Chapitre 30

En regardant son reflet dans le miroir, Juan fut incapable de dire où finissait son visage et où commençait le maquillage créé par Kevin Nixon. Il jeta un coup d’œil aux images agrandies que Kevin avait accrochées à la glace pour lui servir de modèle, puis se contempla à nouveau. La similitude était parfaite. La teinte de la perruque, le style, tout était conforme.

— Kevin, vous vous êtes surpassé, commenta-t-il en ôtant le col de papier dont Nixon avait ceint son cou pour protéger sa chemise de smoking.

— Ce n’était pas très difficile de vous faire ressembler à un terroriste arabe comme Ibn al-Asim. Si j’avais dû vous faire passer pour une de ces poules qui traînent toujours à la remorque de ce genre de crapule, là, vous auriez pu parler de miracle !

Juan attacha adroitement son nœud papillon et glissa ses larges épaules dans une veste de soirée. Le smoking est généralement flatteur pour les hommes, mais Juan le portait avec une particulière élégance, en dépit du rembourrage disposé au niveau de l’abdomen pour parfaire sa ressemblance avec al-Asim. La mission de surveillance avait permis, entre autres choses, de constater que le terroriste appréciait beaucoup les costumes Armani, ce qui convenait très bien à Juan. Un holster plat, placé à la base de sa colonne vertébrale, lui permettrait de garder son arme préférée, un pistolet Five-seveN, à portée de main.

— On croirait voir James Bond, mais avec un peu plus de ventre, commenta Mike Trono depuis l’autre bout de l’atelier.

— Le personnel d’entretien doit être visible quand on le cherche, mais toujours rester discret, rétorqua Juan en imitant de son mieux la diction de Sean Connery.

Mike Trono et Jerry Pulaski portaient tous deux des uniformes semblables à ceux du personnel de maintenance et d’entretien du casino de Monte-Carlo, dont ils avaient pu étudier le style à l’occasion d’un après-midi de reconnaissance. Kevin et son équipe disposaient de centaines d’uniformes et il ne leur fallait que quelques minutes pour modifier à leur guise un bleu de travail ordinaire.

Mike et Jerry étaient également équipés d’une grosse poubelle sur roues, d’un seau à roulettes, de balais à franges et d’une pancarte en plastique qui affichait sol glissant.

Le chef steward apparut à la porte, silencieux et discret comme à son habitude. Il portait sur son costume un tablier blanc impeccable, éternel sujet de débat entre les membres de l’équipage, qui se demandaient s’il changeait de tablier avant de quitter l’office ou s’il parvenait à ne jamais le salir. La grande majorité des hommes penchait pour la seconde hypothèse. Maurice tenait un récipient de plastique bien fermé d’une main, avec les mêmes précautions que s’il était rempli de serpents vivants, et son front était creusé d’un pli soucieux.

— Pour l’amour du ciel, Maurice, le taquina Juan, ce n’est tout de même qu’une imitation !

— C’est moi qui l’ai préparée, et je peux vous assurer qu’elle est bien assez réaliste à mon goût.

— Voyons cela...

Maurice posa le récipient sur le comptoir à maquillage de Kevin et fit un pas en arrière, refusant obstinément de l’ouvrir. Juan s’en chargea et détourna aussitôt la tête.

— Mon Dieu ! Il fallait vraiment que ce soit aussi puissant que ça ?

— Vous m’avez demandé de vous préparer du faux vomi, et c’est ce que j’ai fait, avec le soin que j’apporte à la confection de tous mes plats. L’odeur est aussi importante que l’apparence et la consistance.

— Cela me rappelle ce plat de poisson que vous aviez préparé en l’honneur de Jannike, le railla Mike Trono en remettant le couvercle avant de placer le récipient dans son seau de nettoyage.

Maurice lui lança un regard comparable à celui d’un directeur d’école réprimandant un élève turbulent.

— Monsieur Trono, je vous suggérerais de vous excuser, à moins que vous souhaitiez vous contenter de pain et d’eau à l’avenir.

