16

 

Il y eut un coup léger à la porte.

Il pensa s’être assoupi. C’était un soir où la plupart des gens du Centre devaient être assis devant la télévision. Qui pouvait être le visiteur ? Il se frotta les yeux.

Il ouvrit la porte et vit Shanshan en chemisier blanc à manches courtes, jean et sandales, une sacoche vert clair à l’épaule.

Elle avait l’air aussi à l’aise que si elle revenait d’une longue promenade au bord du lac. Quelques cheveux accrochés à ses joues donnaient de la gaieté à son visage en dépit de très légers cernes sombres sous ses yeux.

« J’ai pris le raccourci que vous m’avez montré l’autre jour et je suis entrée par la porte dans la clôture. À l’intérieur, personne ne m’a arrêtée ni posé de question. »

Chen comprit que les agents de sécurité s’étaient certainement égarés devant le match de foot.

« Bienvenue, Shanshan. Mais vous m’avez pris par surprise. Excusez le désordre. Entrez.

— Je voulais moi aussi vous voir quand vous n’attendez personne. Nous sommes à égalité maintenant. » Elle entra et ajouta plus bas, toujours souriante : « Vous aviez parlé de la possibilité que le téléphone soit sur écoute. Alors j’ai pensé qu’il valait mieux que je vienne sans vous appeler.

— C’est vrai que nous ne saurions être trop prudents, mais...

— Qu’avez-vous fait ce soir ?

— Oh, rien de particulier, j’ai regardé la télévision. Mais il n’y a rien de bien.

— Quel merveilleux endroit, Chen, et rien que pour vous !

— Pas trop mal, disons. Je vous en prie, asseyez-vous.

— Un endroit pour cadre de haut rang, vraiment. » Elle s’approcha du fauteuil tournant devant le canapé mais ne s’assit pas immédiatement.

« Vous êtes sarcastique, Shanshan. Oui, c’est un traitement spécial, mais je vous l’ai dit plusieurs fois, il ne m’était pas destiné.

— Vous ne dormiez pas, au moins ?

— Non, je viens de prendre une douche. »

Elle jeta un coup d’œil tout autour de la pièce et s’attarda sur l’emballage plastique roulé en boule sur le bureau.

Elle le prit, le jeta dans la corbeille à papier sous le bureau, et sa main effleura le clavier par inadvertance. L’écran s’alluma et les lignes inachevées apparurent.

« Oh, vous écrivez de la poésie.

— Rien que des bribes. » Il ajouta sans réfléchir : « Mais c’est vous qui les avez inspirées.

— Arrêtez, dit-elle en se penchant vers l’écran. Je peux regarder ?

— Naturellement, mais le poème n’est pas achevé, il est encore à l’état brut. »

Elle s’installa pour lire et prit un crayon rouge comme si elle allait faire des commentaires. Il lui glissa un bloc-notes.

Elle n’écrivit rien. Absorbée par sa lecture, elle mordillait le crayon. Debout derrière elle, il sentait le parfum de ses cheveux.

Elle mit un certain temps à lire jusqu’à la fin. Puis elle leva la tête. « C’est très beau, Chen.

— Pas du tout, ce n’est qu’un début, un premier jet, désorganisé.

— Vous allez finir ce poème et le publier, dit-elle avec sérieux. La protection de l’environnement est une question encore très accessoire pour beaucoup de Chinois en ces temps matérialistes, trop technique pour certains et trop irréaliste pour les autres, mais ils liront votre poème et ils y réfléchiront.

— Je l’espère. Oh, j’ai laissé un message sur votre portable cet après-midi.

— Désolée, je ne l’ai écouté qu’il y a une heure environ. Quelle sale journée !

— Racontez-moi. » Il sortit une canette de Coca-Cola du réfrigérateur et la lui tendit.

« Quelle journée ! répéta-t-elle les yeux fixés sur la canette. Parfois on aimerait oublier tous ses soucis et faire ce qu’on n’a pas encore pu faire, pas vous ?

— Si, moi aussi, répondit-il en se demandant ce qu’elle voulait dire, de temps en temps. »

Elle lui raconta alors ce qui lui était arrivé depuis le matin.

Chen ne fut pas vraiment surpris d’apprendre la démarche de la Sécurité intérieure. Mais Shanshan n’était plus aussi vague sur ce qui s’était passé entre elle et Jiang. Il aurait dû le deviner depuis longtemps. On ne voit décidément que ce qu’on veut bien voir. Mais il était policier, il devait se montrer plus clairvoyant.

Se pouvait-il qu’elle soit venue ce soir dans l’intérêt de Jiang ? Chen se contrôla pour ne pas y penser.

Elle avait également expliqué qu’elle s’inquiétait pour lui, Chen, après avoir rapporté en détail ce que les hommes de la Sécurité intérieure avaient dit à propos de quelqu’un derrière elle. Il était donc possible aussi qu’elle soit venue pour son bien.

