Chapitre 7

Sous la clarté des étoiles qui saupoudraient le ciel nocturne, le navire évoquait une pièce montée, avec ses multiples étages qui semblaient s’élever à l’infini ; l’ensemble révélait un équilibre subtil entre esthétique et fonctionnalité. Pourtant, aux yeux des hommes et des femmes réunis dans le centre opérationnel pour étudier les données transmises par le drone, il avait tout d’un vaisseau fantôme.

Aucune lumière n’apparaissait par les hublots, aucun mouvement n’était visible sur le pont, et l’aileron du module radar demeurait immobile.

La crête des vagues venait battre la longue coque blanche, aussi immuable qu’un iceberg. Les images thermiques relayées par la caméra infrarouge du drone montraient que les moteurs et la cheminée étaient froids. Malgré la température ambiante qui dépassait largement les trente degrés la nuit dans cette partie de l’océan Indien, le matériel de détection restait sensible à la chaleur corporelle, mais aucune présence humaine ne fut décelée.

— Qu’a-t-il bien pu se passer ici ? s’interrogea Linda.

— Gomez, envoyez le drone examiner le pont, ordonna Juan.

George « Gomez » Adams était assis à un poste de travail situé à l’arrière du centre opérationnel ; ses cheveux noirs coiffés en arrière et brillantinés scintillaient dans la faible lueur de son écran d’ordinateur. Il passa un doigt sur sa moustache en trait de crayon et poussa le joystick en avant. Le drone, un simple avion radiocommandé du commerce équipé de puissantes caméras et d’un émetteur-récepteur amélioré, obéit aussitôt et plongea vers le navire de croisière immobilisé dans l’océan à trente miles de l’Oregon, qui faisait route vers lui, les moteurs poussés à pleine puissance.

Les regards de l’équipage étaient rivés sur les écrans lorsque le minuscule appareil jaillit du ciel et amorça un virage avant de parcourir toute la longueur du bastingage tribord. Ses caméras fouillèrent toute la surface du pont. Pendant plusieurs longues secondes, chacun se tut, concentré sur ce qu’il voyait. Ce fut Juan qui rompit le premier le silence, après avoir pianoté sur sa console de communication.

— Centre opérationnel à unité médicale. Julia, nous avons besoin de vous. Maintenant !

— Est-ce que c’est bien ce que je pense ? murmura Eric Stone d’une voix étouffée.

— Oui, mon garçon, répondit Juan, lui aussi sous le choc. Le pont est jonché de corps.

Une centaine de cadavres étaient étendus sur le pont, dans des postures qui répondaient aux tortures endurées. Leurs vêtements flottaient sous la brise. Adams zooma sur la partie la plus exposée du pont, autour de la piscine. Tous les invités d’une fête semblaient s’être effondrés là, sur place, des assiettes et des verres étaient disséminés sur le sol. Adams ralentit le drone et concentra l’objectif des caméras sur l’un des passagers, une jeune femme. Elle était étendue dans une mare de son propre sang. Comme tous les autres.

— Quelqu’un a vu le nom du navire ? demanda Mark Murphy.

— Le Golden Dawn, répondit Juan, toute idée de prime de sauvetage désormais bannie de son esprit.

Mark se concentra sur son ordinateur pour recueillir le maximum de renseignements sur le navire, tandis que les autres, tétanisés, contemplaient sur l’écran principal le sinistre tableau.

Julia Huxley accourut au centre opérationnel, vêtue d’un pantalon de pyjama et d’un large T-shirt, pieds nus et les cheveux emmêlés. Elle portait à la main la valise de matériel médical d’urgence qu’elle conservait toujours dans sa cabine.

— Quelle est l’urgence ? demanda-t-elle, hors d’haleine.

N’obtenant aucune réponse, Julia leva les yeux vers l’écran, centre de l’attention générale. Même pour une professionnelle confirmée, la vision du carnage sur le pont du navire était insoutenable. Elle blêmit avant de reprendre ses esprits. Elle s’approcha de l’écran et posa un regard critique sur la scène. La faible luminosité et l’instabilité du drone rendaient difficile la perception de certains détails.

— Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un cas de trauma, dit-elle. Je dirais plutôt qu’ils semblent avoir été victimes d’un virus hémorragique à action rapide.

