après tout. Si tu as des nouvelles de Juan, ou si Thom Severance nous appelle, préviens-moi immédiatement.

— Tu penses que ça ira, pour Max ?

— Cela vaudrait mieux pour Severance, crois-moi !

*

Zelimir Kovac observa l’hélicoptère qui émergeait du ciel plombé, point jaune brillant au milieu des nuages gris. Extérieurement, rien ne trahissait sa colère ; pourtant, il n’était pas parvenu à retrouver l’Américain en fuite, et cet échec lui restait en travers de la gorge. Il n’était pas le genre d’homme à s’excuser, mais à cet instant précis, il s’y préparait pourtant, tandis que l’hélico grossissait, envoyant gicler dans les airs l’eau des flaques qui s’étaient accumulées après les orages récents.

En plus du pilote, un troisième homme accompagnait Severance. Kovac n’en tint aucun compte et concentra toute son attention sur son supérieur. Dans tous les domaines auxquels Kovac attachait de l’importance, Severance était un esprit supérieur, et la loyauté du Serbe à l’homme et à sa cause était sans limite. Son sentiment d’échec et de colère contre lui-même provenait de cette dévotion. Kovac s’en voulait d’avoir failli à ses devoirs envers son chef.

Severance ouvrit la portière de l’hélico, son coupe-vent et ses cheveux malmenés par le maelström. Kovac ne réussit pas à répondre à son sourire éclatant, un sourire qu’il ne méritait pas. Il détourna le regard, et reconnut le second passager.

Dans son esprit, la colère céda la place à la confusion.

— Je suis ravi de vous revoir, Zelimir, lui lança Severance par-dessus le hurlement de la turbine.

Il remarqua très vite l’expression de stupéfaction de son chef de la sécurité et émit un petit rire.

— Je crois que c’est bien la dernière personne que vous vous attendiez à voir en ma compagnie, n’est-ce pas ?

— En effet, monsieur, réussit à dire Kovac sans quitter le Dr Adam Jenner des yeux.

La voix de Severance descendit d’une octave, et il prit un ton de confiance et d’intimité pour s’adresser à Kovac.

— Il est temps que vous compreniez tout. Largement temps.

Jenner s’approcha et, d’une main gantée, il toucha son bandage, à l’endroit où Kovac l’avait frappé de la crosse de son arme, à Rome.

— Sans rancune, monsieur Kovac.

Dix minutes plus tard, ils étaient tous trois installés dans la plus luxueuse suite de la base souterraine. C’était là que Thom et son épouse attendraient le chaos planifié par leurs soins. La base abritait des logements pour deux cents des membres les plus influents de l’organisation responsiviste.

Lors de la dernière visite de Severance, les quatre pièces de la suite ne présentaient que des murs de béton nu. Il admira le travail d’aménagement et de décoration qui y avait été réalisé. En dehors de la présence d’écrans plats de télévision à la place des fenêtres, rien n’indiquait qu’ils se trouvaient à quinze mètres sous terre.

— C’est presque aussi beau que notre nouvelle villa de Beverly Hills, remarqua-t-il en passant doucement la main sur un mur recouvert de soie damassée. Heidi va adorer.

Il demanda du café à un majordome qui rayonnait à la seule pensée de se trouver en présence du grand leader du mouvement, puis il s’installa dans l’un des fauteuils à oreilles du bureau. L’écran plat derrière lui montrait la mer s’écrasant sur une côte rocheuse. Les images provenaient en direct des caméras installées non loin de l’entrée de la base.

Jenner se laissa glisser sur un riche sofa, tandis que Kovac restait debout, figé devant Severance.

— Zelimir, asseyez-vous, je vous en prie.

Kovac prit un siège, mais ne sembla guère plus détendu pour autant.