« Vous devez faire attention à vous, Chen, conclut-elle.

— Ne vous en faites pas pour moi. Je ne pense pas qu’ils puissent m’atteindre si facilement.

— Mais je me fais un sang d’encre. En venant ici, je me retournais tout le temps pour m’assurer que je n’étais pas suivie. » Elle poursuivit, manifestement secouée par l’entrevue avec la Sécurité intérieure. « Dans votre message, vous me demandiez de penser à ce qui était inhabituel à l’usine et j’y ai beaucoup réfléchi. Il y a une chose que je retourne dans ma tête, mais je ne sais pas quoi en penser.

— Dites-moi.

— Liu est mort. On ne doit pas dire du mal des morts.

— Je comprends, mais la vie d’un autre homme, peut-être un innocent, est en jeu.

— Et en tant que femme, je déteste dire du mal d’une autre femme dans son dos.

— De qui parlez-vous ?

— De Mi, la petite secrétaire. Tout le monde sait que Liu allait à son appartement-bureau pour coucher avec elle. Mais en tant que petite secrétaire, elle n’a jamais travaillé tard au bureau. J’ai vérifié auprès de ses collègues. Pourtant elle a dit que ce soir-là, précisément, elle était restée très tard.

— C’est une bonne remarque, Shanshan. Mais Mi a un alibi. Fu l’a vue travailler tard ce soir-là, en raison du projet d’introduction en Bourse. Ils étaient vraiment très occupés.

— C’est possible. Mais j’ai vérifié autre chose. Les gens du bureau travaillaient sur un plan de restructuration préalable à l’ouverture du capital. Je ne sais pas ce qu’il implique exactement. Certains devront peut-être partir...

— Ce pourrait être très important. Savez-vous quelque chose sur Mi en rapport avec l’introduction en Bourse ou le plan de restructuration ?

— Elle ne sera pas licenciée. Quelle que soit la restructuration, Mi restera et obtiendra ses actions en cas d’ouverture sur le marché boursier. C’est certain. Même moi, si je ne suis pas licenciée d’ici là, je récupérerai peut-être dans les deux cents actions, ce qui n’est rien, bien sûr. Pensez donc, deux ou trois cents actions pour un employé ordinaire contre deux ou trois millions pour Liu. Le nombre d’actions serait déterminé par le poste. Quant à Mi, ce que Liu aurait pu lui donner en privé, c’est une autre histoire... Mais revenons au soir en question. D’après ce que j’ai appris des collègues de Mi, elle n’a jamais été mêlée aux décisions stratégiques. Ce n’est qu’une petite secrétaire. Vous savez ce que cela signifie.

— Mais à présent qu’elle est à la tête du bureau, elle va peut-être prendre de nouvelles responsabilités.

— C’est vrai. L’ironie étant que Fu lui ait donné ce poste deux jours seulement après la mort de Liu.

— Fu a-t-il expliqué cette promotion ?

— Il a dit que Liu avait pris la décision depuis longtemps ; il n’a fait que l’appliquer. Il a probablement besoin de son aide. Certains dossiers de l’entreprise n’étaient sans doute connus que de Liu et de Mi.

— Oui, il a sûrement besoin d’elle. À propos, je viens d’apprendre que Fu a une petite amie à Shanghai.

— Comment avez-vous pu... » Au lieu d’achever sa phrase elle répondit : « Non, je ne pense pas. Il n’en a jamais parlé à personne. Pourquoi en ferait-il un secret à l’usine ? »

Était-ce une de ces « filles » que Fu avait ramassée devant un hôtel sordide ? Non, se dit Chen, cela ne cadrait pas avec la description de Yu.

« Comment pouvez-vous en être aussi sûre, Shanshan ?

— Fu m’a dit lui-même qu’il n’avait pas de petite amie, une façon de me faire des avances. Il n’y a pas très longtemps, avant que j’aie tous ces ennuis, naturellement.

— Je ne m’étonne pas qu’il vous ait fait des avances. Rien de surprenant. Comme dans Le Livre des poèmes, Un homme ne peut que courtiser une beauté.

— Ne dites pas cela Chen, pour être exacte il n’a pas trop insisté, dit-elle en fronçant légèrement les sourcils. Excusez-moi, je me suis écartée du sujet. Mais il y a quelque chose à propos de Mi dont je dois vous parler.

— C’est ma faute, Shanshan. S’il vous plaît, continuez.

— Admettons qu’elle ait travaillé tard ce soir-là, ce dont je doute, elle a menti à propos d’autre chose.

— De quoi ?

— Vous m’avez dit qu’elle avait vu Jiang et Liu se disputer dans le bureau le 7 mars, la veille de la journée de la Femme. C’est bien ce dont elle s’est souvenue ?

— Oui.

— Eh bien ce n’est pas vrai. J’ai vérifié l’agenda de l’entreprise, et aussi le site. Liu était à Nankin ce jour-là et il n’est revenu que tard le soir.

