6

 

Chen téléphona à Shanshan le mercredi matin.

« J’ai essayé de vous joindre hier, Shanshan. Je vous ai appelée plusieurs fois en vain.

— Il s’est passé quelque chose à l’usine, la police m’a emmenée pour m’interroger. Mais c’était une fausse alerte. On ne m’a tout de même relâchée que le soir.

— Quoi ? » fit Chen en feignant la surprise.

Le sergent Huang l’avait tenu informé. Il n’avait pas essayé de savoir comment il s’était débrouillé, mais Huang avait ajouté que la Sécurité intérieure visait à présent quelqu’un du nom de Jiang, qui s’était querellé avec Liu. Autrement dit, Jiang faisait un suspect plus vraisemblable, ce qui n’empêchait pas Chen de s’intéresser de plus en plus à l’affaire, que Shanshan soit hors de cause ou pas. Et cela pour la bonne raison que la Sécurité intérieure ne serait pas intervenue pour un simple homicide, même si Liu était un homme important à Wuxi.

« Je suis heureux qu’il ne vous soit rien arrivé, ce n’était en effet qu’une fausse alerte. Mais vous devez faire une pause, Shanshan.

— J’ignore ce qui est faux ou pas, mais je prends ma journée.

— Bonne idée, enchaîna-t-il sans attendre la suite. Que diriez-vous d’une excursion autour du lac ?

— Nous avons déjà marché au bord du lac avant-hier, M. Chen, non ?

— Ma foi, si seulement nous avions assez d’univers, et de temps...

— Que voulez-vous dire ?

— Ce n’est qu’un vers d’Andrew Marvell... Mes vacances ne durent qu’une semaine, vous savez. Puisque vous prenez votre journée, pourquoi pas ?

— Vous êtes très persuasif.

— Oui. Nous ferons quelque chose qui vous remettra du choc.

— Quoi donc ?

— Quelque chose de gai, pour que vous ne pensiez plus à cette expérience désagréable. Écoutez, je n’ai pas encore fait de promenade en bateau. Allons ensemble glisser en gondole...

— Quel touriste poète vous faites... » Elle s’interrompit puis lança soudain : « Où nous retrouvons-nous ?

— Au pied de la statue de la tortue ? Je vous y attendrai dans un quart d’heure. »

 

Il se retrouva bientôt au pied de la statue, appuyé contre le tronc noueux d’un vieil arbre. C’était un parc très pittoresque, le soleil au-dessus du toit d’un pavillon ancien penché sur la berge dorait l’eau du lac. Des canards blancs patrouillaient en file près du bord. Chen eut l’impression de pouvoir passer la journée là, en sa compagnie.

Il regarda de nouveau vers le quai, aussi bondé et bruyant que la veille. Un grand bateau s’éloignait en vrombissant. Un jeune couple accoudé au bastingage blanc du pont supérieur partageait un cornet de glace, rayonnant de bonheur comme s’il tenait le monde entre ses mains et le grignotait.

Puis il la vit franchir un portique de pierre en forme de calebasse, traverser en sautillant la prairie tachetée à l’ombre d’un buis, portant un filet à provisions en nylon qui contenait une bouteille d’eau.

Elle était habillée pour l’occasion : robe blanche sans bretelles et chaussures blanches à talons hauts, et jeté par-dessus un trench-coat bordeaux en tissu fin.

Habillée pour lui, remarqua Chen. Une femme est prête à s’embellir pour celui qui l’aime, avait dit Confucius. La sentence n’était pas forcément antiféministe, tout dépendait du point de vue.

« Il peut y avoir beaucoup de vent sur le lac », expliqua-t-elle avec un sourire radieux. Elle lui serra la main, ses doigts étaient d’une infinie douceur.

Un oiseau aquatique s’envola dans un éclair et tournoya un instant avant de s’élancer vers le ciel. Ils se mirent en route.

Il leur fallut un certain temps pour trouver un bateau qui leur plaise. La plupart des touristes préféraient ces grands bateaux de croisière modernes et confortables ou bien les vedettes, moins chères, environ dix yuans par personne.

Ils se décidèrent finalement pour un sampan de taille moyenne avec assez de place pour quatre, protégé par une toile enduite d’huile de tung sous laquelle se trouvaient deux divans recouverts d’indigo tissé main et, entre eux, une petite table de bambou. Pas tout à fait aussi ancien que Chen l’avait espéré, mais plus confortable.