— Vous connaissez cette expression : « Ne vous éloignez pas de vos amis, et encore moins de vos ennemis » ? demanda Severance une fois que le majordome eut servi le café. Nos ennemis les plus acharnés ne sont pas ceux qui tournent nos convictions en ridicule sans même les comprendre, poursuivit-il sans attendre la réponse de Kovac. Ce sont ceux qui étaient des nôtres, mais qui ont perdu la foi. Ils nous causent beaucoup de tort, car ils connaissent des secrets que nous ne voulons pas partager avec le monde extérieur. Lydell Cooper et moi-même en avons longuement discuté.

Kovac hocha la tête et jeta un regard vers Jenner, comme pour dire que cet homme ne méritait pas de se tenir dans une pièce où l’on prononçait le nom du fondateur du responsivisme. Le psychiatre lui retourna un sourire empreint de bonté, presque paternel.

— Il nous fallait quelqu’un qui fasse figure d’expert du Responsivisme, un homme vers qui les familles se tourneraient lorsqu’elles auraient l’impression d’avoir perdu tout contrôle sur des êtres chers. Quelqu’un qui pourrait aussi approcher, pour se faire une idée de leurs intentions, ceux qui nous ont quittés de leur propre initiative. Et qui pourrait nous en faire part afin que nous puissions prendre... les décisions appropriées.

Lorsque Kovac leva les yeux vers Jenner, son expression était empreinte de respect.

— Je n’aurais jamais imaginé...

— Et vous ne savez pas encore tout, poursuivit Severance. A notre avis, seule une personne pouvait remplir ce rôle de façon adéquate et crédible.

— Qui ? demanda le Serbe.

— Eh bien moi, mon cher ami, répondit Jenner. Mais avec la chirurgie esthétique, les lentilles de contact et le passage des années – presque vingt ans –, vous ne pouvez pas me reconnaître.

Kovac examina plus attentivement le visage de Jenner, comme si l’intensité de son regard pouvait l’aider à percer le mystère à jour.

— Je ne...

Il ne put poursuivre sa phrase.

— Je suis Lydell Cooper, monsieur Kovac.

— Mais vous êtes mort, lâcha Kovac sans réfléchir.

— Un homme tel que vous ne peut ignorer qu’un homme n’est mort que lorsqu’on retrouve son corps. J’ai navigué une grande partie de ma vie. La tempête qui est censée m’avoir tué n’était rien comparée à d’autres que j’ai essuyées au cours de mon existence.

— Je ne comprends pas.

— Lydell a posé les fondements du Responsivisme, intervint Severance, grâce à ses écrits. Il nous a donné les principes, les bases, le cœur de tout ce en quoi nous croyons.

— Mais je ne suis pas un organisateur, reprit Cooper. C’est un domaine dans lequel Thom et ma fille Heidi me dépassent largement. J’ai horreur de prendre la parole en public, de m’occuper des détails et des mondanités. Pendant qu’ils œuvraient au développement du mouvement, j’ai assumé un autre rôle, celui de protecteur. En prenant le rôle de notre plus grand détracteur, je pouvais garder un œil sur tous ceux qui cherchent à nous nuire.

Kovac sembla retrouver l’usage de la parole.

— Mais tous ces gens que vous avez retournés contre nous, que vous avez « déconditionnés » ?

— Ceux-là seraient de toute façon partis, répliqua Cooper d’un ton désinvolte. D’une certaine manière, j’ai minimisé la portée de leurs critiques. Ils ont quitté notre famille, si je puis dire, mais la plupart d’entre eux n’ont rien révélé d’essentiel.

— Et ce qui s’est passé à Rome ?

— Nous l’avons échappé belle, reconnut Cooper. Nous ignorions que le père de Kyle Hanley disposait de ressources suffisantes pour faire appel à des spécialistes. Dès que j’ai su qu’ils l’envoyaient à Rome pour le déconditionner, j’ai prévenu Thom pour que vous puissiez prendre les dispositions nécessaires, et j’ai rappelé plus tard avec le nom de l’hôtel et le numéro de chambre pour que vous puissiez récupérer le gosse. Nous ignorions ce que Kyle savait, et ce qu’il avait pu dire à son père.

— A ce propos, comment les choses évoluent-elles ? demanda Thom Severance.

