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L’inspecteur principal Chen Cao, de la police criminelle de Shanghai, se tenait à l’entrée du Centre de détente pour cadres de Wuxi. Ces vacances étaient tout à fait inattendues. Le matin de ce dimanche-là, il se trouvait encore à Zhenjiang, où il assistait à un séminaire de formation intensive pour futurs dirigeants du Parti appelés à de « nouvelles responsabilités », quand il avait reçu un coup de téléphone du camarade secrétaire Zhao, ancien secrétaire général du Comité de discipline du Parti. Bien que retraité, Zhao restait un des personnages les plus influents à Pékin. Trop occupé pour profiter d’un forfait vacances au Centre de Wuxi, il souhaitait que Chen en bénéficie à sa place. Celui-ci ne pouvait pas refuser une proposition aussi bien intentionnée, décidée dans la Cité interdite.

Il avait donc quitté immédiatement le séminaire à l’école du Parti de Zhenjiang, pris un autocar jusqu’à la gare de Wuxi, puis un taxi pour le Centre.

Il avait beaucoup entendu parler de l’endroit, entre hôtel de luxe et sanatorium, situé dans un secteur touristique de la ville et connu pour offrir un traitement de choix aux cadres de haut rang. Les conditions d’admission étaient strictes et Chen ne les remplissait pas. Il savait qu’il devait tout cela à Zhao.

À son arrivée, Qiao Liangxin, le directeur du Centre, n’était pas là. Une réceptionniste le conduisit à une villa blanche de style occidental avec une colonnade de marbre en façade, clôturée par une grille aux piques dorées fermée par une porte en acier. La villa, indépendante des autres bâtiments, se tenait sur une hauteur ombragée. La réceptionniste lui témoigna tout le respect qui lui était dû, comme si l’attribution de la villa déterminait le statut de Chen et non l’inverse, et, faute d’instructions particulières de la part de Qiao, elle s’attela à une présentation détaillée des lieux.

« Notre Centre se trouve dans Yuantouzhu, le parc de la Tête de Tortue qui tire son nom d’un énorme rocher qui surplombe le lac Tai, comme une tortue qui aurait la tête penchée au-dessus de l’eau. Le parc a été ouvert en 1918, il s’étend sur cinq cents hectares et constitue une péninsule pittoresque sur la côte nord-ouest du lac. Entouré de collines vertes et d’eau claire, il est considéré comme le meilleur lieu de vacances de Wuxi. Quant au Centre proprement dit, au sud de la péninsule, il a été construit au début des années cinquante, pour les cadres de haut rang. »

En écoutant son exposé, Chen se dit que tout cela venait de la conviction que les communistes détenaient tous les pouvoirs, et que les dignitaires du Parti devaient jouir d’un traitement de faveur. En Chine, cela allait de soi.

« Dernier avantage et non des moindres, les personnes qui logent ici peuvent facilement entrer dans le parc, tandis que les touristes ne peuvent que regarder à travers la grille. Alors, passez de bonnes vacances », conclut la réceptionniste dans un sourire en laissant la clé de la villa et le passe du parc sur une table en acajou du vestibule avant de fermer soigneusement la porte derrière elle.

Depuis la fenêtre de devant, Chen apercevait une allée courbe bordée d’arbustes et d’arbres verts, et une autre menant à une villa plus petite, située un peu plus bas sur la colline boisée. De l’autre côté, des bâtiments de plusieurs étages alignaient des balcons identiques, comme autant de boîtes d’allumettes, à la façon d’un grand hôtel moderne. De là où il se tenait, il n’avait pas une vue panoramique du Centre, mais cette maison était sans nul doute l’une de celles que l’on réservait aux cadres haut placés du Parti.

Cela n’était pas si agréable de rester seul dans une aussi grande et belle demeure. Neuf pièces en tout. Il se promena de haut en bas en visitant chacune d’elles. Il se demanda quoi en faire.