Comme aucun autre client ne se présentait pour le moment, il proposa de prendre le sampan pour eux seuls en payant la différence. Le propriétaire accepta volontiers ; c’était un homme avenant d’une cinquantaine d’années, au visage buriné, avec une lueur de malice dans le regard. Il démarra en lançant d’une voix forte depuis la poupe :

« Vous avez de la chance, monsieur, d’avoir une aussi jolie amie à vos côtés. Vraiment, une journée romantique de printemps dans le même bateau qu’elle vaut chaque centime dépensé. »

Chen sourit sans répondre en s’asseyant face à Shanshan. Elle le regarda, les mains sur la table. Ses yeux étincelaient d’une lueur difficile à identifier et cependant mystérieusement attirante. Dans la littérature chinoise classique, il y avait une expression courante pour décrire les « vagues d’automne » ondoyant dans les yeux d’une beauté. Shanshan était encore très jeune, au printemps plutôt qu’en automne. En mai.

Il remarqua un papier rouge découpé et collé sur la toile derrière elle. Bien qu’un peu déchiré, on y reconnaissait un dessin de poisson et de fleur, symbole de l’amour passionné et du mariage fertile.

Le sampan s’éloigna en se balançant le long d’un chenal balisé par des piquets.

Shanshan ôta son trench-coat, ses épaules blanches se détachaient sur le fond sombre. Elle prit une tasse sur la table et versa à Chen un peu de l’eau qu’elle transportait avec elle.

« Vous êtes très prudente.

— On n’est jamais trop prudent de nos jours.

— J’ai l’impression d’avoir lu cela quelque part.

— Encore ? Vous êtes toujours dans les livres, dit-elle et un sourire moqueur illumina son visage. Seriez-vous un incorrigible touriste romantique ?

— Je ne sais pas, mais j’ai toujours voulu passer une journée sur le lac, admit-il. Et surtout, je veux être avec vous. »

Encore une fois il y avait là un écho d’une ancienne lecture. Et c’était très facile de se glisser dans le rôle qu’elle venait de lui attribuer.

« Et si nous allions aux Trois îlots Célestes ? proposa le batelier. Tous ces temples taoïstes, ces pavillons, ces pagodes, ces tours de jade et de cristal, c’est réellement un lieu paradisiaque.

— Une attraction non loin du parc, expliqua Shanshan. On dit que les îlots ressemblent à une tortue sur l’eau. C’est toujours bourré de visiteurs.

— Non. Je ne suis pas le touriste typique, je vous l’ai dit. Et je ne peux m’empêcher de penser à ces vers de Su Shi : Mais il pouvait faire froid là-bas / dans les tours de jade et de cristal. / Nulle comparaison avec la danse d’ici / dans le monde des hommes.

— Vous avez absolument raison, dit l’homme du sampan. Mon bateau danse pour vous.

— À quoi pensez-vous en ce moment, autrement qu’en touriste ? demanda-t-elle.

— À d’autres vers. Eaux : regards mobiles, / Monts : sourcils froncés. / Où va-t-il mon ami ? / Au lieu charmant plein de regards et de sourcils. Ce n’est pas de moi, mais de Wang Guan, un poète de la dynastie des Tang. Pour lui, le printemps et la beauté ne font qu’un, c’est pourquoi le poème finit ainsi : Quand tu rattraperas le printemps / au sud du fleuve, assure-toi / de rester avec elle. Alors me voilà près de vous.

— Vous me comblez », fit-elle avec un sourire rêveur.

Ce n’était plus à la mode de citer de la poésie, mais elle n’était pas mécontente.

Le batelier, qui avait entendu leur conversation, intervint :

« Aimeriez-vous entendre quelques chansons de sampan ?

— Des chansons de sampan ?

— C’est une vieille tradition ici, répondit l’homme avec un large sourire. Vous vous souvenez des chansons d’amour dans les histoires de Tang Bohu ? »

Chen se rappelait que dans ces histoires à propos de Tang, érudit et peintre légendaire de la dynastie des Ming, il y avait un batelier chanteur. L’homme du sampan entonna d’une voix profonde, fortement teintée d’accent local, un chant célébrant le thème éternel de l’amour.

 

Le rouge des pêchers en fleur couvre les monts,

Monts qu’au printemps du fleuve en coulant l’eau caresse.

La fleur s’ouvre et se fane, ainsi que vos passions ;

Et l’eau coule sans fin, ainsi que ma tristesse.

 

Chen eut la surprise de reconnaître une composition de Liu Yuxie, un autre poète Tang célèbre, une sorte de mélodie pour les amoureux en bateau d’autrefois.