Kovac baissa les yeux. Il lui était déjà pénible d’avouer son échec à Severance ; quant à en parler au grand Lydell Cooper en personne, l’homme dont la philosophie avait donné un sens à sa vie, il ne pouvait s’y résoudre.

— Zelimir ?

— Il s’est échappé, monsieur Severance. J’ignore comment, mais il a pu quitter sa cellule et parvenir jusqu’à la surface. Il a tué un mécanicien et blessé deux autres.

— Il est toujours sur l’île ?

— Hier soir, il a volé un quad. La tempête était violente, et la visibilité ne dépassait pas deux ou trois mètres. Il n’a certainement pas vu la falaise. Une équipe de recherche a trouvé le quad à marée basse ce matin. Aucun signe du corps.

— Un homme n’est mort que lorsqu’on retrouve son corps, rappela Cooper d’un ton sentencieux.

— Monsieur, dit Kovac, j’éprouve à votre égard le plus grand respect et la plus grande admiration, mais il est plus que probable que ce Max Hanley ait eu un accident pendant la tempête. Il était physiquement amoindri lorsqu’il s’est échappé, et je doute qu’il ait pu survivre à une nuit dehors, compte tenu des conditions météorologiques.

Soucieux de ne pas semer le doute, le Serbe omit de mentionner l’implant bioélectrique qu’il avait trouvé et les implications de sa découverte. Ses équipes de recherche passaient encore au peigne fin l’île privée de la mer Egée, propriété des Responsivistes, et si elles retrouvaient le fugitif, c’est lui et lui seul qui en serait averti. Kovac soutirerait à Hanley les renseignements dont ils avaient besoin et s’en débarrasserait avant que sa réputation n’ait eu à en souffrir.

— Bien entendu, nous poursuivons les recherches, ajouta-t-il cependant.

— Bien entendu.

Kovac tourna toute son attention vers Lydell Cooper.

— Monsieur, je dois vous dire que cela a été un immense privilège pour moi de travailler à votre service au cours de ces dernières années. Vos enseignements ont changé ma vie à un point que je n’aurais jamais pu imaginer. Je serais extrêmement honoré de vous serrer la main.

— Je vous remercie, Zelimir, mais c’est hélas impossible. En dépit de mon apparence encore jeune, j’ai presque quatre-vingt-trois ans. Lorsque je travaillais encore à mes recherches génétiques, j’ai conçu un produit antirejet basé sur mon propre ADN, ce qui m’a permis de recevoir un nouveau cœur, ainsi que d’autres organes – poumons, reins, yeux – fournis par des amis pleins d’initiative. Grâce à la chirurgie esthétique, je parais plus jeune que je ne le suis. J’ai une hanche, des genoux et des disques intervertébraux artificiels. Je suis un régime équilibré, je ne bois que rarement, et je n’ai jamais fumé. Je pense pouvoir vivre pleinement et garder toute ma vigueur au-delà de cent vingt ans. Malheureusement, ma famille est sujette à l’arthrite, et je ne suis pas parvenu à neutraliser les effets de cette pathologie. Je serais enchanté de vous serrer la main en reconnaissance de vos aimables propos et de votre excellent travail, mais cela m’est tout simplement impossible.

— Je comprends.

Kovac ne semblait voir aucune ironie dans le fait qu’un homme qui prônait la réduction de la population mondiale s’acharne ainsi à prolonger sa propre vie.

— Et ne vous inquiétez pas, ajouta Cooper, il est peu probable que Kyle Hanley ait appris grand-chose pendant son court séjour en Grèce. Et même si son père transmettait le peu qu’il sait aux autorités, ils n’auraient pas le temps de réagir. L’interrogatoire du père n’est qu’un problème accessoire, une simple façon de régler les derniers détails, si je puis dire. Ne vous faites pas de souci à ce sujet.

— Bien, monsieur, répondit Kovac tel un automate.

— Pour ce qui est de notre autre affaire, intervint Thom Severance, nous allons lancer les opérations plus vite que prévu.

— En raison de l’évasion de Kyle Hanley ?