Il déposa finalement sa petite valise dans la grande chambre du rez-de-chaussée qui offrait une vue magnifique sur le lac Tai. Dans le spacieux living qui jouxtait la chambre se trouvaient une cheminée en marbre avec un pare-feu en cuivre au dessin raffiné, un canapé en cuir et une télévision à écran plat. De hautes fenêtres s’ouvrant sur le lac occupaient tout un côté de la pièce.

Le bureau attenant possédait des rayonnages avec quelques livres ainsi qu’une table où était posé un ordinateur portable tout neuf. Mais ici les grandes fenêtres donnaient sur l’allée et la colline.

Il arpenta le living en foulant tantôt un tapis persan couleur abricot, tantôt le sol nu, ses pas résonnant dans toute la maison.

Puis il décida de prendre un bain. La fenêtre de la salle d’eau offrait également une vue superbe. Il prit un verre et une bouteille de Perrier sur le plateau en argent posé sur une table d’angle.

Sur la colline, une grenouille coassait par intermittence. Il fut aussi salué par le murmure agréable d’une cascade qu’il ne sut pas localiser. En regardant dehors il découvrit que le chant mélodieux venait d’un petit magnétophone caché dans une pierre sous la fenêtre. Le dispositif était ingénieux. Mais l’illusion était-elle nécessaire ? En se plongeant dans le bain et en observant les petites bulles monter dans son verre, il eut la sensation voluptueuse de ne faire qu’un avec le lac.

Depuis quelque temps il se sentait facilement épuisé. Les « affaires spéciales » s’étaient succédé, il n’avait pas fait de pause depuis des mois. Des vacances étaient sans doute bienvenues. Du moins l’aideraient-elles à penser à autre chose qu’à ses responsabilités et obligations. En outre, la brigade des affaires spéciales ne menait pas d’enquête véritablement importante en ce moment. Et Wuxi n’était qu’à une heure de train de Shanghai, il pourrait rentrer très vite si nécessaire. Entre-temps, son partenaire de longue date, l’inspecteur Yu Guangming, devait pouvoir prendre les choses en main.

Mais il ne fallut pas longtemps avant que l’inspecteur principal éprouve à nouveau un sentiment de solitude  – provoqué par l’eau immobile de la baignoire ? – accentué par la taille de la maison vide.

Les bulles de l’eau minérale française avaient disparu. Il émergea du bain, s’habilla, glissa un livre dans la poche de son pantalon et sortit.

Comme l’avait annoncé la réceptionniste, on pouvait accéder au parc grâce à une entrée située à l’arrière du Centre. A travers la grille, il aperçut des touristes qui tendaient le doigt ou posaient pour des photos. Il prit la direction opposée, sur une petite route tranquille.

Il était probablement arrivé par le même chemin, mais du taxi il n’avait pas pu voir grand-chose. L’endroit était à présent désert, à l’exception d’une voiture qui passait de temps en temps à toute allure. La chaussée était assez étroite. D’un côté, un grillage se dressait comme un mur et, plus loin, une pente broussailleuse plongeait vers une route plus large. De l’autre côté, les collines s’élevaient ici et là, parsemées de panneaux d’informations touristiques.

La route déboucha sur une sorte de petite place avec des arrêts de bus, un stand de thé  – des bols sur une table de fortune et deux bancs  –, et un kiosque à souvenirs bâti dans le style traditionnel, le toit soutenu par des poteaux vermillon. Un groupe de touristes descendait d’un autocar gris, la plupart d’entre eux munis d’un plan.

Chen goûtait la joie de se sentir anonyme et sortit de sa poche le plan de Wuxi qu’il avait acheté avant de partir.

En traversant la place, il remarqua des panneaux indicateurs en dehors du secteur touristique. Il n’était pas venu à Wuxi depuis des années. L’endroit lui parut très différent du souvenir qu’il conservait d’une excursion en compagnie de ses parents lorsqu’il était enfant. Ils étaient allés d’un site touristique à l’autre. Mais cette place devait se trouver dans une partie de la ville qu’il n’avait pas visitée.

Malgré le plan, il fut bientôt perdu. Beaucoup de rues étaient nouvelles et la majorité n’étaient pas mentionnées dans ce vieux plan. Tout comme Shanghai, Wuxi avait changé de façon spectaculaire au cours des dernières années.