« Félicitations, fit Shanshan en battant des mains.

— Bravo ! dit Chen. J’ajouterai dix yuans au tarif. »

Il remarqua que l’homme semblait fixer la jeune femme. Sans doute chantait-il aussi pour elle en pensant à ses jeunes années.

Elle avait dû s’en apercevoir et sourit gentiment à Chen en se penchant pour lui tapoter la main.

Le sampan glissait toujours et l’homme chantait une passion qui n’avait pas changé depuis des temps immémoriaux.

 

Entre les saules verts coule le fleuve bleu

Où j’entends mon galant chanter sur un radeau.

Le soleil brille à l’est, à l’ouest il pleut,

Mon galant est amoureux comme il fait beau.

 

Chen s’étonna. Encore une chanson du même poète.

Deux canots à rames apparurent, dont l’un semblait vérifier des filets dans l’eau, sans doute comme à l’époque Tang. Mais des usines longeaient aussi le lac, répandant leurs fumées devant les collines brunâtres. Plusieurs oiseaux aquatiques cherchaient des poissons morts échoués non loin.

« Encore une ! » demanda Shanshan.

 

La rivière serpente entre les jeunes saules.

Rien n’a changé ici depuis deux décennies

Ce pont de bois, hélas, nous a vus désunis,

Et rien d’heureux ne peut arriver aujourd’hui.

 

Ce dernier couplet étonna Chen par sa fin abrupte et triste. Il leva les yeux sur les saules alignés dans une courbe de la rive.

Où serait-il dans deux décennies ? En tout cas, il se souviendrait de cette journée en bateau.

« Nous fournissons aussi le repas spécial en sampan, reprit l’homme en essuyant son front en sueur du revers de la main. Poissons et crevettes vivants tout juste sortis de l’eau. Je peux jeter le filet tout de suite si vous voulez.

— Pourquoi pas ? » Chen connaissait cette tradition grâce à ses lectures : la prise était préparée sur-le-champ, cuite sur un petit réchaud et servie dans l’habitacle.

Mais il surprit le regard de Shanshan. Elle ne dit pas un mot, sans doute pour ne pas paraître encore une fois rabat-joie. Il connaissait trop bien ses réticences. Inutile cependant d’en discuter en présence d’un tiers.

« Nous n’avons pas tellement faim, dit-il. Plus tard, merci.

— Merci, répéta-t-elle.

— Très bien. Vous disposez de mon bateau pour toute la journée. Rien ne presse, dit l’homme avec bonne humeur en contemplant de nouveau Shanshan. Il se trouve que je connais aussi une histoire de repas en bateau.

— Racontez-la-nous, demanda-t-elle.

— L’origine de cette histoire serait un plat célèbre appelé carpe vivante de l’empereur Qianlong. On trouve cette spécialité dans certains restaurants de luxe. Servie sur un plat décoré de saule, les yeux de la carpe roulent encore.

— Vraiment ? fit Chen intrigué lui aussi.

— D’après l’histoire, l’empereur Qianlong, de la dynastie des Qing, aimait tout particulièrement voyager incognito. Une nuit, au cours d’un de ses voyages au sud de la rivière, l’orage le surprit déguisé en marchand. Quand il monta enfin à bord d’un sampan, il avait aussi froid et faim qu’un loup trempé. Une fois à l’abri, il proposa à l’unique occupante de l’embarcation, une jeune fille, des pièces d’argent contre un repas. Elle était jeune et dégourdie et portait la tunique et le pantalon court bleus tissés à la main. Elle avait les jambes et les pieds nus. Elle lui présenta une jarre de Jeune Fille Rouge...

— C’est le nom d’un alcool de riz de Shaoxing, n’est-ce pas ? demanda Shanshan de meilleure humeur.

— Oui, c’était une vieille tradition d’enterrer une jarre de vin de riz quand une fille naissait. On la sortait des années plus tard pour une grande occasion, pour son mariage, par exemple. Mais revenons à notre histoire. Cette jarre devait être en réserve depuis des années. L’alcool était si moelleux que l’empereur en vida plusieurs tasses d’affilée. Bientôt, il commença à oublier qu’il était empereur. La fille eut sans doute pitié de lui en le voyant aussi mouillé qu’un poulet qui se noie dans une mare. Elle fit alors frire une carpe vivante tout juste pêchée. Le poisson était trop grand pour le petit wok du bateau, et elle dut le cuire en laissant la tête et la queue hors de l’huile grésillante. Elle le servit tout chaud sur un plat décoré de saule. Le poisson était merveilleusement frais et tendre. Sa queue frémit et il roula encore des yeux une ou deux fois dans l’obscurité...