— En partie. Et aussi à cause du... suicide de Gill Martell. Les autorités locales grecques ne nous ont causé aucun problème, mais le gouvernement d’Athènes commence à s’intéresser à nos affaires. Lydell et moi-même avons pensé qu’il valait mieux envoyer nos jeunes recrues dès maintenant. Ils savent tout ce qu’ils ont besoin de savoir, et il est donc inutile de retarder l’opération. Naturellement, nous avons dû payer quelques suppléments pour obtenir les billets à la dernière minute. Mais nous pouvions nous le permettre.

— Nous allons envoyer nos cinquante équipes ?

— Oui. Ou plutôt quarante-neuf. L’une d’elles se trouve déjà à bord du Golden Sky pour le test final de l’émetteur. Nous avons donc cinquante navires et cinquante équipes. Il faudra trois ou quatre jours pour que tout le monde soit en position. Certains navires sont en mer alors que d’autres se trouvent de l’autre côté du globe. Nos gens emmèneront le virus, mis au point par Lydell, que nous avons fabriqué aux Philippines. Combien de temps faudra-t-il pour commencer le test ?

Kovac réfléchit un instant.

— Peut-être cet après-midi. Nous devons faire tourner les autres moteurs pour charger les batteries et stabiliser la répartition de l’énergie afin de protéger l’antenne. Le virus d’essai que nous avons donné à notre équipe du Golden Sky est un simple rhinovirus à action rapide, et nous saurons d’ici douze heures si le récepteur a bien reçu le signal. Si nous l’envoyons au plus tard ce soir, tout ira bien. Et bien sûr, nous avons une seconde équipe à bord pour installer le virus principal.

— Messieurs, nous vivons un grand moment, dit Cooper. Le couronnement de toute mon œuvre. Bientôt, une nouvelle aube va se lever, où l’humanité brillera comme elle aurait dû le faire depuis longtemps. Disparues, les pesantes multitudes qui pillent nos ressources naturelles sans rien avoir à nous offrir que de nouvelles bouches à nourrir. En l’espace d’une génération, avec la moitié du monde incapable de se reproduire, la population retrouvera un niveau supportable. Plus d’exigences absurdes, plus de besoins inassouvis. Nous abolirons la pauvreté, la faim, et même la menace du réchauffement planétaire.

« Les politiciens du monde entier, confrontés à ces maux, ne savent que parler, et proposent des solutions à court terme pour faire croire à leurs électeurs qu’ils agissent. Nous savons que ce ne sont que des mensonges. Il suffit de lire les journaux ou de regarder les nouvelles pour comprendre que rien ne change. En réalité, la situation empire. L’appropriation de terres ou de ressources en eau provoque déjà des conflits. Et combien de gens ont-ils déjà payé de leur vie la protection des réserves de pétrole déclinantes ?

« Ils nous racontent que nous pouvons tout arranger si les hommes changent leurs habitudes – moins conduire, vivre dans des maisons plus petites, utiliser des ampoules électriques à basse consommation. C’est une plaisanterie. Personne ne veut revenir à un niveau de vie plus bas. Cela va contre nos instincts les plus profonds. Non. La solution ne consiste pas à faire des sacrifices qui de toute façon ne s’attaqueront pas à la racine du mal. La solution, c’est de changer les données elles-mêmes. Nous sommes de plus en plus nombreux à nous disputer des miettes toujours plus maigres. Ce qu’il faut, c’est réduire la population.

« Ils savent tous que la clé du problème est là, sans avoir le courage de le dire, et le monde approche du gouffre. Ainsi que je l’ai écrit, la natalité nous tuera. Le besoin de procréer est sans doute la force primordiale du monde, on ne peut pas prétendre le contraire. Mais la nature dispose de mécanismes naturels de régulation. Les prédateurs maintiennent la population des espèces qui leur servent de proie à un niveau optimal ; les feux de forêt renouvellent les sols ; les inondations et les sécheresses reviennent de manière cyclique. Mais l’homme, avec son vaste cerveau, a toujours trouvé le moyen d’échapper aux efforts de la nature pour contenir son expansion. Nous avons massacré tous les animaux qui nous voyaient comme des proies potentielles. Il n’en reste qu’une poignée dans la nature, et nous avons mis les autres en cage. Seuls les modestes virus pouvaient encore éclaircir nos rangs, aussi avons-nous créé des vaccins et trouvé des moyens de renforcer notre immunité, tout en continuant à nous reproduire à un rythme effréné, comme si les deux tiers de nos enfants allaient disparaître avant leur premier anniversaire.