Il n’était pas inquiet. S’il ne retrouvait pas son chemin, il pourrait toujours héler un taxi. Il aimait marcher, surtout avec le sentiment de regarder autour de lui en touriste, de posséder une identité différente en quelque sorte. Peut-être n’avait-il pas encore surmonté le fait d’avoir été poussé dans une carrière de policier à la sortie de l’université.

Après avoir tourné à un coin de rue occupé par un bazar ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il s’aventura dans une allée transversale, puis dans une autre, plus pauvre, sombre, presque déserte, mais avec du charme, qui lui sembla correspondre au souvenir qu’il gardait de la ville.

Vers le bout de la ruelle il ralentit à la vue d’une gargote délabrée : une porte en bois peinte en rouge et des murs blancs, un moulin à vent en papier orange qui tournait à la fenêtre rustique, deux tables et deux bancs grossiers dehors et plusieurs autres à l’intérieur.

Soit parce que l’heure du déjeuner était passée, soit en raison de l’emplacement de la gargote, Chen était le seul à s’attarder là, à l’exception d’un chat blanc au front taché de noir qui somnolait sur le seuil usé.

À l’extérieur, une rangée colorée de cuvettes en bois ou en plastique remplies d’eau exposaient des poissons et des anguilles de rizière vivants. Ces dernières étaient généralement présentées sans eau, remarqua Chen.

Il décida de s’installer dehors, devant un pot de bambou contenant des baguettes jetables en guise de bouquet de fleurs. Il faisait chaud pour un mois de mai. Chen avait beaucoup marché, tout en s’essuyant le front, et la brise fraîche qui parcourait la rue par intermittence était la bienvenue.

Un vieil homme sortit de l’arrière-cuisine en traînant les pieds et lui apporta un menu écorné. Il cumulait vraisemblablement les fonctions de propriétaire, cuisinier et serveur.

« Vous désirez quelque chose, monsieur ?

— Deux petites portions, de n’importe quelle spécialité locale, répondit Chen qui n’avait pas vraiment faim. Et une bière.

— La spécialité locale, ce sont les Trois Blancs. Le poisson risque d’être trop gros pour vous tout seul. Et je ne vous recommanderais pas les crevettes, pas très fraîches aujourd’hui. »

Chen se souvenait que lors de l’excursion familiale à Wuxi, son père s’était extasié sur les Trois Blancs, crevettes blanches, poisson blanc, mais il ne se rappelait pas quel était le troisième. Il avait aussi beaucoup aimé les brioches à la soupe parsemées de gingembre émincé, et à la fin de ce voyage, sa mère en avait rapporté à Shanghai dans un panier de bambou. Mais pas de « Blanc ». Avec un brin d’autodérision, il se dit qu’il était peut-être un incorrigible gourmet, comme disaient ses amis, pour ne tirer que de tels détails de sa mémoire...

« Alors je suivrai vos recommandations.

— Que diriez-vous de travers de porc Wuxi et de racines de lotus farcies au riz gluant ?

— Parfait.

— Et une bière locale... une Lac Tai ?

— Très bien. »

Le lac était réputé pour son eau limpide, qui pouvait garantir une bière supérieure.

Le vieil homme ne mit pas plus d’une minute pour revenir avec la bouteille de bière et une petite coupelle de cacahuètes salées.

« Offertes par la maison. Vous êtes ici en vacances ? »

Chen leva son plan en hochant la tête.

« Vous logez à Kailun ? »

Ce devait être un hôtel à proximité, mais Chen en ignorait tout.

« Non, au Centre de détente pour cadres. Ça n’est pas loin d’ici.

— Oh, fit le vieil homme en retournant à la cuisine, vous êtes jeune pour cet endroit-là. »

Sa surprise était compréhensible puisque le Centre n’était accessible qu’aux cadres de haut rang et donc âgés pour la plupart, alors que Chen affichait la trentaine.

Ces vacances étaient une surprise pour Chen lui-même. Il ne répondit pas. Il sortit son livre et le posa sur la table. Mais au lieu de l’ouvrir il se mit à siroter sa bière.