— Mais j’ai adoré ce plat ! s’écria Mike, battant en retraite, car personne à bord ne prenait les menaces de Maurice à la légère. Quels sont les ingrédients de cette... préparation ?

— A la base, il s’agit d’une soupe de pois. Pour le reste, c’est un secret de fabrication.

Juan tourna son regard vers Maurice d’un air suspicieux.

— Ce n’est donc pas la première fois ?

— C’était dans ma jeunesse un bon tour que j’ai joué à Charles Wright, le capitaine du destroyer à bord duquel j’étais affecté. Comparé à lui, Barbe-Bleue aurait pu passer pour un émule de Mère Te~ resa. Ce donneur de leçons se vantait d’avoir un estomac d’acier ; un jour, avec quelques camarades, nous avons versé un peu de cette mixture dans la cuvette de ses toilettes, juste avant qu’un amiral en visite s’en serve lui aussi. Le surnom de « Charlie le Vomisseur » lui est resté jusqu’à la fin de sa carrière.

Tous éclatèrent de rire, d’ailleurs plus fort que l’histoire ne le justifiait, mais la plaisanterie leur permettait de relâcher un peu leur tension nerveuse. Les membres de la Corporation ne manifestaient guère leurs émotions, surtout avant une opération, et ils saisissaient la moindre occasion de faire baisser la pression.

— Ce sera tout, capitaine ?

— Oui, Maurice, je vous remercie.

— A votre service, capitaine.

Le chef steward inclina la tête et sortit en croisant Julia Huxley qui s’apprêtait à entrer dans la Boutique Magique.

Les hommes présents l’accueillirent par un concert de cris et de sifflets. Julia portait une robe sans bretelles en soie magenta qui épousait ses courbes comme une seconde peau. Sa coiffure était métamorphosée, passant de l’habituelle queue-de-cheval à une élégante composition de boucles et d’anglaises qui entourait son visage comme une auréole. Son maquillage mettait en valeur ses yeux et sa bouche et donnait à sa peau un éclat resplendissant.

— Voilà pour vous, dit-elle à Juan en lui tendant un mince attaché-case en cuir.

Juan l’ouvrit ; à l’intérieur étaient disposées trois seringues hypodermiques, chacune bien rangée dans son compartiment de protection.

— Injectez ce produit dans une veine, et le Marchand de sable passera en moins de quinze secondes.

— Les capsules ? demanda Juan.

Julia sortit un très ordinaire flacon de pharmacie de son sac à main assorti à l’attaché-case et secoua les deux capsules qui se trouvaient à l’intérieur.

— Si Ibn al-Asim souffre de problèmes rénaux, il finira à l’hôpital avant même d’avoir pu aller aux toilettes.

— Combien de temps avant qu’elles commencent à faire effet ?

— Dix minutes, quinze au maximum.

— Vous êtes certaine qu’il ne se méfiera pas du goût ?

Julia Huxley se tourna vers Juan d’un air faussement excédé. Ils avaient déjà évoqué le sujet à de multiples reprises.

— Totalement indétectable.

— Vous avez tous vos téléphones ? demanda Juan à la cantonade.

Après réflexion, l’équipe avait décidé d’utiliser la fonction talkie-walkie des téléphones mobiles plutôt que de risquer d’attirer l’attention avec des oreillettes ou des micros accrochés au revers de leurs vêtements. Tout le monde hocha la tête.

— Parfait. Eh bien maintenant, à terre, et au travail.

*

Conçu par Charles Garnier, l’architecte de l’ancien Opéra de Paris, aujourd’hui connu sous le nom de palais Garnier, le casino de Monte-Carlo était une véritable cathédrale du jeu, typique de ce somptueux style Napoléon III créé en partie par Garnier lui-même, avec ses superbes fontaines à l’entrée, ses deux tours et sa toiture de cuivre patiné. L’élégant atrium était bordé de vingt-huit colonnes d’onyx, et le marbre et les vitraux étaient présents en abondance dans toutes les pièces. Lorsque Juan arriva, trois Ferrari et deux Bentley étaient alignées devant le bâtiment. Tous les hommes portaient le smoking, et les femmes, vêtues de leurs plus belles robes, étincelaient comme des diamants.