— Je connais cette spécialité, dit Chen. Je l’ai goûtée dans un restaurant à Pékin, mais je n’avais jamais entendu son histoire.

— Oh, mais l’histoire n’est pas encore finie. Nous arrivons maintenant au point culminant, dit l’homme en faisant une pause pour l’effet. Qianlong devait avoir bu trop d’alcool de riz. Il leva ses baguettes, tangua et attaqua sauvagement le poisson. Mais tout à coup, la carpe devint la fille, qui se tordait, saignait et se débattait sous lui jusqu’à ce qu’il suce son petit orteil blanc comme une bouchée de joue de la carpe vivante... Et voilà comment naquit ce plat au palais...

— Une histoire étrange à propos d’un plat fantastique », conclut Shanshan, puis elle surprit Chen en lui disant : « Pour un gourmet tel que vous, ce serait trop triste de manquer un repas sur le bateau. Commandez ce que vous voulez. Mais pas de poisson pour moi après une telle histoire.

— Ne vous donnez pas de mal pour des produits du lac, dit Chen au pêcheur. Un repas simple nous suffira.

— Entendu monsieur, répondit l’homme qui avait dû remarquer sa première hésitation, mais j’ai quelque chose de spécial aujourd’hui, des crevettes blanches.

— Un des Trois Blancs de Wuxi ?

— Non, je ne les ai pas pêchées ici, elles viennent d’arriver toutes fraîches de Ningbo. Je vis sur le lac, je sais à quoi m’en tenir.

— Bien, dit Chen en regardant Shanshan.

— Il a sans doute raison, murmura-t-elle en se penchant au-dessus de la table. Les gens d’ici doivent savoir à quoi s’en tenir. »

Ce fut un repas comme il n’en avait jamais connu. Simple, sans aucun doute. De l’eau bouillante sur un petit réchaud à gaz, du tofu gelé, du chou et des tranches de bœuf ajoutés aux crevettes blanches, le tout sorti d’une glacière. Il n’y avait qu’à plonger les mets dans la casserole d’eau bouillante et à les tremper dans la sauce spéciale avant de les déguster.

Ce fut une expérience unique, la casserole bouillonnant entre eux, leurs baguettes se croisant dans l’espace réduit. Les crevettes blanches, presque transparentes dans la casserole, étaient étonnamment fraîches. Shanshan ne mangea pas beaucoup et ne toucha qu’au tofu et au chou. Elle saisit une crevette par inadvertance, mais elle la décortiqua de ses doigts fins et la déposa dans la soucoupe de Chen, comme pour s’excuser d’être si tatillonne.

Peut-être pas la compagnie idéale pour un gourmet tel que lui, se dit Chen en se moquant de lui-même et en ouvrant une deuxième canette de bière. Et alors ? Après tout, il n’était là que pour une semaine. C’était un agréable changement.

Une brume fine semblait se figer autour d’eux, l’air devenait légèrement humide. Il allait probablement pleuvoir.

Il fit un effort de volonté pour amener la conversation sur le sujet épineux. « Je suis allé chez Oncle Wang hier. Ne craignez rien, je me suis rappelé vos paroles et je n’ai pas commandé de poisson du lac.

— Je sais. Oncle Wang m’a dit que vous aviez donné des coups de téléphone à mon sujet.

— J’étais très inquiet pour vous, j’ai essayé de me renseigner.

— Je vous en remercie, Chen. Vous êtes décidément un homme de ressources, même en tant que simple touriste... »

Elle parlait sans doute de son intervention en sa faveur, mais il se demanda comment elle pouvait être au courant.

« Je ne suis personne, Shanshan. Je ne connais rien aux procédures de la police, mais je sais au moins que ce n’est pas bien de vous avoir traitée ainsi. Si quelqu’un est témoin d’une injustice, il doit tirer son épée pour intervenir, dit le dicton. » Il improvisait, se mettant dans la peau d’un personnage de la littérature classique ; aussi ajouta-t-il avec un haussement d’épaules pragmatique : « Malheureusement, je ne possède pas d’épée.

— Il commence à faire chaud ici », dit-elle, soudain sur ses gardes, les sourcils légèrement levés. « Si nous allions à la proue ? »

Elle n’avait pas tort ; de l’arrière, le batelier pouvait les entendre.