— Naturel ? demanda Max.

— Rien dans la nature ne peut expliquer une attaque aussi rapide.

— Ils n’ont même pas eu le temps d’envoyer un signal de détresse, fit remarquer Juan.

— Il faut que j’y aille, dit Julia. Je dois prélever des échantillons. Il y a du matériel anticontamination biologique dans l’entrepôt médical du bord, et nous pouvons installer une station de décontamination sur le pont.

— Oubliez ça, coupa Juan. Il est hors de question que je vous laisse ramener un virus sur ce navire. Nous procéderons à la décontamination sur un Zodiac gonflable relié à une amarre, et nous le coulerons ensuite. Eric, remplacez Gomez aux commandes du drone. Gomez, filez au hangar et finissez de préparer l’hélico. Mark, allez chercher Eddie. Prenez quelques armes de poing dans l’armurerie et retrouvez-nous au hangar. Julia, vous avez besoin d’un coup de main ?

— Un auxiliaire médical m’aidera.

— Parfait. Prenez quelques combinaisons anticontamination biologique en plus, pour le cas où il y aurait des survivants, conclut Juan qui s’était déjà levé, prêt à quitter la pièce. Je veux que nous soyons partis dans vingt minutes.

L’Oregon arriva près du Golden Dawn une minute avant le délai fixé par Cabrillo. En raison des limites de charge de l’hélicoptère Robinson, deux voyages seraient nécessaires pour transporter hommes et équipements jusqu’au navire de croisière. Eric s’était chargé d’explorer l’extérieur du Golden Dawn grâce aux caméras du drone, et avait décidé que le meilleur lieu d’atterrissage était le sommet de la passerelle, un endroit assez vaste et où ne se trouvait aucun corps. L’hélico n’allait d’ailleurs pas se poser directement sur le navire, mais Gomez dut toutefois s’équiper d’une combinaison orange à respiration en circuit fermé, comme tous les autres participants à la mission. Deux auxiliaires de l’équipe de Julia installèrent sur le pont une lance, alimentée par un réservoir rempli d’un puissant désinfectant, afin de traiter l’hélicoptère à son retour sur l’Oregon.

Juan ne voulait prendre aucun risque inutile. Les hommes d’équipage qui prendraient le Zodiac en remorque avec le bateau d’assaut des Seals seraient soumis aux mêmes procédures. Quel que soit l’agent responsable de la mort des passagers et de l’équipage du Golden Dawn, il n’était pas d’origine naturelle. Juan savait qu’il était confronté à un cas de terrorisme et de meurtre de masse délibéré. Il s’inquiétait bien sûr du virus lui-même, mais s’interrogeait déjà sur l’identité du responsable – ou des responsables – de sa propagation.

Il étendit les mains pour que Julia puisse appliquer des bandes de ruban adhésif d’étanchéité à l’endroit où les vastes gants de la combinaison rentraient dans les manches. Elle compléta le dispositif en appliquant d’autres bandes de ruban argenté sur la fermeture Eclair dorsale. La circulation d’air était régulière et les épurateurs au carbone étaient activés. Juan disposait de trois heures avant de devoir quitter la combinaison.

— Ne faites pas de gestes brusques, leur expliqua Julia grâce au système de communication intégré. Prévoyez chaque mouvement à l’avance. Evitez de courir. Ces combinaisons sont votre vie. Si la substance pathogène est volatile, une simple déchirure peut vous exposer à la contamination.

— Que dois-je faire si ma combinaison se déchire ? demanda Mark Murphy d’une voix peu assurée.

Mark avait déjà participé à plusieurs opérations spéciales, mais cette mission sur le Golden Dawn le mettait visiblement mal à l’aise. Juan tenait à ce qu’il vérifie les ordinateurs du bord pour savoir ce qui s’était passé au cours des dernières semaines.

— Je vais laisser d’autres bandes d’adhésif collées sur vos combinaisons. En cas de déchirure, appliquez-les aussitôt et appelez-moi. Les combinaisons ont une pression d’air positive, alors si vous faites vite, tout ira bien. Et ne bougez pas, car j’aurai besoin d’examiner ce qui a provoqué la déchirure.

