Chapitre 32

Le vent du désert hurlait en balayant la piste d’atterrissage et faisait voler des nuages de poussière tourbillonnants qui menaçaient de masquer jusqu’au ciel lui-même. Le pilote du jet Citation de louage posa l’appareil sur la piste avec un écart de dix mètres sur la gauche afin de tenir compte du vent latéral qui frappait sans relâche le fuselage.

Le train d’atterrissage sortit avec un gémissement mécanique et un bruit sourd, et les ailerons se déployèrent. Les turboréacteurs rugirent pour maintenir l’avion en suspension quelques secondes de plus.

L’unique passager installé dans la cabine ne s’intéressait aucunement aux conditions météo ou aux péripéties de l’atterrissage. Il avait pris un vol commercial de Nice à Londres, puis un autre jusqu’à Dallas, où l’attendait le luxueux jet de location ; depuis, il était resté assis à pianoter sur les touches de son ordinateur portable.

Lorsque Eric avait soumis à Juan son projet d’utiliser le projectile balistique orbital russe, l’idée n’était encore qu’au stade d’une ébauche. Il ne s’était pas rendu compte de l’énorme quantité de données qu’il allait devoir traiter pour se donner les meilleures chances de réussite. Vitesses et vecteurs orbitaux, rotation de la Terre, masse des bâtons de tungstène et autres paramètres par centaines – tout devait être pris en compte dans ses calculs informatiques.

Grâce à son passé naval, il se sentait capable de traiter la partie mathématique de la mission, mais l’aide de Murph aurait cependant été la bienvenue. Celui-ci possédait une maîtrise naturelle de la trigonométrie et du calcul qui lui aurait facilité la tâche. Mais il aurait insisté pour assurer la direction des opérations, et le Président lui aurait à juste titre donné raison sur ce point, car Mark était tout simplement mieux qualifié que lui.

Le problème pouvant se résumer à un exercice de communication entre un satellite et un ordinateur, il eût été logique de s’en remettre à Hali Kasim. Malheureusement, celui-ci ne supportait pas les déplacements mouvementés – un tour dans un manège de fête foraine suffisait à le rendre malade –, et dans ces conditions, il lui aurait été impossible de mener son travail à bien.

Eric avait donc dû s’atteler à une tâche à laquelle fort peu de gens s’étaient attaqués avant lui. Il s’autoriserait un peu plus tard à jouir de l’excitation du vol, mais dans l’immédiat, il devait se concentrer sur les chiffres. Il avait parlé à Jannike Dahl de cette indispensable mission, non sans en embellir au passage les dangers, mais sans lui en révéler la raison. Mark piégé à bord du Golden Sky, il en avait profité pour pousser son avantage avec la jolie Norvégienne. Il en était arrivé au dixième point de son plan de séduction et en passe d’atteindre le onzième lorsqu’il avait tenté de lui prendre la main en lui expliquant pourquoi il allait devoir quitter l’Oregon. A l’infirmerie, juste avant son départ, elle avait penché la tête de côté et entrouvert les lèvres. Quelles conclusions en tirer ? Il regrettait de ne pas avoir posé la question au Dr Julia Huxley.

L’avion se balança sur deux roues avant que le pilote ne parvienne à redresser la gouverne et rétablir son assiette. Ils roulèrent longtemps – la piste s’étendait sur plus de cinq kilomètres – avant de s’arrêter enfin près d’un imposant hangar, à côté d’un autre jet de luxe, sans aucun signe distinctif. Le nom d’une compagnie depuis longtemps disparue s’affichait au-dessus de la porte du hangar. Les moteurs se turent, et le copilote émergea du cockpit.

— Désolé, monsieur Stone, avec cette tempête de sable, nous ne pouvons faire entrer l’appareil, mais ne vous inquiétez pas, la tempête se calmera d’ici ce soir.

Eric avait déjà consulté une dizaine de sites météo sur Internet, et il savait presque à la minute près quand le front de froid allait se dissiper. A minuit, c’est à peine s’il y aurait un souffle de vent.

