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Il prit encore une fois la petite route pittoresque et tourna à droite au lieu d’entrer dans le parc.

La marche l’aidait parfois à réfléchir.

La route resta silencieuse cet après-midi-là mais elle lui fit voir quelque chose qu’il n’avait pas encore remarqué. Au croisement précédant la petite place, un panneau annonçait l’école du Parti de la province de Zhejiang. Bien qu’elle n’ait pas été construite dans le parc, celle-ci appartenait néanmoins au même secteur touristique. Une Mercedes noire fila dans cette direction en klaxonnant et en soulevant un nuage de poussière.

Plus loin, une flèche signalait un site intéressant : un pavillon en bambou qu’on apercevait dans les bois sur la colline. Chen avait dû le voir indiqué dans son plan, avec un nom poétique. Sauf que ce jour-là il n’était pas d’humeur à faire du tourisme.

Il arriva bientôt sur la petite place mais ne prit pas la direction de la gargote d’Oncle Wang. Il continua son chemin en pensant à l’enquête.

Le sergent Huang à lui seul ne pouvait pas beaucoup l’aider malgré tous les efforts qu’il avait déployés.

Or, Chen ne connaissait pratiquement personne d’autre à Wuxi, en dehors de Shanshan, à laquelle il n’était pas encore disposé à révéler sa véritable identité. Non pas qu’une révélation soudaine ait pu ébranler leur relation. Mais il était sûr qu’elle ne lui parlerait pas aussi librement en le sachant policier.

Il aperçut un petit bar au coin d’une rue étroite. Un endroit simple où on pouvait boire un verre ou deux et commander un plat bon marché ou pas de plat du tout, probablement comme dans la taverne à l’ancienne d’une histoire de Lu Xun. Des bancs et deux tables en bois grossier avaient été disposés à l’extérieur.

Deux hommes d’âge mûr étaient assis à l’une d’elles, résolument courbés sur une bouteille d’Erguotou.

Sans doute deux alcooliques déjà perdus dans leur monde au milieu de la journée, se dit Chen. Mais il ralentit le pas en les entendant se livrer à une sorte de jeu à boire, chacun répondant à l’autre dans une succession rapide de répliques.

 

« Dans un conte de fées raconté à nos enfants il y a très, très longtemps, le ciel était bleu...

— L’eau était claire...

— Le poisson et la crevette étaient mangeables...

— L’air était pur...

— Dans un conte de fées raconté à nos enfants il y a très, très longtemps... à présent je bois ! »

 

Cela ressemblait à ce jeu cher aux poètes classiques chinois où l’on devait enchaîner les vers. « Dans un conte de fées raconté à nos enfants il y a très, très longtemps » revenait comme une ritournelle. Le participant pouvait la répéter toutes les quatre ou cinq répliques, sans doute un moyen de gagner du temps. Celui qui ne réussissait pas à répondre par une phrase similaire dans le contenu ou la syntaxe perdait la manche et devait boire. L’inconvénient ici était que les deux buveurs voulaient boire et pouvaient perdre intentionnellement.

Chen ignorait depuis combien de temps durait la joute. A en juger d’après la bouteille à moitié vide, les deux hommes devaient être là depuis un bon moment. Ce n’était pas la forme de l’échange mais sa teneur qui l’attirait. Aussi absurdes qu’aient pu paraître ces phrases, elles constituaient une satire cinglante de la société. En effet, tant de choses qui paraissaient autrefois naturelles étaient devenues aujourd’hui aussi irréalistes et inaccessibles que dans un « conte de fées ».

Il s’assit à la table voisine en tapotant la surface tachée d’alcool comme s’il marquait le rythme des ripostes.

Il n’avait pas décidé de s’installer là rien que pour le jeu à boire. L’endroit n’était pas loin de l’usine de produits chimiques et l’alcool déliait parfois les langues. Dans une autre affaire qu’il avait résolue à Shanghai, il avait obtenu des informations capitales d’un ivrogne, un vieux voisin qu’il connaissait depuis des années. Ici, dans une autre ville, ayant affaire à deux inconnus, il doutait d’avoir autant de chance. Cela valait quand même la peine d’essayer.

Voyant l’intérêt de Chen, les deux hommes devinrent plus énergiques, plus exubérants et se donnèrent la réplique à un rythme plus rapide.