Julia s’occupa ensuite d’Eddie et vérifia chaque centimètre carré du tissu caoutchouté avant de presser l’adhésif sur les coutures. Eddie, Mark et Juan portaient chacun une ceinture avec une arme. Avec les gants protecteurs, il serait difficile d’appuyer sur la gâchette, mais Juan n’envisageait pas une seconde qu’ils puissent se rendre désarmés à bord du Golden Dawn.

— Quand vous voulez, Président, lança Gomez depuis la porte ouverte du cockpit de l’hélicoptère. Un amoncellement de matériel était posé sur l’un des sièges arrière de l’agile petit appareil.

Juan tenta de crier en direction d’un technicien, mais ne put se faire entendre à travers sa combinaison de protection. Il fit quelques pas et appuya sur le bouton qui commandait l’élévateur du hangar. Les deux parties de l’écoutille du pont arrière s’ouvrirent tandis que l’ascenseur s’élevait sur ses quatre leviers hydrauliques. Une fois Julia à bord, il ferma la porte arrière de l’hélico et s’installa sur le siège du copilote.

Eddie et Mark s’écartèrent afin de laisser à Gomez assez d’espace pour lancer le moteur. Après avoir fait chauffer celui-ci deux ou trois minutes, Gomez engagea la transmission pour enclencher le rotor principal. L’hélico rua et trembla, tandis que les pales prenaient de la vitesse, jusqu’à ce qu’il ait généré assez de puissance pour décoller.

Son vol se stabilisa lorsque George le fit grimper à la verticale avant de l’éloigner de l’Oregon. Un demi-mile d’océan séparait les deux navires. Sous le Robinson, Juan aperçut le sillage du bateau d’assaut et du petit Zodiac qu’il traînait en remorque. Une vaste porte, prévue pour l’approvisionnement du navire, était installée juste au-dessus de la ligne de flottaison du Golden Dawn. C’est là que les hommes du bateau d’assaut amarreraient le Zodiac avant de revenir vers l’Oregon pour une douche de désinfectant.

Les lignes du Golden Dawn étaient superbes, songea Juan Cabrillo à mesure qu’ils approchaient. Il était un peu moins long que l’Oregon, mais beaucoup plus haut, avec ses sept ponts de cabines et de suites. La courbe de la proue était racée, et sa plage arrière avait un arrondi classique en forme de coupe. Son unique cheminée, juste derrière la piscine, était inclinée vers l’arrière pour donner une impression de vitesse, et au dos se dessinait le logo de la Golden Cruise Lines, une cascade de pièces d’or, que Juan eut juste le temps d’apercevoir lorsque le Robinson passa au-dessus de la poupe.

Adams garda l’hélico en vol stationnaire au-dessus de la timonerie. Il se sentait mal à l’aise dans sa combinaison, mais cela n’affectait en rien ses talents de pilote. Il fit descendre l’hélico jusqu’à cinquante centimètres du pont et le maintint dans une position aussi stable que s’il était arrimé au navire.

— Bonne chance, lança-t-il lorsque Juan ouvrit la porte et sauta sur le pont.

Julia ouvrit l’autre porte et lui tendit les caisses de matériel médical. Le remous des pales formait des ondulations sur sa combinaison. Juan posa les caisses sur le pont et rattrapa Julia lorsqu’elle sauta de l’hélicoptère. Il ferma la porte et donna une tape sur le flanc de l’appareil. Adams s’envola aussitôt pour aller chercher Murph et Eddie.

— Je vais tout de suite descendre à l’infirmerie, annonça Julia.

— Non. Nous attendrons ici le retour de George. Je tiens à ce qu’Eddie ne vous lâche pas d’une semelle pendant que vous visiterez le navire.

Juan avait raison, Julia ne pouvait le nier. Il ne se montrait pas protecteur par machisme, mais parce qu’elle était le seul médecin dans un rayon d’un millier de miles. Si quelque chose leur arrivait tant qu’ils étaient dans les parages, ce serait à elle de trouver le remède.

L’hélicoptère revint moins d’une minute plus tard, le dessous de sa carlingue encore trempé après avoir été arrosé de désinfectant. Pour laisser assez de champ à George, Julia et Juan se placèrent sur l’escalier qui descendait jusqu’à la passerelle découverte. Eddie et Mark sautèrent ensemble du Robinson, et George repartit aussitôt. Cette fois-ci, l’hélico allait subir un traitement désinfectant complet et resterait sur le pont, prêt à décoller si l’équipe embarquée à bord du Golden Dawn se trouvait en danger.