Juan jeta un coup d’œil vers sa manche pour vérifier l’heure. Kerikov et Ibn al-Asim n’arrivaient jamais avant vingt-deux heures, il avait donc trente minutes d’avance, plus qu’assez pour trouver un endroit tranquille et tuer le temps. Il n’était pas question qu’al-Asim croise son sosie devant une table de jeu.

Son téléphone mobile se mit à sonner discrètement.

— Président, nous sommes en position, Pulaski et moi.

— Rien d’anormal ?

— Avec nos uniformes d’agents de service, nous sommes pour ainsi dire invisibles.

— Où êtes-vous ?

— Près de la plate-forme de chargement des approvisionnements. On s’occupe en nettoyant l’huile que Pulaski a renversée accidentellement...

— Parfait. Je vous tiens au courant. Attendez mon signal.

Juan montra son passeport et régla son billet d’entrée. La plupart des clients se dirigeaient vers la droite, où se trouvaient les élégantes salles de jeu, et Juan suivit le mouvement. Il se fraya un chemin vers le bar installé à l’étage, commanda un Martini qu’il n’avait pas l’intention de boire, mais qu’il jugeait approprié dans un tel cadre, puis s’installa dans un coin sombre.

Julia l’appela quelques instants plus tard pour lui dire qu’elle venait d’arriver et se trouvait dans la salle Europe, le principal salon de jeu du casino.

Juan réfléchit à la manière dont il pourrait secourir Max avant que le projectile balistique orbital ne ravage l’île d’Eos. Quant à la destruction du complexe responsiviste, elle était indispensable, même s’il ne parvenait pas à en faire sortir Max. Juan savait que son ami lui-même l’approuverait, compte tenu des enjeux.

Si seulement il avait pu communiquer avec lui en utilisant les fréquences ELF ! Malheureusement, Max s’était servi d’un émetteur, et non d’un émetteur-récepteur. Juan passa en revue une dizaine de solutions, les étudia en détail, mais il dut les rejeter les unes après les autres, car elles étaient inenvisageables.

— Les voici, annonça Julia au téléphone alors que Juan était au bar depuis vingt minutes. Ils se dirigent vers une table de chemin de fer.

— Laissons-les s’installer et boire un verre ou deux.

Au rez-de-chaussée, Julia partagea son attention entre ses cibles et la roulette. Sa pile de jetons augmentait ou rétrécissait au fur et à mesure que le temps passait ; de l’autre côté de la pièce, Ibn al-Asim buvait son troisième verre.

Il était assez ironique de voir cet homme financer l’armement de groupes de terroristes fondamentalistes musulmans et, en même temps, bafouer les règles les plus évidentes de l’islam en buvant de l’alcool. Sans doute se prenait-il pour un takfir, songea-t-elle, un vrai croyant habilité à ignorer les dogmes dans le but d’infiltrer la société occidentale. Mais bien entendu, il suffisait pour cela d’éviter les vêtements traditionnels et la barbe des fondamentalistes. La boisson et les relations avec les femmes n’étaient pas indispensables. Mais c’étaient des activités qu’Ibn al-Asim appréciait, de toute évidence.

— Je pense qu’il est temps, Juan, lui dit-elle au téléphone.

— Très bien. Allez-y. Mike, préparez-vous pour l’Opération V.

Julia attendit jusqu’à ce que la bille de la roulette s’arrête sur le numéro six. Le croupier ratissa les jetons perdants, dont les siens, sur la table, puis elle lui glissa un pourboire et ramassa ses autres jetons. Elle sortit les deux capsules de son sac à main et traversa la pièce. Quelques hommes l’observèrent au passage, mais la plupart des joueurs se concentraient sur leurs cartes.

