Lorsque Chen se précipita dehors, la jeune femme avait disparu.
Elle avait dû tourner à l’intersection, mais dans quelle direction ?
Sa réaction pouvait se comprendre. Elle avait demandé quel était son lien avec Huang et il avait esquivé la question. Il avait ses raisons pour agir ainsi, du moins tant que durait l’enquête.
L’inspecteur tourna dans une petite rue en pensant que celle-ci pouvait le mener au Centre et réfléchit à ce qu’il venait d’apprendre de plusieurs sources différentes. Il fallait y mettre de l’ordre.
Puis il la vit qui marchait devant lui.
« Shanshan », appela-t-il et il se mit à courir. « Je vais vous expliquer.
— Vous êtes odieux, répondit-elle sans ralentir. L’officier Huang vous écoutait avec vénération en hochant sans cesse la tête comme un pantin. Vous allez encore me dire que vous l’avez rencontré par hasard ?
— Je vous dois des excuses. » Il était décidé à lui révéler ses relations sinon son identité. « J’ai des relations ici. Je ne tiens pas à m’en vanter ni à vous en parler, mais dans la Chine d’aujourd’hui, on ne peut rien faire sans relations, vous le savez.
— Ne gaspillez pas votre salive à me donner des explications. » Elle marchait tête baissée. « Je m’étonne qu’un maître en relations tel que vous ait du temps à me consacrer.
— Ne dites pas cela, Shanshan. Quant au sergent Huang, il se trouve qu’il est véritablement admiratif des romans policiers que j’ai traduits. C’est la pure vérité et c’est pourquoi il me traite de maître. En fait, je ne connaissais pas Huang avant de venir ici, mais après avoir fait votre connaissance j’ai pensé que je devais développer cette relation ici, vous savez pourquoi.
— Vous avez beaucoup de relations, anciennes et nouvelles, vous me l’avez déjà dit », répondit-elle, toujours avec un ton incrédule.
« Je vais vous dire ce qu’il vient de m’apprendre. D’après lui, les choses se présentent de plus en plus mal pour Jiang.
— Comment ça ?
— Il va être inculpé du meurtre de Liu. » Il ajouta : « Je ne connais Jiang ni d’Eve ni d’Adam. Quoi qu’il lui arrive, ce n’est pas mon affaire. Mais vous êtes impliquée. C’est pourquoi je devais vous dire que j’avais rencontré Huang par hasard. Parce que ce ne serait bon pour personne de révéler cette relation. Notamment à ce stade.
— Qu’attendez-vous de moi ? » Elle semblait se remettre peu à peu du choc initial.
« Nous devons parler, Shanshan. »
Ils devaient avoir fait un bon bout de chemin sans s’occuper de la direction qu’ils prenaient. Un nouveau virage les amena au début de la petite route pittoresque qui menait au Centre.
Elle ralentit le pas et s’arrêta, hésitant à aller plus loin en sa compagnie. C’était pour Chen la seule route familière de Wuxi. Ils se rappelait certains panneaux touristiques qu’il avait déjà vus.
« Je crois qu’il y a un pavillon à mi-hauteur de la colline. Ce devrait être tranquille. Allons-y. »
Elle le suivit en silence. Ils montèrent les marches à demi recouvertes de mousse et d’herbe.
Sur leur gauche, la paroi plane de la falaise était gravée de caractères en rouge ou noir laissés des années plus tôt. Parmi eux, un couplet de Qian Qianyi, un ministre de la dynastie des Qing qui avait d’abord servi sous les Ming. Il était couvert en partie par « La Longue Marche », un des poèmes de Mao, gravé par des Gardes rouges pendant la Révolution culturelle. En dessous du poème, un serment romantique inscrit par un jeune couple avec leurs noms sous un cœur rouge. Sans doute pensaient-ils qu’ainsi ils resteraient aussi longtemps que la pierre.
Puis le chemin se fît accidenté, glissant, et même traître par endroits avec ses marches de pierre branlantes, serpentant parmi les mélèzes et les fougères. Heureusement, une brise leur parvenait entre les petits épicéas tandis qu’ils montaient avec effort.
Ils arrivèrent à un vieux pavillon délabré au toit de tuiles jaunes vernissées soutenu par des poteaux vermillon. Ceux-ci entouraient un banc de bois en arc de cercle avec un ravissant dossier en treillis.
Chen eut une impression passagère de déjà-vu. Étrange. Aucun endroit ne ressemblait au vieux pavillon dans le parc de la Tête de Tortue.
Shanshan s’assit en s’appuyant contre le poteau et s’éventa avec un journal tiré de sa poche. Il prit place à côté d’elle, le bras étendu sur le dossier.
« Jiang va être accusé et condamné, je le crains, commença Chen. Dans deux jours.
— Comment est-ce possible ? Ils n’ont pas l’ombre d’une preuve.
— Ils croient en avoir. Et c’est ce qui compte. Ce ne sont pas des policiers ordinaires, vous savez. C’est la Sécurité intérieure.
— Mais pourquoi ?