« Un seul pays a eu le courage d’admettre que sa population augmentait trop vite, mais il n’a pas réussi à enrayer sa croissance. Avec sa politique de l’enfant unique, la Chine a tenté de régler le problème par la loi, mais le pays compte aujourd’hui deux cents millions d’habitants de plus qu’il y a vingt-cinq ans. Si le régime le plus dictatorial du monde n’a pas réussi, alors personne ne le pourra.

« Les gens ne peuvent pas changer, en tout cas pas de manière fondamentale. C’est pourquoi il est de notre devoir d’agir. Bien entendu, nous ne sommes pas des fous ni des assassins. J’aurais pu concevoir un virus capable de tuer sans discernement, mais je n’ai jamais envisagé le meurtre de milliards d’êtres humains. Alors, quelle est la solution ? Le premier virus de la grippe hémorragique sur lequel j’ai travaillé avait comme effet secondaire de stériliser les malades, mais il avait également un taux de mortalité de presque cinquante pour cent. Après avoir abandonné la recherche médicale, j’ai travaillé à améliorer ce virus, je l’ai étudié sur des dizaines de milliers de générations et de mutations, afin d’affaiblir ses propriétés létales tout en maintenant sa caractéristique essentielle par rapport à la stérilité. Lorsque nous le disséminerons sur ces cinquante navires, il infectera presque cent mille personnes. Cela paraît peut-être beaucoup, mais ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan. Les passagers et les membres d’équipage viennent de toutes les régions du monde et de toutes les origines socio-économiques. A bord d’un navire de croisière, on trouve un microcosme de la société, du magnat de l’industrie au modeste matelot. Je veux agir de façon démocratique. Aucun milieu ne sera épargné. Lorsqu’ils reviendront vers leurs banlieues du Michigan, leurs villages d’Europe de l’Est ou leurs taudis du Bangladesh, ils emporteront le virus avec eux.

« Le virus se transmet d’un individu à un autre, et personne ne présentera le moindre symptôme pendant des mois. Et puis les premiers signes d’infection apparaîtront. On pensera que tous les êtres humains ont contracté une grippe bénigne, mais avec de fortes fièvres. Le taux de mortalité devrait rester inférieur à un pour cent – un coût terrible, mais inévitable, qui frappera les personnes dont le système immunitaire est affaibli. Ce n’est que plus tard, lorsque les gens s’apercevront de l’impossibilité de donner naissance à des enfants et voudront en connaître les raisons, qu’ils apprendront la vérité : la stérilité de la moitié de la population de la planète.

« Lorsque cette dure vérité éclatera au grand jour, il y aura des émeutes, car les populations effrayées chercheront des réponses aux questions que leurs dirigeants n’auront pas osé poser. Mais cela ne durera qu’un temps – quelques semaines ou au pire quelques mois. L’économie mondiale connaîtra des soubresauts pendant la période d’ajustement, mais cet ajustement aura bien lieu, car l’autre force primordiale de l’humanité, c’est justement sa faculté d’adaptation. Et alors, mes amis, nous aurons éradiqué tous ces maux, toutes ces maladies, et nous entrerons dans une période de prospérité telle que le monde n’en a jamais connu.

Une larme coula sans retenue le long de la joue de Zelimir Kovac. Il ne fit aucun geste pour l’essuyer. Thom Severance, qui connaissait pourtant Lydell depuis qu’il était adulte et l’avait entendu parler des milliers de fois, était lui aussi en proie à la plus vive émotion.