Il n’y avait aucun siège de libre à la table de Kerikov et d’Ibn al-Asim, aussi resta-t-elle légèrement en retrait, attendant qu’une occasion se présente. Lorsque le Russe remporta une main particulièrement intéressante, elle se pencha vers lui.

— Félicitations, lui glissa-t-elle à l’oreille.

Kerikov parut d’abord surpris, puis il sourit en découvrant la séduisante jeune femme.

Elle répéta l’opération avec un autre joueur lorsque celui-ci remporta une belle mise, et soudain, elle ne fut plus une étrangère, mais se trouva naturellement intégrée au cercle des joueurs. Elle déposa quelques jetons sur le tas du second joueur. S’il gagnait, elle gagnerait aussi.

L’homme perdit et s’excusa. Julia se contenta de hausser les épaules, comme pour dire que tout cela n’avait aucune importance.

Elle adressa alors un signe à al-Asim, pour lui demander la permission d’accompagner sa mise. Il approuva d’un signe de tête et, lorsqu’elle se pencha au-dessus de la table pour poser ses jetons, elle posa la main près du verre du Saoudien pour maintenir son équilibre. En se redressant, elle faillit le renverser. Elle le rattrapa à temps, y versa les deux capsules et le reposa sur son dessous de verre.

Les capsules étaient remplies d’un composé homéopathique dont se servaient les drogués en liberté conditionnelle pour évacuer toute trace de stupéfiants de leur organisme avant de se soumettre à des analyses et ainsi éviter de retourner en prison. Julia avait étudié le produit de près, et constaté qu’il n’était guère efficace, mais qu’il provoquait de pressantes envies d’uriner. Elle espérait ainsi attirer Ibn al-Asim vers les toilettes du casino à un moment adéquat pour elle, et non pour lui.

Al-Asim ne se méfia pas une seule seconde. Il joua sa main, gagna et eut un sourire carnassier en tendant ses gains à Julia.

— Merci monsieur, dit-elle avant de miser une nouvelle fois avec un autre joueur.

Elle perdit sa mise, s’éloigna de la table, sortit de la pièce pour rejoindre l’imposant atrium et appela Juan pour le prévenir qu’al-Asim avait avalé le contenu des capsules.

— Très bien. Trouvez un endroit d’où vous pourrez l’observer, et avertissez-nous lorsqu’il se dirigera vers les toilettes. Retournez ensuite à la marina. Mike, mettez-vous en position, vous et Pulaski.

— On y va.

Non loin des lavabos se trouvait une porte qui menait aux couloirs de service du bâtiment, évitant aux clients d’être dérangés par les membres du service d’entretien ou par les serveurs et serveuses allant chercher les boissons des clients. Juan rôda un instant à proximité, puis la porte s’entrouvrit et Mike lui tendit le récipient contenant la peu appétissante mixture de Maurice. Avant d’entrer, il attendit encore quelques minutes pour laisser au produit le temps de faire son effet sur al-Asim.

Comme toutes les autres parties du casino, celle-ci regorgeait de marbre et de dorures. Un homme se lavait les mains, mais il quitta les lieux avant même que Juan parvienne à la rangée de cabines. Plus personne n’étant là pour l’entendre, le président de la Corporation n’eut pas besoin de feindre la nausée, et se contenta de verser l’immonde mélange sur le sol avant de se réfugier dans une cabine.

Le premier client, dès son arrivée, appela à grands cris un employé du casino. Juan ne comprenait guère le français, mais le ton rassurant de l’employé indiquait qu’il comptait prévenir le service d’entretien séance tenante. Il imaginait déjà l’homme se hâter vers la première entrée de service et découvrir que deux membres du personnel d’entretien l’attendaient dans le couloir, comme s’ils étaient déjà au courant du désastre.

La porte des toilettes s’ouvrit à nouveau, et Juan entendit gémir les roues de l’imposante poubelle lorsque Mike et Jerry entrèrent à leur tour.