— Comment ça va, Mark ? demanda Juan.

— J’ai un peu les jetons, je dois dire... Je commence à regretter d’avoir tant joué à ces jeux vidéo où des accidents de laboratoire créent une armée de zombies !

— Vous voulez que je reste quelques minutes avec vous ?

— Ça va aller.

A en juger par le ton de sa voix, Mark aurait volontiers accepté l’offre du Président, et seule sa fierté l’en empêchait. Eric Stone et le reste de l’équipe, au centre opérationnel, écoutaient la communication, et il était hors de question de montrer le moindre signe de faiblesse.

— Très bien. Rappelez-moi d’où vient le Dawn ?

— Des Philippines, répondit Murph. D’après la base de données des compagnies maritimes, il a été affrété par un groupe d’entraide quelconque pour une croisière entre Manille et Athènes.

— Vérifiez les journaux de bord et les mémoires informatiques. Regardez s’il y a eu des escales, et si oui, dans quels ports. Recherchez aussi la moindre trace d’un événement inhabituel depuis son appareillage. Tout devrait être consigné quelque part. Julia, vous savez déjà ce que vous cherchez, et où le trouver. Eddie, restez avec elle et aidez-la à prélever ses échantillons.

— Et vous, qu’allez-vous faire ? demanda Eddie Seng.

— Nous avons trois heures de respiration en circuit fermé. Je vais en profiter pour explorer au maximum le navire.

Il essaya l’une des lampes de poche dont ils s’étaient munis et s’assura que la pochette contenant des piles de rechange était bien accrochée au dos de sa combinaison.

Juan descendit les escaliers avec son équipe jusqu’à l’aileron de passerelle. Tout au bout de l’étroite plate-forme suspendue à vingt-cinq mètres au-dessus de l’océan était installé un poste de contrôle, destiné aux manœuvres des pilotes lors de l’entrée dans les ports. La porte qui donnait accès à la passerelle était fermée. Juan la tira vers lui et entra dans la pièce. Avec le système électrique éteint et les batteries de l’éclairage d’urgence vides, l’endroit était plongé dans l’obscurité. Seule la lumière des étoiles et de la lune entrait par les vitrages et baignait la passerelle d’une lueur glauque.

Juan balaya la pièce du faisceau de sa lampe. Il lui fallut moins de deux secondes pour apercevoir le premier corps. Le cadavre portait un uniforme d’officier, un pantalon blanc et une chemise blanche avec des épaulettes sombres. Son visage était invisible, mais même avec l’éclairage incertain d’une lampe de poche, on voyait que la peau de son cou était d’une blancheur blafarde. Julia s’agenouilla et retourna doucement le corps. Le visage était couvert de sang, et le torse en était inondé. Julia se livra à un examen rapide.

Pendant ce temps, Mark Murphy fouillait les lieux à la recherche d’un système électrique de secours. Un moment plus tard, plusieurs lumières s’allumèrent et quelques écrans d’ordinateur revinrent à la vie dans une lueur vacillante. Trois autres cadavres étaient étendus dans la pièce, deux hommes en tenue de travail et une femme vêtue d’une robe de soirée. Juan en conclut que l’officier avait dû l’inviter à visiter la passerelle ; c’est à ce moment-là que l’agent pathogène, quelle que soit sa nature, avait accompli son œuvre.

— Alors, Julia ? demanda Juan tandis que le médecin examinait encore le corps de l’officier.

— Il pourrait s’agir d’une attaque au gaz, mais compte tenu du nombre de victimes sur le pont, je pencherais plutôt pour une nouvelle forme de fièvre hémorragique, plus virulente que tout ce dont j’ai entendu parler jusqu’à présent.

— Un peu comme un super-virus Ebola ?