— C’est une information. Mais, un instant... je crois que Fu a confirmé la déclaration de Mi. » Il se leva pour prendre le dossier fourni par le sergent Huang et le consulta sur-le-champ. « Voyons. Là-dedans, Fu ne donne pas de date précise, il évoque seulement le début du mois de mars, mais il dit qu’il a vu Jiang dans le bureau sans savoir qui c’était et que Mi le lui a dit plus tard. »

Il s’aperçut qu’elle regardait avec beaucoup d’attention la mention « confidentiel » sur le dossier. Au lieu de s’asseoir, il resta debout le dossier dans les mains. La vue de celui-ci pouvait confirmer les soupçons de Shanshan sur son identité, mais ce n’était pas le moment de s’en inquiéter.

« J’ignore pourquoi Mi a fait cette déclaration défavorable à Jiang. Mais grâce à vos relations, vous pourriez peut-être le découvrir.

— Je ferai appel à la collaboration de l’officier Huang, dit-il. Nous revérifierons les déplacements de Liu le 7 mars. Si besoin est, je peux aussi téléphoner à la police de Nankin. Toutes les pierres seront retournées. »

Elle se leva à son tour, une expression grave sur son visage que découpait la lumière douce de la fenêtre.

« Je suis venue aussi vous demander une faveur, Chen.

— Tout ce que je peux faire pour vous, Shanshan.

— J’ai rassemblé des informations sur la pollution industrielle dans le secteur. » Elle sortit un gros dossier de sa sacoche. « Données authentiques. De première main. Introuvables même dans les “bulletins d’informations internes”.

— Oui ?

— La Sécurité intérieure peut fouiller ma chambre n’importe quand. Je veux que vous gardiez ce dossier pour moi. Si vous en avez la possibilité, publiez-le. Pas pour moi, mais pour tous ceux qui subissent ce fléau.

— Il ne vous arrivera rien, Shanshan.

— Ce n’est peut-être pas facile, même pour quelqu’un comme vous, je sais, mais je vous le demande quand même.

— Je ferai tout mon possible pour qu’il soit publié. Je vous en donne ma parole. »

Elle le regarda dans les yeux. « Vous êtes la seule personne en qui j’ai confiance.

— Je vous le promets », répéta-t-il, et il lui prit le dossier.

Puis la main.

Soudain, elle se pencha vers lui, la main dans la sienne, sa tête touchait son épaule. Il sentit son souffle tiède.

Ils étaient debout devant la fenêtre, l’un près de l’autre. Derrière elle, le lac était calme, magnifique au clair de lune. Dans le ciel d’un bleu profond les nuages de la nuit se dissolvaient.

Elle tourna son visage vers lui, ses yeux brillaient. Il serra plus fort sa main, douce, légèrement moite. Elle leva l’autre main et ses longs doigts effleurèrent son visage, aussi légèrement qu’une brise venue du lac.

Comme portés par l’eau, plusieurs vers d’un autre poète, dans un autre pays, lui revinrent. Viens à la fenêtre, l’air de la nuit est doux... Ah mon amour, soyons fidèles / L’un à l’autre...

Longtemps auparavant, très loin, le poète avait regardé la nuit à la fenêtre, en compagnie de quelqu’un de très proche, de très cher, en pensant à la raison pour laquelle ils devaient s’aimer : le monde, bien qu’il semble / s’étendre devant nous comme un pays de rêve / Aussi varié que beau et neuf, / est vraiment sans amour, sans joie et sans lumière, / Sans paix ni certitude, où la douleur est reine...

C’était un poème mélancolique qui présentait l’amour comme le seul moyen de fuir, momentanément, un monde sans foi, affligé par « la misère humaine » et « une éternelle note de désespérance. » Mais à cet instant, le monde de Shanshan et de Chen près du lac était encore pire, un monde totalement pollué. Aucune certitude, ni dans l’air, ni dans l’eau, ni dans la nourriture ; ils se tenaient sur une plaine / Que traversent les bruits confus de luttes et de débandades / D’armées aveugles qui se heurtent dans la nuit.

Ils pouvaient cependant être fidèles l’un à l’autre.

Depuis son arrivée, Chen attendait confusément ce moment. Mais ils avaient été absorbés par leur conversation sur le meurtre, la conspiration, la politique environnante. Soudain, dans le silence inopiné, ils prirent conscience de la portée de cette nuit.

Peu avant, elle avait paru préoccupée, mais elle était maintenant intensément présente. Le clair de lune semblait n’illuminer que son visage serein. Il posa le dossier sur le bord de la fenêtre, ses doigts touchèrent les lèvres de Shanshan, et elle murmura son nom contre sa main.

« N’avons-nous pas assez parlé des autres ? » Elle se retourna en le tirant par la main.

Il distingua à droite l’invitation de la porte ouverte de la chambre. La lumière miroitante se répandait telle une étendue d’eau.