— Salut, les gars ! lança-t-il en sortant de sa cabine.

— Pourquoi est-ce qu’on nous réserve toujours des boulots aussi raffinés que celui-là ? se plaignit Mike d’un ton sarcastique.

— Parce que vous au moins, vous savez faire briller les sols !

La porte s’ouvrit une nouvelle fois. Pulaski, affairé à son nettoyage, chassa poliment le client avec un hochement de tête navré en direction de la répugnante flaque répandue sur le sol.

— Il vient de se lever de table, le prévint Julia au téléphone. Ce sera le prochain client à entrer.

— Bien reçu. A plus tard, lui répondit Juan avant de se retirer dans sa cabine.

Lorsque la porte s’ouvrit, Pulaski laissa entrer al-Asim, qui fit une grimace en sentant l’odeur, mais courut néanmoins vers les urinoirs.

Juan attendit qu’il ait terminé avant de s’approcher de lui par-derrière. Al-Asim sentit sa présence au dernier moment et se retourna. Ses yeux s’agrandirent lorsqu’il se retrouva confronté à son double, mais avant qu’il puisse comprendre ce qui lui arrivait, Juan plongea la seringue dans son cou et enfonça le piston. Voyant qu’Al-Asim allait crier, il plaqua une main contre sa bouche et la maintint jusqu’à ce que le financier saoudien perde conscience.

Pendant que Juan et Terry poussaient Ibn al-Asim dans la poubelle, Pulaski dut refuser l’entrée à un autre client. Juan remplaça sa montre par le fin modèle que portait al-Asim et glissa la large bague de l’Arabe à son doigt.

— Quand il retrouvera ses esprits, je devrais en avoir terminé avec Kerikov, dit Juan en observant son reflet dans le miroir. Mettez-le quelque part où on ne risque pas de le trouver avant quelques heures et regagnez l’Oregon avec Julia.

— Il y a une remise près du quai de chargement, personne ne doit l’utiliser à cette heure-ci, dit Mike, qui termina de lustrer le sol avant de replonger le balai à franges dans le seau.

— A plus tard, les enfants.

Juan reprit le chemin de la table de chemin de fer où Kerikov tirait des cartes du sabot et procédait à la distribution.

— Tout va bien, mon ami ? s’enquit le Russe en anglais, seule langue dans laquelle il pouvait communiquer avec al-Asim.

— Quelques maux d’estomac, Ivan, rien de bien sérieux.

Juan avait pris la peine d’écouter des heures d’enregistrements de conversations entre les deux hommes et il savait comment ils s’adressaient l’un à l’autre. Le marchand d’armes n’avait pas réagi à son apparence. Le déguisement et le maquillage étaient au point.

Ils jouèrent encore quarante-cinq minutes, pendant lesquelles Juan prétendit souffrir de plus en plus de ses maux d’estomac. Son jeu paraissait d’ailleurs s’en ressentir ; il paria sans discernement et la pile de jetons d’al-Asim, d’une valeur de cinquante mille dollars, s’en trouva réduite de moitié.

— Je suis désolé, Ivan, dit-il en se tenant l’abdomen d’une main. Je crois que je devrais rentrer à bord.

— Il vous faut un médecin ?

— Non, ce n’est rien de grave, il faut simplement que je m’étende. Continuez à jouer, je vous en prie.

L’offre était risquée, mais Juan était certain qu’al-Asim aurait agi de la sorte.

Kerikov sembla tenté par la suggestion. Il avait gagné environ trente mille dollars depuis le début et détestait arrêter de jouer lorsque la chance lui souriait. D’un autre côté, compte tenu de la manière dont les choses évoluaient avec al-Asim, celui-ci était en passe de devenir l’un de ses meilleurs clients.

— Je crois que je leur ai soutiré assez d’argent pour ce soir.

Ils rendirent leurs jetons et laissèrent leur argent en compte pour rejouer le lendemain. Pendant qu’ils traversaient l’atrium richement décoré, Kerikov appela son chauffeur au téléphone pour que la limousine les attende à la sortie.