Il referma son ordinateur et attrapa le vieux sac de marin dont il ne s’était jamais séparé depuis ses études à l’Académie navale d’Annapolis.

Le copilote ouvrit la porte et Eric descendit les marches en plissant les yeux pour se protéger du vent de sable qui fouettait le tarmac. Un homme se tenait près d’une petite ouverture pratiquée dans le grand portail du hangar et lui adressait des signes. Eric parcourut en courant les quinze mètres qui les séparaient et entra en courbant la tête. L’étranger referma aussitôt derrière lui. Un gros appareil était installé au milieu du hangar, recouvert de bâches de toile. Il était difficile d’en discerner les contours, mais la silhouette de l’engin n’évoquait rien de familier.

— Cette fichue poussière ne vaut rien aux avions, maugréa l’homme. Vous êtes sans doute Eric Stone. Je suis Jack Taggart.

— C’est un honneur de faire votre connaissance, mon colonel, dit Eric avec une certaine vénération dans la voix. J’ai lu des livres à votre sujet quand j’étais gosse.

Taggart était âgé d’une soixantaine d’années, avec un visage buriné et des yeux bleu clair. A sa façon rude, il ne manquait pas de charme, et évoquait le portrait d’un cow-boy idéalisé, avec sa mâchoire carrée et sa barbe de deux jours grisonnante. Il portait un pantalon de toile, une chemise et un blouson d’aviateur, en dépit de la chaleur. Sa poignée de main était puissante comme un étau, et sa casquette de base-ball arborait le logo d’une des premières missions des navettes spatiales américaines. Il en avait été le pilote à l’époque.

— Prêt pour le vol de votre vie ? demanda-t-il avec un fort accent texan tout en conduisant Eric vers un bureau aménagé dans un coin du hangar.

— Oui, monsieur, prêt, répondit Eric avec un sourire.

Deux hommes les attendaient dans le bureau. Eric reconnut immédiatement l’un d’eux à ses épaisses rouflaquettes. C’était le célèbre ingénieur aéronautique Rick Butterfield. Son compagnon était un homme de grande taille, à l’allure patricienne, le crâne surmonté d’une tignasse blanche. Il portait un costume trois pièces d’homme d’affaires, et une chaîne portant l’insigne « Phi Beta Kappa 1 » barrait sa poitrine. Il paraissait avoir largement dépassé les soixante-dix ans.

— Monsieur Stone, dit-il en tendant la main, j’ai rarement le plaisir de rencontrer des membres de l’équipe de Juan.

— Vous êtes Langston Overholt ? demanda Eric d’un ton à la fois respectueux et admiratif.

— C’est exact, mon garçon, c’est exact. Même si vous ne m’avez jamais rencontré, et ne me rencontrerez jamais... Je me fais bien comprendre ?

Eric hocha la tête.

— Je n’aurais d’ailleurs pas dû venir. Il s’agit d’un accord privé entre la Corporation et l’entreprise de monsieur Butterfield, après tout.

— Accord auquel je n’aurais pas souscrit si vous ne m’aviez pas menacé de torpiller mes demandes de certification auprès de l’Administration Fédérale de l’Aviation et de la NASA, répliqua Butterfield d’une voix haut perchée.

Overholt se tourna vers lui.

— Mon cher Rick, ce n’était pas une menace. Je voulais seulement vous rappeler que votre avion n’a pas encore été certifié apte au vol, et qu’un mot de ma part peut avoir un certain poids.

— J’espère que vous ne me faites pas marcher...

— Le fait que j’aie réussi à vous procurer une certification provisoire devrait suffire à vous convaincre.

Butterfield conserva une expression maussade, mais sembla cependant s’apaiser.

— A quelle heure devrons-nous agir ? demanda-t-il à Eric.

— J’ai calculé que pour procéder à une interception, je dois être en position à exactement huit heures quatorze et trente-six secondes six dixièmes demain matin.