— Oui, plus rapide et plus mortel encore. Il semblerait que nous ayons un taux de mortalité de cent pour cent, contre quatre-vingt-dix pour cent pour l’Ebola-Zaïre, la plus virulente des trois souches. Le sang n’est pas noir, ce qui tendrait à prouver que le virus n’est pas passé par le système gastro-intestinal. Compte tenu de la manière dont le sang a été évacué par la bouche, je dirais que l’officier l’a presque entièrement expectoré. Idem pour cette femme. Mais il y a d’autres éléments en cause. Les os ont été décalcifiés au point qu’ils se sont presque dissous. Je pense que je pourrais enfoncer ce crâne avec un doigt.

— Bon, très bien, coupa Juan avant que Julia ne lui en fasse la démonstration. A quoi avons-nous affaire, vous avez une idée ?

Julia se releva et se servit d’une lingette désinfectante pour nettoyer ses gants.

— Dans tous les cas, il s’agit d’un virus créé par l’homme.

— Vous en êtes sûre ?

— Tout à fait certaine. Ce virus tue son hôte trop vite pour qu’il puisse s’agir d’un processus naturel. Comme tous les organismes vivants, les virus doivent se reproduire aussi souvent que possible. Ce virus provoque la mort en l’espace de quelques minutes, et il n’a donc que peu de temps pour se trouver un nouvel hôte. Dans le « monde réel », une épidémie de cette sorte disparaîtrait aussi vite qu’elle est apparue. Même Ebola a besoin de deux ou trois semaines pour tuer ses victimes, et c’est pour cela que les familles et les voisins peuvent être contaminés eux aussi. La sélection naturelle aurait éliminé ce virus depuis longtemps... Ce qui veut dire que quelqu’un l’a créé dans un labo et l’a répandu à bord de ce navire.

— Trouvez quelque chose qui nous aide à les coincer, Julia.

— Oui, Président.

Au ton de la voix de Juan, Julia s’était sentie obligée, comme par réflexe, de faire un salut militaire, fait hautement inhabituel parmi les membres de la Corporation.

Juan tourna les talons et franchit une porte qui menait vers l’intérieur du navire.

Le couloir était vide, Dieu merci, de même que les cabines qui le bordaient. A en juger par la robe que portait la jeune femme sur le pont et à la tenue des autres passagers observés par le drone et lors de leur approche en hélicoptère, une fête battait son plein lors du drame. Après avoir inspecté les quartiers des officiers, Juan ouvrit une autre porte qui conduisait vers ce que les compagnies maritimes appellent les « sections hôtelières ». Même s’il n’était pas aussi luxueux que certains paquebots modernes, le Golden Dawn était généreusement doté en cuivre poli et en tapis riches et épais aux teintes rose et bleu-vert. Lorsqu’il s’approcha d’un balcon qui donnait sur un atrium au sol de marbre, quatre ponts plus bas, il n’entendit aucun autre son que celui de sa propre respiration. Sans éclairage, l’immense hall évoquait une sombre caverne. Le faisceau de sa lampe illumina un instant les vitrines des boutiques, tout en bas, et Juan crut apercevoir un mouvement.

Il se sentait nerveux et prit une grande inspiration pour se calmer. Des corps étaient étendus sur toute la surface de l’atrium, tous figés dans des attitudes de souffrance extrême. Certains étaient couchés sur les marches d’escalier, comme s’ils s’étaient assis pour attendre l’étreinte de la mort, tandis que les autres se laissaient faucher sur place. En descendant le large escalier de l’atrium, Juan aperçut l’endroit où s’était tenu l’orchestre de vingt-six musiciens. Cinq d’entre eux, vêtus de smokings, s’étaient effondrés sur leur instrument, un seul avait tenté de fuir. Il n’avait pu parcourir que trois ou quatre mètres avant de succomber.

Chacun à sa manière, tous ces cadavres racontaient leur histoire : un homme et une femme enlacés dans la mort, une serveuse qui avait eu le temps de poser un plateau de boissons sur une petite table avant de tomber, un groupe de jeunes femmes encore assez proches les unes des autres pour que l’on puisse en déduire qu’elles se faisaient photographier au moment du drame. Aucune trace du photographe, en revanche, si ce n’était le coûteux appareil dont les débris jonchaient le sol. Juan ne put distinguer l’intérieur de l’ascenseur vitré qui desservait les différents ponts, car le verre était couvert de sang.

Juan poursuivit son inspection, impuissant à lutter contre l’horreur. Jamais il n’avait été témoin d’un assassinat perpétré à pareille échelle.