 

« Le tribunal défendait la justice...

— Le docteur aidait le patient...

— La médecine tuait les microbes...

— Dans un conte de fées raconté à nos enfants il y a très très longtemps... A présent je bois ! »

 

Un serveur infirme sortit de la cuisine en boitant et en s’essuyant les mains sur un tablier huileux qui ressemblait à une carte décolorée, un sourire sur son visage ridé tel un melon d’hiver fripé au soleil.

Chen commanda une bière, une tête de poisson fumée et une demi-portion de langue de porc à l’alcool de riz. Une impulsion lui fit commander aussi de la laitance blanche frite avec de l’œuf. C’était un des célèbres Trois Blancs de Wuxi, celui dont il ne s’était pas souvenu l’autre jour. D’après le tableau noir du menu accroché au mur décoloré, aucun des plats ne coûtait plus de dix yuans.

Les deux autres clients avaient observé toute la scène. Ils avaient même interrompu leur jeu pendant deux ou trois minutes. Dans cet endroit, Chen ne pouvait être qu’un Gros-Sous.

À l’instant où le serveur repartait avec la commande, les deux reprirent leur jeu, avec un enthousiasme accru.

 

« Une actrice n’avait pas besoin de coucher avec le metteur en scène pour avoir un rôle...

— Le père d’un enfant n’avait pas besoin de faire un test de paternité...

— Les gens n’avaient pas besoin de se déshabiller pour se faire photographier...

— Un imbécile ne pouvait pas être professeur...

— Un homme marié ne pouvait pas entretenir des petites sœurs...

— On ne pouvait ni marchander ni vendre son corps...

— Le détournement de fonds n’était pas encouragé...

— Les malfaiteurs étaient punis...

— Le vol était interdit...

— Les rats craignaient encore les chats...

— Un salon de coiffure ne servait qu’à couper les cheveux... »

 

Cette fois, la joute dura plus longtemps, de façon plus désordonnée aussi, sans qu’aucun ne s’arrête pour boire.

Le serveur apporta la commande de Chen sans un mot et se retira dans la cuisine.

En prenant son verre, Chen remarqua qu’à la table d’à côté, la bouteille était vide.

Les deux hommes regardaient le « festin » de Chen. L’un cligna obséquieusement des yeux et l’autre leva le pouce dans un geste exagéré. Le message était clair : ils attendaient qu’il les invite. Chen ne put s’empêcher de se demander si les ivrognes étaient finalement tous pareils, trop dépendants pour qu’il leur reste beaucoup d’amour-propre ou de dignité.

Il hocha la tête. « J’ai entendu certaines de vos brillantes maximes. Très impressionnant.

— Merci, monsieur. Vous êtes quelqu’un qui apprécie réellement la musique, dit le plus grand et le plus maigre des deux en souriant. Je m’appelle Zhang.

— Quand le monde marche la tête en bas, on ne peut que souffrir à rester sobre, renchérit le petit trapu dont le nez rouge et pointu était devenu encore plus rouge d’excitation. Je m’appelle Li. »

Chen leva sa tasse dans un geste amical d’invitation. Ils se déplacèrent aussitôt en emportant leurs tasses vides.

« Je viens d’une autre ville et je suis seul ici. Un poète ancien a dit : Comment supporter tous les soucis ? / Il n’y a que le vin de Dukang.

— Bien dit, jeune homme. »

Chen leur tendit deux paires de baguettes. Ils attaquèrent les plats sans attendre, comme s’ils étaient chez eux.

« La langue de porc est délicieuse, décréta Zhang en se versant de la bière, mais la bière ressemble à de l’eau. »

En effet, leurs petites tasses de porcelaine étaient destinées à de l’alcool fort. Chen commanda donc une nouvelle bouteille d’Erguotou. Le serveur lui recommanda aussi un plat de poisson, le « tambour aux gros yeux » salé, qui ne provenait pas du lac.

«Non, rien que l’Erguotou, intervint Li comme l’aurait fait un vieil ami. Pas d’autres plats. »

Avant que le serveur revienne avec l’alcool, Li ajouta vite en chuchotant : « Vous savez comment on fait le tambour salé. On vaporise du DDT sur le poisson pour qu’il se conserve plus longtemps à moindre coût. L’autre jour, j’ai vu une mouche se poser sur un poisson salé ici. Devinez quoi ? La mouche est morte sur le coup. C’est du poison !