— Il m’est impossible de vous garantir un horaire aussi précis. Il nous faudra une heure ne serait-ce que pour atteindre l’altitude voulue, et six minutes de plus pour la combustion.

— A une minute près, cela ne devrait pas poser de problème, le rassura Eric. Monsieur Butterfield, je tiens à ce que vous compreniez la gravité de la situation. Des millions de vies, au sens le plus littéral du terme, dépendent de nous. Je me rends compte que je parle comme dans un mauvais roman d’espionnage, mais c’est la vérité. Si nous échouons, cela représentera une immense somme de souffrances pour le monde entier.

Il ouvrit son ordinateur portable pour montrer à l’ingénieur aéronautique, sans commentaires, certaines des images prises à bord du Golden Dawn, qui valaient mieux que mille discours.

— Parmi les gens qui ont été tués, certains étaient eux-mêmes responsables de l’élaboration du virus. Les responsables de cette tuerie ont assassiné des membres de leur propre organisation afin de les réduire au silence, commenta-t-il lorsque l’ingénieur eut pris connaissance des terribles images.

Butterfield leva la tête de l’écran. Sous son teint hâlé de paysan, il était blême.

— Comptez sur moi, mon garçon. A cent pour cent.

— Merci.

— Vous avez déjà subi une accélération de plusieurs G ? lui demanda Taggart.

— Lorsque j’étais dans la Navy, j’ai été catapulté d’un porte-avions. L’accélération devait être de 3 G, ou trois et demi.

— Vous vomissez facilement ?

— Non, et c’est pour cela que je suis ici, et non l’un de mes collègues. Je suis membre de l’Association des Amis des Montagnes Russes, et j’y passe le plus clair de mon temps quand je suis en vacances. Je n’ai pas été malade une seule fois.

— Cela me convient. Rick ?

— Je ne vais pas m’amuser à vous demander un certificat d’assurance ou une décharge de responsabilité civile. Si vous êtes sûr de votre état de santé, je suis sûr de mon coucou.

— La compagnie pour laquelle je travaille nous fait régulièrement passer des tests d’aptitude. A part le port des lunettes, rien à signaler.

— Très bien. Nous aurons pas mal de préparatifs à faire d’ici demain matin. Mes gars devraient arriver dans une vingtaine de minutes. Il faut que je vous pèse, vous et votre matos, que je fasse des calculs de poids et d’équilibrage, et puis vous resterez à bord de votre jet jusqu’à l’heure du vol. Vos pilotes peuvent coucher à l’hôtel en ville. Un de mes gars les conduira.

— C’est parfait en ce qui me concerne. Ah, à propos, monsieur Butterfield, j’aurais une faveur à vous demander.

— Je vous écoute.

— J’aimerais beaucoup voir l’avion.

Butterfield hocha la tête et sortit du bureau d’un pas nonchalant, suivi d’Eric, de Taggart et d’Overholt. Une télécommande se balançait au bout d’un cordon près de l’appareil masqué par les bâches. Butterfield appuya sur un bouton, et un treuil souleva la toile.

Peint en blanc brillant avec de petites étoiles bleues, le prototype, baptisé le Kanga, ne ressemblait à rien de connu. Il avait des ailes en mouette inversée, comme le vénérable Corsair de la Seconde Guerre mondiale, mais elles commençaient haut sur le fuselage avant de redescendre vers le sol, et la cellule reposait sur un train d’atterrissage de grandes dimensions. L’avion possédait deux réacteurs placés au-dessus du cockpit équipé d’un seul siège, et deux longerons sous les ailes qui allaient en s’effilant vers le double empennage de queue en delta.

Mais ce fut surtout l’engin niché sous le Kanga qui retint l’attention d’Eric. Le Roo était un planeur propulsé par fusée, avec une aile plate unique qui pouvait s’articuler vers le haut pour assurer la force de traînée lorsque l’appareil avait épuisé ses réserves de carburant. Capable de vitesses supérieures à trois mille deux cents kilomètres à l’heure, le Roo était un avion spatial suborbital et, s’il n’était pas le premier à avoir été construit grâce à des fonds privés, il détenait déjà le record d’altitude, à presque cent vingt kilomètres au-dessus de la Terre.