« Bonne idée. »

Ils se déplacèrent à l’avant d’où ils avaient une meilleure vue du lac et de la ligne des collines au loin. Faute de sièges, ils s’installèrent sur le sol légèrement humide.

Elle s’assit en lotus, mais changea vite de position. Adossée au poteau de l’habitacle, elle étira ses longues jambes et ôta ses chaussures. Elle tendit le visage à la lumière et s’épanouit dans un sourire. Le vent ébouriffait ses longs cheveux comme une tentation.

Chen essaya de nouveau de se convaincre que rien ne l’obligeait à être inspecteur principal pour le moment ; il était simplement un homme en compagnie d’une femme qui comptait pour lui.

Une perche bondit hors des algues près du bateau et saisit quelque chose d’invisible dans l’air brumeux. Dans un éclair d’écailles d’argent au-dessus de la saleté verte, elle replongea avec une pirouette puis s’éloigna.

«Merci, Shanshan. J’apprécie cette promenade en bateau, chacune de ses minutes », dit Chen qui sentait que l’instant était éphémère.

Puis il se dit qu’il valait mieux garder ses distances, au moins jusqu’à ce qu’il puisse vérifier certains éléments de l’enquête, en véritable policier cette fois.

« D’après ce que m’a dit Oncle Wang, reprit-il, je n’ai pas une image très claire de ce qui s’est passé dans votre entreprise.

— J’ignore ce qu’il vous a dit, mais il n’est pas au courant de grand-chose. Que voulez-vous savoir ?

— Parlez-moi de ce qui s’est passé récemment, avec le plus de détails possible.

— Pourquoi ?

— Tout d’abord, je suis traducteur de romans policiers, et je m’intéresse tout naturellement à ce genre d’affaire. Ensuite, peut-être pourrais-je vous aider grâce à quelques relations ici », dit-il en lui prenant impulsivement la main.

Elle ne la retira pas, mais au lieu de se tourner vers lui elle regarda la masse verte qui s’étendait jusqu’à toucher presque l’horizon dans la lumière de l’après-midi.

« Je ne sais par où commencer, Chen.

— Commençons par le projet d’introduction en Bourse. Pourquoi cette opération ? Je veux dire, pourquoi maintenant, s’agissant d’une entreprise d’État ? Ou bien par la question de la protection de l’environnement ? Je sais très peu de chose à ce sujet...

— Je ne suis pas non plus une experte des dernières réformes concernant le système de propriété, commença-t-elle lentement. Pour la génération de mes parents, il n’existait dans le pays que des entreprises d’État. Puis les choses ont commencé à changer avec la réforme économique engagée par le camarade Deng Xiaoping. Un nombre croissant d’entreprises d’État ont périclité. Elles pouvaient à peine survivre sur le marché. Certains ont donc proposé une réforme du système de propriété fondée sur l’idée qu’une entreprise ne peut réussir que si elle appartient à quelqu’un. En d’autres termes, à présent que le socialisme et le communisme sont partis à vau-l’eau, tout doit s’inscrire dans la logique capitaliste. Certains en ont tout simplement profité pour prendre à bas prix le contrôle d’un tas d’entreprises d’État.

— Oui, j’ai entendu dire que beaucoup de tractations de ce genre se sont faites sous la table, avec des pertes colossales pour l’État.

— La situation de notre usine est différente. Elle doit être privatisée, mais pas vendue à un individu. Elle deviendra propriété des actionnaires. Liu aurait pu devenir propriétaire de millions d’actions, en les achetant à un “prix interne” extrêmement bas, ou même en les obtenant pour rien par toutes sortes d’astuces. Par exemple, une action valant cinq centimes à son “prix interne” vaudra immédiatement vingt ou trente yuans une fois sur le marché. Liu pouvait en acquérir sans rien payer de sa poche, parce qu’il lui aurait été facile de réunir la somme en hypothéquant l’usine à la banque.

— C’est ce qu’on appelle attraper un loup blanc à mains nues.

— Vous ne vivez finalement pas que dans les livres, Chen, dit-elle en hochant la tête. Dans les pays occidentaux, il va de soi que le propriétaire possède la majorité des actions puisqu’il a créé l’entreprise. Mais des hommes comme Liu ne font que profiter d’une position qui leur permet de transformer la propriété d’État en propriété personnelle, le tout au nom de la réforme économique.

— En effet, ces fonctionnaires du Parti deviennent multimillionnaires, mais ils restent fonctionnaires du Parti, dit-il en la regardant avec stupéfaction. Vous avez présenté un tableau sérieux de la question, Shanshan, comme si vous donniez un cours.