— Oh ?!

— Vous êtes un homme extraordinaire, dit Zhang en se servant de la nouvelle bouteille. Je l’ai su au premier regard.

— J’ai écouté votre jeu épatant, et j’aurais quelques questions à vous poser.

— Allez-y.

— Vos formules sont profondes. Mais que vouliez-vous dire par « le poisson et la crevette étaient mangeables » ? Ne parlons pas du tambour salé. Les gens adorent les spécialités fraîches, surtout ici.

— Je vais vous dire une chose à propos des poissons et des crevettes du lac. Vous voyez comme cette laitance est blanche, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Presque transparente, pas vrai ? fit Zhang en buvant lentement une gorgée. Maintenant je vais vous dire. Elle a trempé très longtemps dans le formol pour être d’un blanc éclatant.

— Quoi ? Elle n’est pas naturellement blanche ? demanda Chen. C’est pourtant l’un des Trois Blancs du lac, si réputés.

— Dans un lac aussi sale et pollué, comment les laitances pourraient-elles être blanches et pures ? Elles sont d’un vert horrible, ou noires. Vous pouvez les laisser aussi longtemps que vous voulez dans l’eau claire, elles le restent. C’est là qu’intervient le formol.

— Malgré la contamination, les gens doivent manger, dit Li dans un soupir théâtral en prenant résolument de la laitance. Pour tout vous dire, je n’en ai pas mangé depuis des mois, colorée ou pas. Un pauvre type sans ressources comme moi ne peut pas se permettre de faire le difficile.

— Rites abolis, harmonie rompue, dit Confucius. C’est ce qui se passe aujourd’hui en Chine. Quand le président Mao dirigeait notre pays, il n’y avait pas de fossé entre riches et pauvres. Le directeur et le gardien d’une entreprise touchaient à peu près le même salaire. Les emplois étaient sûrs, solides comme des bols de fer.

— Tu te trompes, Zhang, dit Li en posant sa tasse. Le fossé existait aussi au temps de Mao, mais tu ne le voyais pas. Pas loin d’ici, par exemple, le Centre de détente pour cadres, tu aurais pu y mettre les pieds ?

— C’était une des meilleures villégiatures pour les cadres du Parti, ils venaient de tout le pays, mais depuis que le lac est pollué, ils ne s’y intéressent plus. »

Était-ce pour cette raison que le camarade Zhao avait refusé de venir ? Dans sa situation, Zhao pouvait se permettre d’être difficile. Pas l’inspecteur principal Chen. En fait celui-ci devait considérer que c’était pour lui un coup de chance extraordinaire d’être là. Mais en était-ce vraiment un ?

« Tu te trompes. Tu t’imagines que ces cadres mangent les poissons et les crevettes du lac ? Pas question. On les leur expédie spécialement d’ailleurs. »

Chen hocha la tête. C’était exactement ce qu’il avait entendu à la table du banquet.

« Pauvre lac ! De plus en plus de riverains ont attrapé un cancer ou d’autres maladies mystérieuses. Mon vieil ami a été transporté d’urgence à l’hôpital avec tellement d’arsenic accumulé dans son corps que les médecins étaient stupéfaits.

— Et cet air que l’on respire chaque jour ! De plus en plus de bébés naissent difformes. À sa naissance, le fils de mon voisin ressemblait à un crapaud couvert de poils verts. »

On aurait pu croire que les deux compères entamaient une nouvelle joute, mais avec des exemples de plus en plus horribles. Chen écoutait sans interrompre, ni manger, ni boire. Il n’avait déjà pas faim au début, et encore moins à présent, tandis que les deux autres dévoraient et discutaient comme s’ils tenaient à le dédommager de cette manière.

« Tout tourne autour du profit. Mais on ne peut pas rejeter toute la responsabilité sur les usines. À quoi d’autre les gens pourraient-ils se raccrocher ? Rien qu’à l’argent. Mon grand-père a cru aux nationalistes, mais Chiang Kai-shek a expédié tout l’or à Taiwan en 1949. Mon père a cru aux communistes, mais les Gardes rouges de Mao l’ont battu jusqu’à le rendre infirme en 1969. J’ai cru à la réforme de Deng pendant les premières années, mais l’entreprise d’État où j’avais travaillé toute ma vie a fait faillite du jour au lendemain.