— Derrière l’affaire il y a la politique, Shanshan, dit-il prudemment. Jiang est un empêcheur de tourner en rond pour les personnages haut placés, pas seulement à Wuxi, à Pékin aussi.
— À cause des questions d’environnement, je sais. Je suppose que vous êtes au courant de tout.
— Une fois le jugement prononcé, personne ne pourrait retourner la situation quelles que soient ses relations. J’ignore pratiquement tout de Jiang et je ne suis pas en mesure de le défendre. Et j’ai vraiment besoin de vous parler.
— Je comprends, Chen. Désolée de m’être autant emportée.
— Vous n’avez pas à vous excuser. »
Ils gardèrent le silence plusieurs minutes.
Il secoua son paquet de cigarettes pour en sortir une. Cette fois, il ne lui demanda pas la permission et l’alluma.
Le ciel au loin était tacheté de nuages blancs comme des voiles égarées, se déplaçant sans but, effilochées sur les bords.
« J’essaie de vous aider, Shanshan, répéta-t-il. S’il vous plaît, dites-moi ce que vous savez sur Jiang. »
Elle resta immobile sans répondre, semblable à une statue. La colline s’étendait à leurs pieds tel un rouleau de peinture traditionnelle de paysage.
« Je ne peux espérer être utile et vous tirer d’affaire qu’en l’innocentant, ajouta-t-il gravement.
— Je ne vois pas comment vous pouvez être utile », répondit-elle doucement.
Mais elle commença à lui raconter ce qu’elle savait.
Jiang avait débuté comme chef d’entreprise à Wuxi à la fin des années quatre-vingt. Après s’être fait une petite fortune grâce aux premières vagues de la réforme économique, il avait pris conscience de la détérioration de l’environnement dans la région. Né à Wuxi où il avait grandi près du lac, il considérait qu’il avait la responsabilité d’attirer l’attention sur ce problème. Au début, ses efforts avaient bénéficié de soutiens et il avait obtenu un certain succès. Les médias parlaient de lui comme d’un combattant. Il était même passé à la télévision de la province et à la radio. En parlant et en écrivant à partir de sa propre expérience des problèmes de l’industrie locale, il avait réussi à faire changer les pratiques de plusieurs usines, du moins en apparence.
« Ensuite, Jiang a pris les problèmes plus au sérieux. Il a vendu son affaire et s’est consacré à plein temps à la protection de l’environnement. Il parvenait à vivre modestement de ses conférences et de ses articles. Mais ses efforts dérangeaient de plus en plus certains Gros-Sous, en particulier ceux qu’ils critiquaient nommément. Ceux-ci ont donc déclenché une violente contre-attaque, prétendant qu’il ne recherchait que sa propre publicité aux dépens d’entreprises respectueuses des lois, et que ses articles étaient du mauvais travail d’amateur dénué de fondement scientifique.
« Puis ils sont allés plus loin et ont fait appel aux autorités de la ville. Après tout, la réussite de Wuxi dépendait de l’essor de son industrie, qui ne pouvait se permettre d’être discréditée. Les dirigeants n’ont pas hésité à faire pression sur lui.
« Jiang s’est acharné contre les usines qui continuaient à polluer le lac. Après des recherches approfondies, il a envoyé des rapports détaillés à plusieurs journaux et revues. A sa grande consternation, ceux-ci les lui retournaient invariablement et il a appris que des instructions avaient été données aux médias pour qu’ils rejettent ses travaux. Ces entreprises étaient intouchables parce qu’elles constituaient l’essentiel du PIB local. Il a continué à adresser des lettres et des rapports aux autorités nationales, au plus haut niveau, une persévérance qui a fini par faire de lui un “fauteur de troubles”.
« D’après ses recherches, la plupart des entreprises de Wuxi étaient en faute, loin de répondre aux normes relatives à l’environnement, et la situation était aggravée par l’approbation du gouvernement.
« Il est devenu encore plus gênant en atteignant les médias étrangers par des “moyens illégaux”, comme l’ont dit les autorités locales. Il a pris contact avec des correspondants occidentaux qui le rémunéraient parfois et faisaient publier ses articles, lesquels, aussi ironique que cela puisse paraître, sont parvenus à revenir en Chine, et même dans certains “bulletins internes” destinés aux dirigeants de Pékin. Son nom figurait sur une liste noire, mais ces usines ont continué à produire, comme avant, aux dépens de l’environnement.
« Alors il a modifié sa tactique en menant des études de terrain, photos et chiffres à l’appui, avant de les présenter aux usines en question en leur demandant de corriger leurs pratiques. Si elles ne faisaient rien dans ce sens, il publiait ses articles sur le Web avec photos significatives et informations concrètes. Ses interventions sur le Web sont devenues très influentes et ont attiré des milliers de réponses d’internautes. La propagation de ces informations à travers un nombre croissant de personnes est devenue une grave préoccupation pour les autorités.
« Et finalement, il y a eu tout à coup cette accusation disant que Jiang gagnait une fortune en faisant chanter les patrons d’usines. L’un d’eux est allé jusqu’à montrer une lettre de Jiang où il avait écrit : “Si vous ne réagissez pas, vous devrez en payer le prix.” C’était un avertissement, sans aucun doute, mais trop vague pour être considéré comme du chantage.