— C’est parce que le projet d’introduction en Bourse est finalement lié au problème de la pollution. Voilà pourquoi je me suis intéressée à la fameuse réforme. Comme la réussite du projet repose sur un excellent bilan, pendant les six derniers mois Liu a déversé des déchets dans le lac comme jamais auparavant afin de réduire à l’extrême les coûts de production. Pour son profit personnel il aurait laissé le monde courir à sa perte. Il avait déjà plus de cinquante ans et il devait se dépêcher. »

Encore une fois, Chen voyait se confirmer ce qu’il avait pressenti. Elle n’était pas une potiche. La situation actuelle de la Chine était complexe. Comme l’avait dit Deng Xiaoping, la réforme était un passage à gué, on marchait sur une pierre après l’autre. Mais personne ne pouvait dire quelle était la suivante. Par exemple, la réforme du système de propriété déroutait la plupart des gens. Certains n’essayaient même pas de comprendre.

Shanshan n’était pas obligée de se préoccuper de ces questions qui ne relevaient pas de son domaine de compétence. Mais elle l’avait fait, en étudiant tous les aspects cachés derrière les problèmes d’environnement.

Ce pouvait être une de ces nouvelles problématiques auxquelles le camarade secrétaire Zhao souhaitait que Chen s’intéresse.

— Merci pour ce cours magistral édifiant. J’ai maintenant une petite idée de ce qu’est une ouverture de capital. Croyez-vous que la mort de Liu puisse être liée à cela, Shanshan ?

— Je ne sais pas.

— Une autre question. Il paraît qu’il est mort dans son appartement-bureau. Vous pouvez me parler de cet endroit ?

— C’est tout près. À cinq minutes de l’usine. Encore un privilège des fonctionnaires du Parti. L’appartement lui a été attribué en reconnaissance de son travail acharné, alors qu’il possédait déjà une maison de deux étages achetée avec les subventions de l’entreprise destinées au logement. Beaucoup de gens travaillent dur à l’usine et n’ont jamais eu de pièce à eux.

— Il y restait seul ?

— Que voulez-vous dire ? Mi, sa petite secrétaire, était sans doute avec lui.

— Il s’y rendait souvent ?

— Une seule personne pourrait le dire, sa petite secrétaire.

— Bien sûr, il fallait qu’elle l’aide dans son travail.

— Et aussi dans son lit.

— Oh, ça... »

Il aurait dû le deviner. De nos jours, un grand patron d’entreprise, qu’elle soit d’État ou privée, devait avoir une « petite secrétaire » en signe de réussite, une jeune fille qui l’accompagne dans son bureau comme dans sa chambre...

« Je vois... Les gens étaient-ils au courant de cette relation ?

— Vous venez de Mars, Chen ? C’est comme ça qu’elle est devenue sa secrétaire. Elle venait à peine de sortir du lycée. Ses qualifications ? Ce n’est un secret pour personne, mais personne ne veut en parler.

— Autrement dit, Mi serait la mieux informée des faits et gestes de Liu ce soir-là, mais aussi de beaucoup d’autres choses.

— Pour autant que je sache, si Liu était là pour affaires, elle se serait occupée de l’organisation. Sinon, elle se serait occupée de faire le lit. »

C’était très différent de la version du sergent Huang selon laquelle Mi ne savait rien des intentions de Liu pour la soirée et avait travaillé très tard au bureau, comme tout le monde ce soir-là, ce que sa collègue avait confirmé.

« C’est exact, dit-il en s’efforçant de ne pas s’exprimer comme un policier. Mais ce soir-là il aurait pu s’agir d’une chose que Liu ne voulait pas qu’elle sache.

— C’est possible. Qui peut dire ce qui se passe réellement entre un homme et une femme ?

— Il devait très bien la payer.

— Dans l’entreprise, elle touchait un salaire correspondant à son poste de secrétaire. Il faut reconnaître que Liu a essayé de sauver les apparences.

— Quoi qu’il ait possédé, elle pouvait tout avoir à la fin. C’était une question de temps.

— Elle n’en était peut-être pas si sûre. Si une “petite secrétaire” ne devient pas “madame” en un ou deux ans, alors elle restera petite secrétaire. Le patron peut avoir toutes sortes de raisons pour faire ou ne pas faire quelque chose. Ce que Liu lui versait dans l’intimité est naturellement une autre histoire.

— Très juste. Et Mme Liu ? Elle aussi connaissait les intentions de Liu pour la soirée, n’est-ce pas ?