Le chauffeur s’arrêta juste devant l’entrée, mais resta au volant. Ce fut le garde du corps de Kerikov qui quitta le siège du passager avant pour ouvrir la portière. Il mesurait une bonne dizaine de centimètres de plus que Juan et ses yeux étaient sombres et méfiants. Il examina la foule pendant que Kerikov s’installait dans la limousine et jaugea Juan d’un air dur.

L’instinct dictait à celui-ci de détourner les yeux. S’il l’avait suivi, le garde aurait compris qu’il se passait quelque chose d’anormal, mais Juan était justement entraîné depuis des années à ignorer cet instinct. Au lieu de baisser les yeux, il rendit son regard au garde.

— Il y a un souci ?

— Nyet, répondit le garde d’un ton adouci.

Juan monta en voiture et la portière se referma derrière lui. La marina n’était qu’à une courte distance de là. Juan continua à jouer la comédie de la douleur pour ne pas avoir à faire la conversation tandis que la limousine traçait sa route jusqu’au front de mer.

Le canot du Matriochka, le yacht de Kerikov, les attendait à la marina. Le garde bondit hors de la voiture dès son arrêt pour ouvrir la portière arrière.

— Nous avons bien fait de ne pas gaspiller d’argent ce soir pour des filles, commenta Kerikov en marchant vers l’endroit où le canot d’un blanc éclatant était amarré.

— Je me sens si mal que je serais incapable de prendre plaisir à seulement regarder une femme. Et cette balade en canot ne me tente guère.

Kerikov posa une main massive sur l’épaule de Juan.

— Cela ne prendra pas longtemps, et les eaux du port sont aussi lisses qu’un miroir. Tout ira bien.

Le garde du corps fit démarrer le moteur du canot tandis que le chauffeur de la limousine donnait un coup de main pour les cordages de proue et de poupe. Cinq minutes plus tard, ils approchaient du large tableau arrière du Matriochka, où une plate-forme de plongée en teck était abaissée ; un escalier donnait accès au pont principal de l’imposant bâtiment.

— Vous devriez tout de suite regagner votre cabine, dit Kerikov dès leur arrivée.

Un membre du personnel de bord attendait au sommet des escaliers pour le cas où Kerikov aurait besoin de quoi que ce soit, et Juan compta deux gardes, l’un près du pont supérieur, derrière la passerelle, et l’autre qui patrouillait près de la piscine du yacht.

Selon les estimations des hommes de la Corporation, il devait y avoir dix-huit hommes d’équipage et dix autres pour la sécurité.

— Si cela ne vous ennuie pas, j’aimerais d’abord vous parler en privé dans votre bureau.

— Rien de trop confidentiel ? demanda aussitôt Kerikov, conscient du risque d’être sous écoute si près de la côte.

— Non, non, le rassura Juan. Il m’est arrivé quelque chose ce soir dont je voudrais vous parler.

Kerikov et Juan traversèrent le luxueux navire en passant devant une salle à manger assez grande pour accueillir vingt convives et une salle de cinéma d’une capacité deux fois supérieure. L’ancien espion soviétique avait su profiter au mieux des avantages du capitalisme.

Ils arrivèrent au bureau de Kerikov, et dès que le Russe eut fermé la porte derrière eux, Juan sortit son pistolet et le pressa sur sa gorge, assez durement pour entailler la peau.

— Un bruit, et vous êtes mort, avertit Juan en russe, sans le moindre accent arabe.

Kerikov eut l’intelligence de ne pas bouger. Il s’était sans doute déjà trouvé plusieurs fois dans la même situation, mais avec des rôles inversés, et il savait que si le but de son agresseur avait été de le tuer, il serait déjà mort.

— Qui êtes-vous ?

Juan ne prit pas la peine de répondre, et attacha des menottes souples aux poignets du Russe.