La vie pouvait décidément être plus absurde que la fiction. À l’université il avait étudié l’anglais, mais le gouvernement lui avait attribué un poste dans la police de Shanghai où, au grand étonnement de tous, y compris le sien, il n’avait cessé de monter en grade. A l’école du Parti de Zhenjiang, certains lui prédisaient une brillante carrière qui pourrait le mener beaucoup plus loin que son actuel poste d’inspecteur principal.

Mais à cette table il était tout à fait satisfait de n’être qu’un touriste anonyme, devant une bouteille de bière et un roman policier. Su Shi, un de ses poètes préférés de la dynastie des Song, avait déclaré très regrettable de « n’avoir aucune identité à revendiquer », mais ce n’était peut-être pas toujours vrai. En tout cas pas pour Chen à ce moment-là.

Le vieil homme revenait avec la commande.

« Merci. Comment vont les affaires ?

— Pas très bien. On raconte des histoires, mais à vrai dire c’est pareil partout. »

Quelles histoires ? se demanda Chen. Probablement à propos de la mauvaise qualité de la nourriture. Ce n’était pas rare dans une ville touristique, où les clients revenaient rarement une seconde fois dans un restaurant, avec ou sans histoires.

Mais les travers de porc étaient délicieux, bien préparés avec beaucoup de sauce mélangée, riche en couleur et en goût. Les racines de lotus se révélèrent fraîches et croquantes, et elles se mariaient étonnamment bien avec le moelleux du riz gluant.

C’était en outre un rare privilège d’être le seul client quelque part, se dit-il en se servant une autre tranche de racine rosée. Il entama une seconde bière, toujours sans ouvrir son livre, et laissa son esprit vagabonder.

 

Où étais-tu pendant si longtemps

tel un nuage voyageur

qui oublie de revenir

sans s’apercevoir que le printemps touche à sa fin ?

 

Il se secoua pour sortir de ce soudain apitoiement sur lui-même, prit son portable et appela l’inspecteur Yu à Shanghai.

« Excusez-moi, Yu, je ne suis pas repassé par Shanghai. Zhenjiang est tellement près de Wuxi.

— Ne vous inquiétez pas, chef. Rien que des petites affaires ici, et pas si spéciales que ça d’ailleurs pour notre brigade.

— Des réactions au bureau ?

— Sachant que vos vacances ont été organisées par le camarade secrétaire Zhao, que peut dire le secrétaire du Parti Li ? »

Le secrétaire du Parti Li se méfiait de plus en plus de Chen, qu’il considérait comme une menace pour sa position de numéro un du Parti dans la police. Li allait prendre sa retraite, mais de préférence pas si tôt.

« Tenez-moi au courant, Yu. Appelez-moi à n’importe quelle heure. Je ne pense pas être très occupé ici.

— Vous en êtes bien sûr ? »

Chen connaissait la raison du scepticisme de son partenaire. Il lui était déjà arrivé de prendre des vacances, imprévues, inexpliquées, même pour l’inspecteur Yu. Qui plus est, il avait enquêté sur une affaire hautement sensible sous les ordres de Zhao.

« Zhao ne m’a parlé de rien, répondit Chen. Vous vous rappelez l’affaire anticorruption ? A cette occasion il m’avait promis des vacances. Je crois qu’il ne s’agit de rien de plus.

— Parfait, patron. Passez de bonnes vacances. Je ne vous dérangerai qu’en cas d’urgence. Oh, vous savez quoi ? Vous avez un fan à Wuxi. Le sergent Huang Kang. Un jeune diplômé de l’École de police. Je l’ai rencontré dans une réunion il y a deux ou trois mois. Il m’a cassé les pieds pour que je lui raconte vos enquêtes.

— Vraiment ?

— Il ne me pardonnera jamais si je ne lui dis pas que vous êtes en vacances à Wuxi.