— Comment ça se passe, vous autres ? lança-t-il à la radio.

— Eddie et moi sommes en route vers l’infirmerie du bord, répondit Julia dans le grésillement des interférences.

— Je m’apprête à entrer dans les locaux techniques. Si je ne vous donne pas de nouvelles d’ici trente minutes, qu’Eddie vienne me chercher.

— Compris.

— Murph ?

— Avec le système électrique de secours, l’ordinateur est plus lent que mon tout premier PC avec connexion par modem, répondit Mark. Il va me falloir un moment pour récupérer toutes les informations dont j’ai besoin.

— Continuez. Oregon, vous m’entendez ?

— Affirmatif.

Les parasites rendaient les communications difficiles, mais Juan devina que la voix qui lui répondait était celle de Max.

— Rien au radar ?

— Non. Nous sommes seuls, Juan.

— Si quelqu’un se montre, préviens-moi tout de suite.

— Compris.

Une plaque marquée « Personnel autorisé uniquement » était fixée à la porte, munie d’une serrure électronique, qui faisait face à Juan. La coupure du courant l’avait déverrouillée, et il la poussa pour s’engager dans une coursive. A l’inverse des parties du navire réservées aux passagers, décorées de panneaux de bois et équipées d’un éclairage sophistiqué, le passage était sobrement peint en blanc, avec des carreaux de vinyle sur le sol et des boîtiers électriques d’ampoules à incandescence au plafond. Des tuyaux colorés selon un code précis parcouraient toute la longueur des cloisons. Juan dépassa les petits bureaux réservés aux stewards et aux commissaires de bord, ainsi que le grand réfectoire de l’équipage. Il y découvrit encore une demi-douzaine de victimes, écroulées sur les tables ou gisant sur le sol. Juan constata que comme tous les autres, ils avaient expectoré une impressionnante quantité de sang. Leurs derniers instants avaient dû être une véritable torture.

Il passa ensuite devant l’une des étincelantes cuisines du bord, qui ressemblait maintenant à un abattoir, et une blanchisserie de dimensions industrielles équipée de vingt machines à laver aussi imposantes que des bétonneuses. Juan savait que certains groupes ethniques étaient particulièrement bien représentés dans les services des compagnies maritimes, aussi ne fut-il pas surpris de constater que la plupart des employés de la blanchisserie étaient chinois.

Juan poursuivit son exploration du bâtiment ; il finit par trouver ce qu’il cherchait, une lourde porte portant la mention : locaux techniques – entrée interdite à tout personnel non autorisé. Au-delà se trouvait un hall de modestes dimensions et une écoutille insonorisée, qu’il franchit pour descendre trois volées de marches jusqu’à une pièce jouxtant la salle des machines. Le rayon de sa lampe éclaira deux générateurs placés l’un à côté de l’autre et un tableau de contrôle informatique. Une massive porte à glissière donnait sur la salle des machines. Deux énormes moteurs, chacun de la taille d’un camion, dominaient l’espace sombre. Juan posa la main sur l’un des blocs-moteurs. Il était froid. Le Golden Dawn devait être arrêté depuis au moins douze heures. Au-dessus de sa tête, les conduits d’échappement se rejoignaient dans une sorte de conteneur, qui se terminait en entonnoir jusqu’à la cheminée, tout en haut du navire.

Juan avait eu l’occasion de voir des centaines de salles des machines, mais c’était la première fois qu’il ne ressentait pas cette impression tangible de puissance, d’énergie et d’endurance que dégageaient toujours les moteurs. Il se serait cru dans une crypte.

Par radio, il essaya de contacter Julia, puis Max, et enfin l’Oregon, mais le système de communication ne produisit que des parasites. Juan accéléra le pas et parcourut l’ensemble des équipements à la recherche du moindre signe d’activité suspecte. Il franchit une nouvelle écoutille étanche et se retrouva dans la salle de traitement des eaux usées. Plus loin, il découvrit d’autres générateurs, ainsi que le dispositif de dessalement d’eau de mer du Dawn. Basé sur la technique de l’osmose inverse, le système de traitement aspirait de l’eau de mer, dont il extrayait la quasi-totalité du sel pour la rendre potable. La machine que Juan avait sous les yeux fournissait de l’eau traitée aux cuisines, à la blanchisserie et à l’ensemble des salles de bains du bord. Selon lui, deux endroits se prêtaient à l’introduction d’un virus mortel, avec l’assurance de contaminer tous les passagers et l’équipage, et celui-ci venait en tête. Quant à l’autre, le système de conditionnement d’air, il s’en occuperait plus tard.