— Vous parlez le russe, mais je pense que vous faites partie de la CIA, et non du FSB. Je dois vous féliciter. Je m’étais bien renseigné sur Ibn al-Asim, il paraissait inattaquable. Vous avez dû beaucoup travailler pour arriver à ce résultat. Beaucoup de gens fiables m’ont donné les meilleures assurances quant à votre légitimité.

— Je ne suis pas Ibn al-Asim.

— Non, apparemment pas, répliqua Kerikov avec un sourire en coin.

— Al-Asim est toujours au casino, dans une poubelle, près de la plate-forme des livraisons. Il devrait revenir à lui d’ici deux ou trois heures.

Kerikov plissa les yeux en essayant de se faire une idée plus précise de la situation.

Juan décida de le laisser un peu plus longtemps dans le vague.

— En ce qui me concerne, al-Asim et vous, vous pouvez aussi bien être de vieux camarades d’université qui aiment prendre du bon temps ensemble à Monte-Carlo, cela m’est égal. Je ne m’intéresse pas à vos trafics. Ce qui m’amène ici, c’est une chose que vous avez volée à vos anciens employeurs.

— Je leur ai volé pas mal de choses, à vrai dire, répondit Kerikov avec une fierté non déguisée.

Juan avait fouillé dans le passé de Kerikov, et ce qu’il avait découvert lui donnait une forte envie de lui tirer une balle dans la tête et de débarrasser ainsi le monde d’une parfaite crapule. C’était facile, il suffisait d’appuyer sur la détente.

— Je veux les codes du Poing de Staline.

Kerikov avait parlé de l’arme secrète peu de temps auparavant à Ibn al-Asim, et la troublante coïncidence ne lui échappa pas. Il demanda à nouveau à Juan qui il était.

— Votre assassin, si vous ne donnez pas ce que je veux.

— Vous m’avez placé sous surveillance, je ne me trompe pas ?

— Mon organisation vous surveille depuis un moment, répliqua Juan, se contentant d’un demi-mensonge. Ce qui nous intéresse, ce sont les codes du satellite pour le lancement du projectile balistique orbital. Si vous me donnez ce que je veux, vous et al-Asim pourrez continuer vos trafics en toute impunité. Sinon, vous mourrez ce soir.

Lorsque Juan avait informé Langston Overholt de l’opération, l’homme de la CIA avait insisté pour que rien ne vienne compromettre ses efforts pour mettre un terme aux agissements d’Ibn al-Asim.

Juan pressa son arme un peu plus fort pour souligner ses propos.

Kerikov tenta de lui faire baisser les yeux, et il ne broncha pas lorsqu’il vit le doigt de Juan commencer à presser la détente.

— Tirez et mes gardes seront ici en moins de vingt secondes, menaça-t-il.

— Mon âme est prête au martyre, rétorqua Juan, entretenant le flou sur son rôle réel et laissant entendre que ses motivations étaient d’ordre religieux. Et la vôtre ?

Kerikov laissa échapper un long soupir.

— Mon Dieu, la guerre froide me manque... Vous êtes tchétchène, c’est bien cela ?

— Si cela peut apaiser les tourments de ce qui vous reste de conscience, non, je ne suis pas tchétchène, et l’arme ne sera utilisée nulle part à l’intérieur des anciennes frontières de l’URSS.

— Les codes sont dans le coffre dissimulé derrière ce tableau, dit-il avec un mouvement de tête en direction d’un nu suspendu à une cloison.

Juan se servit du canon de son arme pour déplacer le tableau sur son long support, pour le cas où il serait piégé. Le coffre formait un carré de soixante centimètres de côté, et était équipé d’un clavier électronique à dix chiffres.

— La combinaison ?

— Zéro cinq, un zéro, un, neuf, un, sept.

— La date de la révolution d’Octobre. Bien choisi.

Juan tapa la combinaison sur le clavier, maintenant Kerikov juste en face du coffre en tirant la poignée. Il connaissait ce modèle, et savait que si le code était faux, une grenade paralysante éclaterait aussitôt. Mais le code était correct.