— Laissez-moi profiter de ma tranquillité pendant les deux premiers jours. Quand Huang sera au courant, d’autres se manifesteront, avec ou sans enquête. Les vacances seraient tout sauf calmes. » Avant de raccrocher, Chen ajouta : « Quel est son numéro ? Je l’appellerai plus tard, je dirai que c’est sur votre insistance. »

L’inspecteur principal nota le numéro dans son calepin. Aucune urgence. Peut-être pas avant la veille ou l’avant-veille de la fin de ses vacances.

Puis il ouvrit son livre. Le titre était intéressant, Un emploi déconseillé à une femme, et un éditeur du Guangxi l’incitait à le traduire. Les romans policiers commençaient à bien se vendre et le contrat proposé n’était pas mauvais. Ce n’était rien, cependant, en comparaison des traductions commerciales occasionnelles que lui confiaient ses relations Gros-Sous.

Il n’avait lu que deux ou trois pages quand il se rendit compte que quelqu’un approchait.

Il leva les yeux et aperçut une jeune femme élancée qui regarda dans sa direction puis baissa la tête, telle une timide fleur de lotus sous une brise fraîche.

Elle devait avoir dans les vingt-cinq ans et portait une veste cintrée, un chemisier blanc, un jean, des chaussures noires et une sacoche à l’épaule. Elle se dirigea vers l’autre table, une bouteille d’eau à la main, sans se soucier du propriétaire qui ne voulait pas qu’on apporte sa boisson. Au lieu de consulter le menu elle cria : « Je suis là, Oncle Wang !

— Une minute, répondit le vieil homme en sortant la tête. Tu ne devrais pas trop travailler pendant le week-end, Shanshan.

— Je dois seulement vérifier de nouvelles analyses au bureau, mais ça se complique. Ne vous inquiétez pas. Deux heures dans l’après-midi au maximum. »

Visiblement, elle n’était pas inconnue ici. Le vieux Wang n’était pas un de ses parents, autrement elle ne l’aurait pas appelé Oncle.

Celui-ci sortit avec un récipient de plastique fumant qu’il avait dû réchauffer au micro-ondes. Elle lui avait probablement laissé son déjeuner le matin. Et ce ne devait pas être inhabituel. Au cours de la réforme économique, les entreprises d’État s’étaient débarrassées des cantines du personnel considérées comme trop coûteuses. La jeune femme avait donc dû trouver un autre endroit pour déjeuner.

Son riz blanc était surmonté d’une omelette et de beaucoup de ciboule hachée. Elle sortit de sa sacoche une paire de baguettes en bambou.

« La ciboule fraîche vient de mon jardin, dit Oncle Wang avec un sourire édenté. Je l’ai ramassée ce matin. Totalement bio. »

Bio... intéressant d’entendre ce mot ici. Chen continuait de siroter sa bière en silence.

« C’est très aimable à vous, Oncle Wang. »

Le vieil homme retourna dans la cuisine. Shanshan et Chen restèrent seuls.

Elle commença à manger tranquillement, ajouta une petite cuillerée de sauce au piment dans son riz et sortit de la poche de son jean un journal froissé. Elle lisait en fronçant légèrement ses sourcils. Chen se surprit à l’étudier avec intérêt.

Elle était attirante, l’ovale de son visage encadré par de longs cheveux noirs et animé d’un éclat juvénile, la bouche souriante finement dessinée sous son nez délicat, et cependant de la mélancolie dans ses grands yeux limpides.

Les caractères imprimés sur sa sacoche, si c’était bien la sienne, indiquaient : Usine de produits chimiques Numéro Un de Wuxi. Peut-être y travaillait-elle.

Chen s’amusait parfois à se considérer avec ironie comme un esthète détaché, tel le personnage des vers de Bian Zhilin : Tu regardes la scène, / et le spectateur te regarde. Façon élégante de décrire une beauté qui éclipse la scène. Bian était un poète contemporain qu’il avait étudié à l’université, mais qui avait dans la réalité quelque chose du Prufrock de T.S. Eliot. Chen avait choisi de se considérer comme différent. Toutefois, il n’y avait rien de mal, se dit-il pour se rassurer, à ce qu’un poète regarde avec détachement, sans parler de son métier de policier qui le portait naturellement à l’observation.