Juan passa une dizaine de minutes à examiner les installations de dessalement. Il ne vit rien, même à l’intérieur des machines, qui mette en évidence une quelconque manipulation, ou un travail de maintenance récent. Les boulons étaient grippés et la graisse avait une consistance graveleuse. Rien n’indiquait qu’un objet étranger, fiole ou ampoule de produit toxique, ait été introduit dans le système.

L’explosion survint tout à coup. Elle semblait provenir de quelque part derrière la salle des machines, et alors que son grondement s’apaisait, une seconde détonation fit soudain tanguer le navire. Juan se releva aussitôt ; il tentait de contacter son équipe par radio lorsque la troisième charge explosa.

Debout sur la machine de dessalement, il se retrouva en moins d’une seconde propulsé au milieu de la salle, le dos irradié de douleur. Il se plaqua au sol en entendant le grondement qui faisait frémir le Golden Dawn. L’explosion venait d’un endroit très en avant de la position qu’occupait Juan, mais il sentit le souffle dévaler comme un torrent le long de la salle des machines et presser son corps contre terre. Il se releva en titubant pour ramasser sa lampe, éjectée à plusieurs mètres de lui. Au moment où ses doigts se refermaient sur elle, un sixième sens l’avertit et il se retourna, sentant un mouvement derrière lui. Même sans électricité, les portes étanches, grâce à un système faisant appel à la force de gravité, fonctionnaient parfaitement. Les épaisses plaques métalliques commencèrent à descendre du plafond pour recouvrir les écoutilles ouvertes.

Un nouveau son alerta Juan, qui pivota juste à temps pour voir un mur d’eau blanche jaillir de sous le pont, par les grilles qui donnaient sur le fond de cale, sous la salle des machines.

Une quatrième explosion secoua le Golden Dawn et fit trembler sa coque.

Juan se précipita vers la porte dont l’ouverture se rétrécissait inexorablement. Ceux qui avaient empoisonné les passagers et l’équipage avaient disposé à bord des charges d’explosifs, pour saborder le navire et détruire les preuves de leur crime ; le fait était lourd de sens, mais Juan avait d’autres urgences en tête.

L’eau qui montait du fond de cale lui arrivait déjà aux chevilles lorsqu’il parvint, tant bien que mal, à passer sous la première porte. Gêné par sa combinaison, il traversa aussi vite que possible la salle suivante. Le niveau montait toujours. Son souffle, qui mettait à rude épreuve les filtres respiratoires de sa combinaison, lui parvenait aux oreilles dans un sifflement.

La porte suivante n’offrait plus qu’un espace d’une soixantaine de centimètres. Juan accéléra et plongea à plat ventre en glissant dans l’eau qui formait une mousse d’écume sur la visière de sa combinaison. Son casque heurta le bord inférieur de l’écoutille. Il passa sous la plaque de métal en s’aplatissant au maximum, et en se contorsionnant pour éviter toute déchirure de son vêtement protecteur. Le poids du métal se faisait de plus en plus lourd, et il se débattit de toutes ses forces pour faire passer son torse et ses cuisses. Il tenta une roulade pour s’écarter, mais la plaque métallique descendait toujours. Jouant le tout pour le tout, Juan lança sa jambe droite en avant et cala son pied entre le rebord de l’écoutille et le panneau de métal.

Celui-ci pesait au moins une tonne, et son pied artificiel ne put que ralentir d’une seconde la descente, mais cela suffit pour qu’il libère son autre jambe.

Le membre pulvérisé resta coincé sous la porte, laissant déferler un torrent d’eau dans la salle des machines. Quant à Juan, il lui était impossible de libérer sa prothèse de l’étau qui l’enserrait.

Il était désormais piégé dans la salle des machines d’un navire condamné. Et malgré tous ses efforts pour obtenir un contact radio, seuls des parasites lui répondirent.