Le Roo était emmené jusqu’à onze kilomètres d’altitude par le Kanga, et les deux engins se séparaient ; la propulsion par fusée permettait alors au Roo de s’élancer à travers le ciel, en une trajectoire balistique parabolique, jusqu’à une centaine de kilomètres de hauteur, après quoi il redescendait en planant jusqu’à sa base pour se ravitailler en carburant.

L’intention de Butterfield et de ses investisseurs était d’offrir à des clients assoiffés d’aventure un vol suborbital afin qu’ils puissent éprouver, tout au bord des frontières de l’espace, le sentiment de liberté que procure l’apesanteur. Eric Stone s’apprêtait à jouer le rôle de premier passager payant, même s’il n’était pas à la recherche de sensations fortes. Son but était de planifier le vol de telle sorte qu’à son apogée, il se trouve à portée de l’antenne endommagée de la plate-forme d’armement russe. Grâce aux codes soutirés à Kerikov, Eric repositionnerait le satellite pour qu’il puisse lancer l’un de ses projectiles sur l’île d’Eos. L’énergie cinétique du bâton de tungstène de huit cents kilos, quel que soit le point d’impact sur l’île, suffirait à anéantir l’émetteur ELF.

— Il est affreux, n’est-ce pas ? demanda Butterfield avec fierté, tout en caressant amoureusement le fuselage en matériaux composites.

— Je me demande quelles sensations on peut éprouver en vol ? demanda Eric.

— Je n’en ai pas la moindre idée, dit Butterfield en se tapotant la poitrine. J’ai le palpitant fragile.

— Fiston, ce truc va vous faire passer le goût des montagnes russes. Avec ça, on passe au niveau supérieur, je vous le garantis, intervint Taggart, qui était le pilote d’essai.

Overholt toussa pour s’éclaircir la voix.

— Messieurs, je préfère m’effacer avant l’arrivée des hommes de monsieur Butterfield, aussi vais-je prendre congé. Monsieur Stone, puis-je vous demander de me reconduire jusqu’à mon avion ?

— Bien sûr, monsieur.

Eric dut faire des efforts pour ne pas se laisser distancer par le vieil homme.

— La prochaine fois que vous verrez le président de la Corporation, pouvez-vous lui dire que j’ai eu l’occasion de discuter avec nos amis de la National Security Agency ? Eux aussi ont détecté les transmissions ELF, celle de votre monsieur Hanley, je crois, et une autre, un peu plus tôt. Le seul fait que quelqu’un ait pu financer la construction d’un tel émetteur a suscité un certain émoi, comme vous l’imaginez certainement. Surtout si l’on prend en compte les conclusions, pour la plupart non corroborées, que vous et vos collègues en avez tirées. Je sais que vous n’avez pas à vous conformer aux règles du ministère de la Justice, mais certaines procédures légales doivent être respectées si nous voulons poursuivre Thom Severance et son mouvement.

« J’ai contribué à huiler les rouages pour rendre possible votre petite aventure de demain, vous voyez donc bien que je prends cette menace au sérieux. Mais vous devez comprendre que si nous devons présenter les Responsivistes à la face du monde comme ce qu’ils sont, c’est-à-dire des assassins de la pire espèce, il nous faut des faits, et non des comptes rendus ou interprétations de deuxième ou de troisième main. Vous me saisissez bien ?

— Bien entendu, monsieur Overholt. Mais vous comprenez, j’en suis sûr, que si nous n’agissions pas comme nous le faisons actuellement, des millions de gens seront exposés au virus avant que vous n’ayez trouvé les preuves suffisantes pour engager des poursuites.

Eric ne se serait jamais cru capable de s’adresser avec une telle franchise à un vétéran de la CIA.