— En parlant de Mao, vous vous souvenez de cette photo de lui en train de nager dans le Yangzi ? demanda Zhang en enfonçant avec véhémence sa baguette dans l’œil de la tête de poisson fumée.

— Oui, je m’en souviens. Mao a fait prendre cette photo légendaire avant que n’éclate la Révolution culturelle comme preuve de sa bonne santé et afin de garantir au peuple chinois qu’il pouvait encore le diriger avec vigueur, répondit Chen heureux d’aborder un sujet qu’il connaissait.

— Eh bien, si Mao sautait aujourd’hui dans le lac Tai, on y verrait une tentative de suicide !

— Mange, bois, et laisse Mao tranquille, se renfrogna Li. Au moins, le lac n’était pas en si mauvais état sous Mao. Il n’y avait pas non plus autant d’entrepreneurs sans scrupules pour y déverser leurs déchets industriels. Ce pays est maintenant dirigé par des loups et des chacals.

— Ne sois pas aussi mauvais perdant, Li. Tu n’as plus de travail parce que ton usine a fait faillite à cause de la concurrence de celle de Liu. Mais c’est ainsi que va le monde.

— Non, je ne suis pas d’accord. Nos installations respectaient les règles de l’environnement, en conscience, pourrait-on dire. Mais combien vaut une livre de conscience sur le marché actuel ? De conscience, Liu n’en avait pas, et qu’est-ce qu’il y a gagné ?

— Excusez-moi, l’interrompit Chen. J’ai entendu dire qu’un patron d’usine de produits chimiques appelé Liu avait été assassiné ici. Est-ce bien de lui que vous parlez ?

— Oui. C’est le châtiment. Le karma. » Li remplit sa tasse et revissa le bouchon à fond, comme si cela devait avoir une signification. C’était inutile. Zhang le redévissa presque aussitôt.

« L’usine de Liu est damnée, poursuivit Li. Irrémédiablement maudite, dirais-je.

— Comment cela ?

— Il y a deux mois, des milliers de poissons sont morts dans le lac près de l’usine ; des milliers de ventres blancs en l’air comme autant d’yeux en colère dans la nuit noire. Tout ça à cause de cette maudite pollution. L’usine de produits chimiques Numéro Un de Wuxi est une des plus grosses entreprises de la région et aussi la plus polluante. Le bouddhisme nous enseigne qu’une vie est une vie, qu’il s’agisse d’une fourmi ou d’un poisson. On ne peut pas échapper au châtiment pour des actes inhumains. Personne.

— Vous parlez de la mort de Liu ?

— Croyez-le ou pas, j’ai vu Liu un soir au bord du lac avec sa petite secrétaire il y a à peu près un mois. Pas loin d’ici. Tout à coup, elle s’est transformée en esprit de renarde blanche dans la nuit noire. Vous savez qu’un esprit sorcier de renarde apporte la malédiction sur l’homme qui l’accompagne.

— La petite secrétaire de Liu ? s’enquit Chen en jouant l’ignorant.

— Je crois qu’elle s’appelle Mi. Quelle garce ! Elle a gagné son poste au lit.

— Allons donc, je ne crois pas à ton histoire d’esprit de renarde, c’est complètement idiot, dit Zhang en remarquant l’intérêt soudain de Chen. Mais c’est une traînée, pas de doute là-dessus. Moi aussi j’ai vu quelque chose il y a à peu près une semaine.

— À peu près une semaine ? » Chen attendait, mais Zhang ne continua pas. Il contemplait sa tasse vide comme s’il était perdu dans ses souvenirs.

Chen remarqua que la deuxième bouteille d’Erguotou était vide. Il se demandait quel genre d’homme Zhang voyait en lui. Peut-être quelqu’un qui s’intéressait à la « garce » pour une quelconque raison. En tout cas, il commanda une autre bouteille.

« Et qu’avez-vous vu, Zhang ? » insista Chen quand le vieux serveur posa la nouvelle bouteille sur la table.

« Elle se promenait avec un autre homme, beaucoup plus jeune, bras dessus bras dessous, ils roucoulaient et s’embrassaient sous le couvert de la nuit, dit Zhang en buvant une longue gorgée avec une lenteur délibérée. Il devait être environ minuit.

— Vous vous rappelez le jour ?