A l’intérieur du coffre se trouvaient des liasses de billets de divers pays, un pistolet, que Juan fourra dans sa poche, et d’innombrables classeurs et dossiers.

— Il doit être vers le fond, suggéra Kerikov, soucieux de ne pas prolonger inutilement la pénible épreuve.

Au passage, Juan jeta un coup d’œil rapide à certains documents. Le Russe était impliqué dans certains trafics de grande envergure, y compris avec Saddam Hussein avant l’invasion de l’Irak, et dans un commerce triangulaire d’opium afghan, d’armes russes et de diamants servant à financer un conflit interafricain.

Vers le bas de la pile, Juan découvrit un dossier portant l’étiquette ciel de novembre rédigée en écriture cyrillique. Juan parcourut en hâte quelques pages pour s’assurer que c’était bien le document qui l’intéressait. Une fois que l’ordinateur de l’Oregon l’aurait traduit en anglais, Eric et Hali parviendraient sans doute à en démêler le jargon technique.

Il glissa le dossier dans un sac étanche et se tourna vers Kerikov. Il aurait aimé dire au Russe ce qu’il pensait de lui et de ses agissements, mais il parvint à se contenir.

— Lorsque vous reverrez al-Asim, dites-lui que ce qui s’est passé ce soir n’a rien avoir avec vos affaires. Racontez-lui simplement qu’un fantôme de votre passé est revenu vous hanter, mais que la situation est sous contrôle. Maintenant, veuillez vous retourner et vous agenouiller.

Pour la première fois depuis que Juan l’avait menacé de son arme, Kerikov montrait sa peur, malgré lui. Elle se lisait dans ses yeux, même s’il parvenait à contrôler sa voix.

— Vous avez obtenu ce que vous vouliez.

— Je ne vais pas vous tuer, répondit Juan en tirant de sa poche l’étui de la seringue et en prenant une aiguille. Il s’agit du produit que j’ai injecté à al-Asim. Vous resterez inconscient pendant quelques heures, c’est tout.

— Je déteste les piqûres. Je préférerais que vous me frappiez à la tête.

Juan abattit son FN si durement sur la tempe de Kerikov qu’une pression supplémentaire d’une ou deux livres aurait suffi à briser l’os et à tuer le trafiquant, qui s’effondra comme une poupée de chiffon.

— Comme vous voudrez, dit Juan, ce qui ne l’empêcha pas d’enfoncer l’aiguille et de presser le piston.

La cloison extérieure du bureau était faite de panneaux de verre incurvés qui formaient un arc à partir de la coque. Juan ouvrit un des panneaux et jeta un coup d’œil au-dehors, vers le haut. Il n’y avait personne près du bastingage, au-dessus de lui. Il se débarrassa de sa veste de smoking, de sa chemise et du rembourrage conçu par Kevin Nixon. Dessous, il portait un T-shirt noir moulant à manches longues. Il fourra le sac étanche sous le T-shirt, jeta le pistolet de Kerikov par la fenêtre, ôta ses chaussures et se laissa tomber à l’eau.

Tant qu’il restait silencieux, sans regarder vers le haut, afin de garder son visage à couvert, sa perruque noire se fondait parfaitement dans les eaux d’encre de la Méditerranée. Il nagea le long de la coque du Matriochka, jusqu’à la chaîne d’ancre. Là, il plongea sous la surface, descendant maillon par maillon le long de la chaîne jusqu’à ce qu’il atteigne le matériel de plongée qu’Eddie et Linc avaient secrètement disposé là à son intention.

Il s’équipa aussitôt du détendeur Braeger, de la ceinture plombée, des palmes et du masque, et consulta sa position sur la boussole lumineuse. L’Oregon n’était qu’à un mile de là, et la mer était étale, ce qui faciliterait sa progression.

Tout en nageant, Juan se promit que cette visite à Kerikov ne serait pas la dernière, et que les choses se passeraient beaucoup plus mal pour le Russe lors de leur prochaine rencontre.