— Je l’ignore, mais elle était au courant pour la petite secrétaire... »

Le sampan tangua, Shanshan posa la main sur l’épaule de Chen pour garder l’équilibre.

« Parlez-moi maintenant de votre dispute avec Liu, environ une semaine avant sa mort, paraît-il.

— Vous avez appris beaucoup de choses, Chen. Nous nous sommes disputés plusieurs fois. Liu plaçait le profit au-dessus de tout. C’est ce qui faisait de lui ce qu’il était. Non seulement un directeur général mais aussi un représentant de la réforme économique souvent cité en exemple. N’importe qui dans sa situation aurait probablement eu pour priorité de maintenir la production quoi qu’il en coûte. Quant à moi, je devais faire mon travail d’ingénieur en environnement.

— Vous avait fait ce qu’il fallait.

— Mais ce jour-là, il y a environ une semaine, il m’a rembarrée et s’est mis à crier dans son bureau. On a pu entendre notre dispute. » Elle ajouta doucement : « Je ne veux pas dire du mal de lui à présent qu’il est mort. »

Il y eut un court silence. Un autre poisson sauta et retomba dans une gerbe d’eau. Chen se dit qu’ils devaient se trouver au milieu du lac.

« Voici l’usine de produits chimiques Numéro Un de Wuxi, dit-elle soudain en indiquant la rive à leur gauche. Je peux vous montrer quelque chose là-bas. »

Chen se leva et ordonna au batelier de se diriger vers l’endroit qu’avait désigné Shanshan. L’homme eut l’air perplexe. C’était loin de tout site pittoresque. Aucun touriste ne pouvait s’y intéresser. Il obéit néanmoins aux instructions de son client.

« Arrêtons-nous un moment », demanda la jeune femme. Puis, se tournant vers Chen : « Regardez bien l’eau ici. »

Il avait déjà remarqué une différence de couleur près de l’usine. Mais ce n’était pas tout. Ici, l’eau était recouverte d’une sorte de lourd linceul vert sombre, consistant, presque solide, qui s’étendait au loin. Il n’avait jamais rien vu de pareil dans la rivière Huangpu à Shanghai, ni d’ailleurs dans aucun autre cours d’eau.

— Vous voyez quelque chose là qui ressemble à un barrage ?

— Oui, qu’est-ce que c’est ?

— On accepte cette horreur verte ici parce qu’il n’y a pas de visiteurs, mais pas près du parc, et sûrement pas près du Centre. Ce barrage sert à la dissimuler aux touristes tels que vous. »

L’attitude de Shanshan semblait avoir changé ce matin-là. Elle parlait avec moins de réserve. C’était compréhensible après l’interrogatoire de la veille, se dit Chen. Mais peut-être aussi cela faisait-il d’elle un témoin peu fiable. Il décida d’écarter cette idée.

« Ici ce n’est pas le plus affreux, ajouta-t-elle. À trois kilomètres, c’est encore pire.

— Je viens de lire un article dans le journal qui indique que le problème des algues vertes remonte à loin.

— Comment pouvez-vous croire les journaux du Parti ? Jamais ils ne feraient le lien entre désastre écologique et pollution industrielle. Autrefois, on trouvait une petite nappe verte ici ou là, et l’eau était parfois trop chargée en éléments nutritifs à cause du temps, mais sa qualité n’était pas affectée partout dans le lac. Aucune comparaison. »

Elle parlait avec ferveur pour justifier son travail. Mais ce n’était pas nécessaire avec lui ; il savait qu’elle faisait ce qui était juste. Il essaya de dire quelque chose de plus léger.

«L’eau me rappelle un poème Tang à propos du Sud : L’eau printanière ondule plus bleue que les cieux, adossé / contre une barge peinte, / je m’endors en écoutant la pluie. Avec l’arrivée du printemps, l’eau du lac devient verte plus ou moins naturellement. D’une certaine façon, on peut toujours dire que c’est poétique.

— Vous croyez vraiment ? »

Puis elle fit une chose à laquelle il ne se serait jamais attendu. Elle pivota et plongea les pieds dans l’eau.

Il ne comprit pas pourquoi elle avait soudain décidé de se tremper à cet endroit, ses chevilles si blanches sur l’eau sombre et malodorante. Il se pencha sur elle et de longs cheveux noirs s’égarèrent sur sa joue. Il se demanda s’il devait l’imiter et commença à délacer ses chaussures. Mais déjà elle retirait les pieds de l’eau, couverts, comme s’ils étaient peints, d’une couche verte poisseuse...