— Pas la date exacte, mais c’était il y a une semaine environ. » Il se reprit : « Plus d’une semaine, je pense. »

Avant le meurtre de Liu, calcula Chen en levant sa tasse pour la reposer immédiatement.

« Ça n’est pas très surprenant, reprit Zhang en secouant la tête. Elle n’a qu’un peu plus de vingt ans, et Liu en avait plutôt cinquante-cinq. Comment aurait-il pu la satisfaire ? J’aurais été étonné qu’elle n’ait pas une histoire en secret avec un jeune charmeur.

— Bien fait pour Liu qui avait le cœur fumé à l’odeur de l’argent, comme la tête de poisson dans votre assiette.

— Non, les chiens avaient mangé son cœur depuis très, très longtemps.

— Une autre question. Je ne suis pas d’ici, mais n’y a-t-il personne qui se batte contre la pollution ? demanda Chen. Hier j’étais dans une gargote, chez Oncle Wang, il me semble. Pas très loin d’ici. Et j’ai entendu parler d’une jeune femme ingénieur qui défend l’environnement.

— Oh, elle a des ennuis. Elle a peut-être un peu attiré l’attention, c’est vrai. Mais pour quoi ? Pour rien. L’usine de produits chimiques continue de travailler comme avant, aux dépens du lac.

— Une garce insupportable elle aussi », dit Li.

Chen ne comprit pas pourquoi Li la traitait de garce, mais il décida de ne pas le demander.

« On ne peut pas fermer les yeux tout le temps. Alors noyons-nous dans l’ivresse et oublions tous les soucis, dit Zhang en finissant une autre tasse cul sec.

— Vous devriez voir la maison de Liu. Une résidence magnifique ! Mais à trois ou quatre rues d’ici vous pouvez aussi voir le dortoir de l’usine de produits chimiques. Vous comprendrez pourquoi les gens sont prêts à vendre leur âme pour de l’argent.

— Vraiment ? » dit Chen d’une voix plus forte. Il venait d’avoir une nouvelle idée. « Merci beaucoup pour cette conversation instructive, mais je dois m’en aller à présent. Savez-vous s’il y a un magasin de téléphones portables dans le coin ?

— Allez tout droit. À un pâté de maisons d’ici. Vous ne pouvez pas le manquer. Dites que c’est Zhang qui vous envoie.

— Entendu. Merci encore à tous les deux. » Il se leva pour payer le repas. Il ne pensait pas pouvoir obtenir davantage d’informations de leur part.

Mais il s’arrêta en chemin avant d’arriver au magasin de téléphones. Il prit une enveloppe, le seul papier qu’il avait sur lui, et un stylo. Debout contre un cornouiller en fleur, il gribouilla en vrac des débuts de vers et des images qui lui étaient venus tout d’un coup.

 

Migraine épouvantable...

Boire et oublier...

Tu devrais voir un médecin, mon vieux.

Que vois-tu ?

Dans le graphique statistique,

le patron voit-il la courbe de la production qui monte

ou celle des employés qui tombent

sous les maux de tête, l’herpès et les maladies ?

Regarde, le sommet de la tour de refroidissement

ne ressemble-t-il pas au mamelon d’une femme stérile ?

Dis-moi, où es-tu ?

Sur le ruban dans les cheveux de dame Fortune

ou dans son entrejambe ?

Une autre capsule de bière saute,

bulles, bulles, bulles...

Elle repousse la tasse, et sort

dans le crachin aigre de midi.

 

Qui marche à tes côtés ?

 

Encore une fois, cela pouvait faire partie d’un ensemble plus vaste dont il n’avait pas encore une idée exacte. Mais peut-être celui-ci aurait-il une « forme spatiale », un terme qu’il avait repéré des années plus tôt, une forme qui remplace la séquence narrative traditionnelle par la simultanéité spatiale et l’organisation disjonctive... Ces détails oubliés depuis ses études littéraires lui revenaient soudain. Ainsi la strophe sur la conversation entre les deux ivrognes pouvait également s’insérer. Shanshan aussi apparaissait finalement. Quant à « Qui marche à tes côtés ? » c’était un refrain possible, comme il y en avait dans le jeu à boire dont il avait été témoin. Et cela résonnait comme l’écho lointain d’un poème qu’il avait lu autrefois.

Il reprit sa marche vers le magasin.