Il rit de lui-même. Le premier jour de ses vacances, un policier épuisé ne pouvait pas se transformer automatiquement en poète créatif.

Il n’était pas pressé de s’en aller après avoir fini les travers de porc et les racines de lotus. Il pensa que ce ne serait pas correct de rester longtemps sans rien commander.

Il se leva pour regarder les anguilles qui se tortillaient dans la cuvette en plastique près de la table de la jeune femme. Quand il s’accroupit pour les toucher du doigt, il ne put s’empêcher de remarquer sa jolie cheville au-dessus de l’eau sombre de la cuvette.

« Les anguilles sont bonnes ? » cria-t-il, toujours accroupi, en se tournant vers la cuisine.

« Demandez-lui pourquoi il les met dans l’eau », lui chuchota la jeune femme soudain penchée vers lui. Ses cheveux touchaient presque son visage.

Ce commentaire était manifestement fait dans l’intérêt de Chen. Il suivit son conseil.

« Pourquoi mettez-vous les anguilles de rizière dans l’eau ?

— C’est pour le bien de nos clients, répondit Oncle Wang depuis le seuil. Aujourd’hui les anguilles sont nourries aux hormones et à je-ne-sais-quoi. Alors je les mets une journée dans l’eau. Ça fait sortir ce qui reste de produits toxiques. »

Mais comment ces substances pouvaient-elles être éliminées ainsi ? Il perdit instantanément l’appétit.

« Eh bien donnez-moi une portion de tofu puant, dit Chen. Avec beaucoup de sauce au piment. »

Un choix a priori sans danger. Il leva quand même les yeux et vit Shanshan secouer la tête avec un sourire espiègle.

Il s’abstint de lui adresser la parole. Ce ne serait pas facile de lui parler d’une table à l’autre avec le vieil homme qui allait et venait. Elle l’intriguait. Elle connaissait bien le propriétaire, et pourtant elle n’hésitait pas à critiquer ce qu’il servait.

Bientôt Oncle Wang déposa devant Chen une assiette de tofu frit et de la sauce au piment.

Il annonça simplement : « Tofu local » et retourna à la cuisine.

« Le tofu est chaud. Voulez-vous vous joindre à moi ? demanda Chen en levant ses baguettes vers la jeune femme en guise d’invitation.

— Certainement. » Elle se leva, sa bouteille d’eau à la main. « Mais je dois refuser le tofu puant.

— Ne craignez rien », dit-il en indiquant le banc en face de lui et en prenant dans le pot une autre paire de baguettes à son intention. « Certaines personnes ne supportent pas l’odeur, mais une fois que vous y aurez goûté, vous risquez de ne plus vouloir vous arrêter. Que diriez-vous d’une bière ?

— Non merci... Les paysans du coin utilisent des produits chimiques pour fabriquer le tofu. C’est encore une pratique ordinaire de nos jours. Mais quelle eau pour le tofu ? Vous devriez jeter un œil au lac. Il est tellement pollué que son eau n’est pas potable.

— C’est inimaginable !

— Ça n’a rien d’inimaginable. D’après Nietzsche, Dieu est mort. Qu’est-ce que ça signifie ? Ça signifie que les gens sont capables de faire n’importe quoi.

— Oh, vous lisez Nietzsche, fit Chen impressionné.

— Et vous, que lisez-vous ?

— Un roman policier. A propos, je m’appelle Chen Cao. Ravi de faire votre connaissance. » Il ajouta malgré lui et avec un brin d’exagération : « Comme on dit, vous écouter durant une journée est plus profitable que de lire des livres durant dix ans.

— Je parlais simplement boutique. Je m’appelle Shanshan. D’où venez-vous ?

— De Shanghai, répondit-il en se demandant quel genre de métier elle exerçait.

— Vous devez être en vacances. Un intellectuel surmené qui lit en anglais dans une gargote de Wuxi, dit-elle pour le taquiner. Vous êtes professeur d’anglais ?

— Que pourrais-je faire d’autre ?» répondit Chen. Après tout, l’enseignement était une carrière qu’il avait envisagée à l’université.