— Je commence à comprendre pourquoi Juan vous a engagé, répondit Overholt avec un sourire en coin. Du courage et de l’intelligence. Dites à Juan que nous ne restons pas les mains dans les poches ; nous agissons pour contribuer à neutraliser Severance une fois son émetteur détruit. J’ignore toujours qui a eu la folle idée d’utiliser cette relique de la guerre froide que les Russes ont abandonnée dans l’espace comme si c’était une poubelle...

— C’est moi, répondit Eric. Je voulais au départ vous demander de nous procurer une arme nucléaire, mais je savais que Juan Cabrillo y mettrait son veto.

Overholt ne put s’empêcher de blêmir.

— A juste titre.

— Il me fallait une solution alternative, et lorsque Ivan Kerikov a mentionné le Poing de Staline, j’ai procédé à des recherches, dont les résultats m’ont paru satisfaisants.

— Vous saviez que c’était Juan qui avait saboté le satellite ?

— Il l’a brièvement mentionné, en effet.

— Je connais bien Juan ; il ne vous a pas raconté toute l’histoire. Il a passé plusieurs mois derrière le rideau de fer, sous l’identité d’un certain Yuri Markov, technicien à Baïkonour. Avec la pression que suppose une opération sous couverture d’une telle durée, et compte tenu des conditions de sécurité imposées par les Russes dans la base, il a dû vivre l’enfer.

« Lorsqu’il en est sorti, il était déjà courant pour les agents de retour de mission de consulter un psy de l’agence. Avec Juan, cela n’a pas duré longtemps. J’ai pu lire les notes du thérapeute. La conclusion tenait en une ligne : “Le patient le plus calme qui soit jamais venu me consulter.” Une indéniable vérité, si vous voulez mon avis.

— Juste une question, par pure curiosité. Qu’est-il arrivé au vrai Markov ? Juan a-t-il dû...

— Le tuer ? Grands dieux, non ! Il nous avait informés du projet de projectile balistique orbital, et nous l’avons exfiltré. Aux dernières nouvelles, il travaille chez Boeing pour le service spatial. Mais je suis sûr d’une chose : si on lui avait ordonné de sanctionner Markov, Juan aurait obéi. De tous ceux que je connais, c’est celui dont le code moral est le plus rigoureux.

« Pour des gens comme Juan Cabrillo, la fin justifie les moyens. Je sais que cela peut choquer, dans notre monde du politiquement correct, mais si les gens vivent libres, ils le doivent à des hommes comme lui. Ce n’est pas leur conscience qui porte ce poids. C’est Juan. Eux éprouvent simplement un faux sentiment de supériorité morale, sans comprendre les enjeux ni les sacrifices nécessaires.

« Enfermez un homme qui aime les bêtes avec un animal familier atteint de la rage, et il le tuera. Il aura de la peine, et en éprouvera même du remords, mais croyez-vous qu’il songera à la réprobation de ses semblables pour avoir commis un tel acte ? Non, bien sûr, pas une seconde, car la seule question, c’est tuer ou être tué. Notre monde en est là, je le crains, mais les gens sont trop horrifiés par un tel concept pour pouvoir l’accepter.

— Ça n’a pas la moindre importance pour les forces liguées contre nous, fit remarquer Eric.

— C’est ce qui rend notre mission encore plus difficile, acquiesça Overholt. J’ai mené la plus grande partie de mon combat à une époque où l’on savait ce que noir et blanc voulaient dire. Depuis, on a cherché à nous convaincre qu’il y avait aussi le gris. Je vais vous dire une bonne chose, mon garçon : quoi que l’on vous dise, le gris n’existe pas. C’est un plaisir de vous connaître, monsieur Stone. Bonne chance pour demain.

*

Comme une lame de couteau sur une soie bleue, l’Oregon s’élançait à vive allure sur les eaux de la Méditerranée. Le navire évitait autant que possible les voies de navigation trop fréquentées afin de pouvoir utiliser à plein la puissance de ses moteurs magnétohydrodynamiques, sans attirer l’attention par sa vitesse prodigieuse. Il ne ralentit qu’une seule fois, pour franchir le détroit de Messine qui sépare la pointe de la botte italienne de la Sicile. Par bonheur, la nature était d’humeur coopérative. La mer était calme, et il n’y avait pas un souffle de vent au moment où l’Oregon quitta la mer Ionienne pour s’enfoncer dans la mer Egée.