« Vous trouvez ça poétique ?

— Vous n’aviez pas besoin d’aller aussi loin, Shanshan. »

Ne trouvant pas de mouchoir à proximité, il utilisa des serviettes en papier pour l’aider à essuyer les algues. Il eut bientôt les mains souillées, lui aussi.

Il n’aurait su dire s’il trouvait cela poétique. Et si c’était sur un mode presque surréaliste et néanmoins touchant. Ses plantes de pied nues dociles dans ses mains, ses orteils souples entre ses doigts maladroits, elle lui apparut inexplicablement vulnérable. Il ne la connaissait que depuis deux jours, et elle ignorait qu’il était policier.

Mais elle avait prouvé ce qu’elle avançait. Voilà au moins quelque chose qu’il n’avait jamais lu dans la poésie classique.

« Rentrons, dit-il au batelier.

— Où ça ?

— Au Centre de détente pour cadres.

— Oh ! » fit l’homme, et de nouveau il eut une expression perplexe à la vue de la saleté sur les pieds de l’une et les mains de l’autre.

« Vous voulez rentrer ? » Elle aussi regarda Chen avec surprise.

« Je ne suis pas un expert comme vous, Shanshan. Mais je ne crois pas qu’une exposition prolongée aux produits chimiques vous fasse du bien. Vous devez tout de suite vous laver les pieds avec de l’eau propre.

— J’apprécie votre offre, mais vous n’avez pas à vous inquiéter », répondit-elle en secouant la tête.

Il secoua la tête à son tour d’un air décidé.

Ils restèrent ainsi un long moment, en silence. Il tenait toujours les pieds de Shanshan entre ses mains.

A l’arrière, le rameur s’activait en regardant de temps à autre par-dessus son épaule.

Ils arrivèrent bientôt en vue de la clôture du Centre au bas de la colline.

« Arrêtez-vous, demanda Chen, nous descendons ici.

— Ici ? » répéta l’homme qui ne voyait ni débarcadère ni entrée.

Chen lui demanda d’avancer jusqu’à une sorte de ponton proche de la porte invisible dans la clôture.

« Je connais un raccourci par là », dit-il et il paya l’homme généreusement. « C’est pour la journée complète, comme convenu, plus cinquante pour le repas, et un pourboire pour les chansons. C’est suffisant ?

— Plus que suffisant, monsieur. Merci beaucoup. Mais vous êtes du Centre, ça n’est pas étonnant. Pardonnez-moi, un vieil homme n’a d’yeux que pour reconnaître le mont Tai. »

C’était une vieille expression souvent employée pour dire qu’on n’a pas reconnu quelqu’un d’important.

Chen aida Shanshan à gagner la rive, ses chaussures à la main. Le sol était plein de gravillons sous ses pieds nus. Un instant, elle s’appuya légèrement contre son épaule. Il lui indiqua la maison, éclatante sous le soleil d’après-midi.

« C’est là que je loge.

— Oh, on dirait une villa.

— C’en est une. Allons-y, vous vous laverez les pieds et vous boirez quelque chose.

— Non, pas aujourd’hui, répondit-elle en regardant le sol. De quoi aurais-je l’air dans votre Centre pour cadres supérieurs.

— Dans la littérature classique, on parle de “fleurs de lotus qui marchent” pour évoquer une beauté aux pieds nus. Où est le mal ?

— Vous êtes de nouveau sarcastique. Non, pas question. Je ne veux pas mettre de désordre chez vous.

— C’est déjà en désordre.

— Un autre jour. Je garde votre invitation en tête. Ce n’est que partie remise.

— Gardez-la en tête. Quand vous viendrez, si vous arrivez par l’entrée principale, tournez à droite au premier croisement et vous verrez la villa blanche. Numéro 3A. Vous ne pouvez pas la manquer. Le soir, ses fenêtres sont ombragées de vert sur fond de lac miroitant.

— J’aimerais pouvoir en dire autant de ma chambre au dortoir. Numéro 3B, c’est le seul point commun. Petit comme un morceau de tofu. Mais personne au Centre ne souhaite la voir.

— Pourquoi pas ? Je prends cela comme une invitation. »

Ils arrivèrent à la porte découpée dans la clôture. Elle reprit ses chaussures sans pourtant les remettre.

« Merci pour tout, Chen.

— Merci, Shanshan. »

Un instant il la suivit des yeux marcher pieds nus sur la route, se retourner en sortant son portable sans l’écouter, l’éteindre, et hâter le pas.