Il ressentait le besoin de ne pas être policier, ni traité comme tel, au moins pendant quelque temps. Que cela lui plaise ou non, son travail faisait de plus en plus partie de son identité, aussi était-ce très tentant de s’en imaginer un autre, qui ne l’oblige pas à se comporter en inspecteur principal. Comme un escargot qui n’aurait pas à transporter sa coquille.

« Les professeurs gagnent beaucoup d’argent grâce aux cours particuliers », dit Shanshan avec un regard aux plats sur la table.

Il savait où elle voulait en venir. En Chine, les parents ne regardaient pas à la dépense pour l’éducation de leurs enfants ; elle pouvait faire toute la différence dans une société régie par la compétition. L’inspecteur Yu et son épouse Peiqin, par exemple, consacraient l’essentiel de leurs revenus à des leçons particulières pour leur fils. Avec parfois dix élèves entassés dans une pièce, un professeur pouvait se faire une petite fortune.

« Ce n’est pas mon cas. C’est pourquoi je me demande si je dois oui ou non traduire ce livre contre un peu d’argent.

— Un roman policier. » Shanshan jeta un coup d’œil à la couverture du livre.

«De temps en temps j’écris aussi des poèmes, enchaîna-t-il impulsivement. Mais on ne lit plus de poésie de nos jours.

— J’aimais aussi la poésie, au lycée, fit Shanshan pensive. A une époque aussi polluée que la nôtre, la poésie est un trop grand luxe, au même titre qu’une bouffée d’air pur ou une goutte d’eau claire. La poésie ne peut rien, sauf satisfaire l’imagination.

— Non, je ne... »

Leur conversation fut interrompue par la sonnerie stridente d’un portable dans la sacoche de Shanshan.

Elle se leva en portant un téléphone rose à son oreille, le visage soudain blême à la lumière de l’après-midi. Elle raccrocha vite.

« Quelque chose ne va pas ? demanda Chen.

— Non, rien qu’un appel malveillant.

— Que disait-il ?

— “Dis ce que tu dois dire ou tu devras le payer très cher.”

— Sans doute une blague. On m’en fait à moi aussi. »

Mais en général, elles n’étaient pas aussi précises, se dit-il. Surtout, cela ne le regardait pas.

De nouveau, Shanshan fronça les sourcils et regarda sa montre.

« Je dois retourner travailler. Je suis contente de vous avoir rencontré, M. Chen. J’espère que vous passerez ici de belles vacances.

— Bon week-end à vous... »

Il pensa lui demander son numéro de téléphone, mais elle s’éloignait déjà, ses longs cheveux se balançant dans son dos.

C’était peut-être aussi bien. Une rencontre de hasard, comme deux nuages sans nom qui se croisent dans le ciel puis continuent chacun leur route. La métaphore n’était sans doute pas de son invention, mais il ne se rappela pas où il l’avait lue.

Shanshan se retourna avant de traverser la rue et dit « Au revoir » avec un petit geste de la main, comme pour s’excuser de son départ précipité.

« Une autre bière ? » Oncle Wang revenait et remarqua le tofu à peine entamé sur la table. « Je peux vous le faire refrire.

— Non, merci. Rien qu’une bière. Vous connaissez bien cette jeune femme ?

— Pour être exact, je connais bien ses parents. Elle a obtenu un poste ici en sortant de l’université. Elle est seule à Wuxi. Alors elle vient déjeuner chez moi. Je fais réchauffer la nourriture qu’elle apporte le matin.

— Quel genre de travail fait-elle ?

— Elle est ingénieur. Quelque chose à voir avec l’environnement. Elle travaille beaucoup, même le week-end. De quoi avez-vous parlé tous les deux ?

— Elle a reçu un appel. Une mauvaise blague. Et elle est partie.

— Je sais que certaines personnes ne l’aiment pas. »

Si c’était le cas, l’appel pouvait être un avertissement et non une plaisanterie. Mais au nom de quoi s’inquiéterait-il pour Shanshan ? Il la connaissait à peine.

Il décida de refréner une curiosité de policier. Après tout, il était en vacances.

Et son premier jour de repos n’avait pas commencé de façon désagréable.