Juan passait toutes ses heures de veille au centre opérationnel, enfoncé dans son fauteuil avec à la main une tasse de café remplie à intervalles réguliers. Sur un coin de l’écran principal, une horloge numérique égrenait un compte à rebours inexorable. Dans un peu plus de dix-huit heures, l’île d’Eos disparaîtrait de la surface du globe.

Et il en serait de même pour Max Hanley si Juan ne trouvait pas une solution.

Il se sentait mal à l’aise à bord. Eric et Mark auraient dû être là, installés devant leurs consoles pour calculer les données de navigation et préparer les systèmes d’armement du navire, et Max à son poste à l’arrière de la salle, en train de surveiller de façon presque maternelle le bon fonctionnement des moteurs. Linda aurait dû être présente elle aussi, prête à intervenir à la moindre sollicitation. Eddie et Linc éprouvaient sans doute la même sensation. En temps normal, ils ne passaient guère de temps dans le centre opérationnel, mais avec tant d’amis et collègues en danger, c’était là qu’ils se retrouvaient d’instinct.

— Rien, Président, lança Kasim depuis son poste sur le côté tribord de la pièce.

C’était la troisième fois que Linda et Mark manquaient le rendez-vous fixé pour le rapport. Kasim avait contacté la compagnie maritime, et on l’avait assuré qu’il n’y avait aucun problème de communication avec le Golden Sky. Il avait même téléphoné au centre de communication du bord, prétendant être le frère d’un passager, porteur d’une mauvaise nouvelle, le décès d’un parent malade. Une secrétaire fort serviable avait promis de transmettre le message à la chambre B123, numéro choisi au hasard par Kasim. Le passager n’avait pas rappelé, mais cela ne prouvait rien, car il avait peut-être pris le message pour un canular de mauvais goût. Juan s’était opposé à d’autres tentatives du même genre, afin de ne pas susciter la méfiance de la secrétaire.

En dépit de l’imposant arsenal de l’Oregon et de son système de communication sans égal, il ne restait plus qu’à attendre que le navire se trouve enfin à portée de l’île d’Eos et qu’une opportunité se présente d’elle-même. Max était parvenu à échapper à la vigilance de ses ravisseurs assez longtemps pour pouvoir envoyer un message, et Juan savait que le vieux renard avait encore plus d’un tour dans son sac. L’important était de se trouver en position au bon moment pour pouvoir lui prêter main-forte.

Quant à Mark et Linda, c’était une autre affaire. Juan n’avait pas la moindre idée de ce qui se passait à bord du Golden Sky. Avaient-ils été démasqués comme passagers clandestins ? Etaient-ils enfermés quelque part sur ce navire qui risquait d’être contaminé à tout moment par les complices de Severance ? Juan ignorait toujours ce que Max voulait dire en évoquant quelque chose de pire que la mort, mais peu importait dans l’immédiat. S’il ne parvenait pas à détruire l’émetteur, deux de ses proches collaborateurs seraient parmi les premiers exposés au virus.

Juan appuya sur une touche du clavier et l’horloge numérique disparut. Les secondes s’enfuyaient trop vite, et Juan ne supportait plus de voir le temps filer à une telle allure. L’affichage des minutes suffisait à lui rappeler que le temps était désormais plus que compté.

1- Le Phi Beta Kappa (OAE) est un club estudiantin des Etats-Unis regroupant les élèves les plus brillants élus au cours de leur troisième ou quatrième année d’études universitaires ; un membre du club est un Phi Beta Kappa. Fondé le 5 décembre 1776 au College of William and Mary, il s’agit aujourd’hui du plus ancien et prestigieux club d’étudiants des USA (NdT.)