« Bref, depuis deux ans, les tentatives se succèdent pour le faire tomber. Mais je le crois incapable de faire du chantage par intérêt personnel. »
Chen l’avait écoutée attentivement, sans l’interrompre ni faire de commentaire. Au loin, une brume légère commençait à adoucir les collines. La lumière de l’après-midi qui dessinait sa silhouette déclinait peu à peu.
« Mais comme vous l’avez dit, il avait vendu son affaire et il devait gagner sa vie, reprit Chen. Actuellement, il ne gagne rien pour ses conférences et ses articles.
— J’imagine qu’il avait gagné assez avant de devenir un activiste.
— Quel genre d’homme est-il à votre avis ?
— Ce n’est pas un meurtrier, j’en suis certaine. » Comme si cela lui venait à l’esprit après coup, elle ajouta : « Naturellement il a ses défauts. Par exemple il aime trop se mettre en avant. Et il est suffisant. Quand une entreprise le rémunérait comme consultant, il ne disait pas non. Il avait prévu d’utiliser l’argent pour son travail en faveur de l’environnement, mais ce n’était pas une bonne idée.
— En quoi ses activités vous ont-elles affectée ?
— J’ai fait sa connaissance il y a environ un an. Nos intérêts communs nous ont amenés à nous rencontrer. Une fois, je lui ai parlé du problème de l’entreprise en citant plusieurs résultats de recherches qu’il a repris dans un rapport spécial.
— Et il est allé voir Liu avec ce rapport ?
— C’est possible. Ensuite, Liu a été furieux de ma “trahison”, bien qu’il n’y ait rien eu de secret ni de confidentiel. N’importe qui pouvait en avoir connaissance en cherchant convenablement. Mais j’ai été fâchée contre Jiang. Il aurait dû penser aux conséquences avant de montrer ce rapport à Liu. Il m’a dit qu’il n’avait pas mentionné mon nom, mais cela ne changeait rien au fait que c’était moi qui lui avais fourni les éléments, ce qui revenait au même. J’étais tellement furieuse que j’ai cessé de le voir. »
Il remarqua le choix des mots : cessé de le voir. Une indication subtile sur la nature de leur relation.
« C’était donc il y a plusieurs mois ?
— Oui. J’ignore ce qu’il a fait depuis.
— Il y a environ deux mois, en mars, je pense, il a revu Liu. Dans le bureau de l’usine. Et ils se sont disputés.
— Quoi ? C’est impossible. Il savait que j’étais contrariée et il m’a promis de s’attaquer à d’autres entreprises. Il a dit qu’il y en avait beaucoup dans la région.
— C’était peut-être une question de conjoncture. Avec l’ouverture prochaine du capital de l’entreprise, il est vraisemblable que Liu aurait choisi le compromis, c’est du moins l’opinion de la Sécurité intérieure.
— Je continue à penser que Jiang ne serait pas venu à l’usine.
— Mi l’a vu se disputer avec Liu dans le bureau.
— Quand ?
— Début mars, la veille de la journée de la Femme, Mi a été formelle. »
Shanshan ne réagit pas. Elle demeura un instant les yeux fixés sur Chen puis les détourna sur quelque chose de beaucoup plus lointain.
L’air devenait frais sur la hauteur, même pour cette époque de l’année. Soudain il remarqua en elle quelque chose de vulnérable. Elle se redressa, les bras ballants, les mains légèrement ouvertes, comme suppliante. Elle n’avait cependant rien dit encore à propos de sa relation avec Jiang. Chen décida de ne pas insister. Elle finirait par lui dire ce qu’elle voulait lui dire.
En dehors des considérations personnelles, Chen avait à présent une vision claire des circonstances du meurtre. Pour le gouvernement local, un effort en faveur de l’environnement ne devait pas compromettre l’apparence de « société harmonieuse » qui dépendait de l’accroissement constant du PIB grâce aux usines qui déversaient leurs déchets industriels dans le lac. En dénonçant les problèmes aux médias occidentaux et sur le Web, Jiang était devenu politiquement intolérable. La Sécurité intérieure devait donc l’avoir suivi depuis longtemps. Cela expliquait la rapidité avec laquelle elle était intervenue dans l’affaire.
« C’est compliqué, n’est-ce pas ? » dit Shanshan comme si elle lisait dans ses pensées.
C’était compliqué parce qu’il n’arrivait pas à exclure la possibilité que Jiang soit un criminel, même si l’hypothèse d’une persécution politique lui paraissait beaucoup plus vraisemblable.
« À qui d’autre avez-vous parlé dans l’usine ? demanda-t-elle soudain sur le qui-vive. Vous n’avez pas retrouvé l’officier Huang rien que pour déjeuner à la cantine, n’est-ce pas ?
— Vous avez raison. Nous avons parlé à Mi et à Fu. Mais je ne suis pas un policier ici, c’est surtout Huang qui a parlé. Ils ne nous ont rien appris de nouveau ou d’utile. J’ai aussi parlé à Mme Liu chez elle. Avec Huang, bien sûr.
— Vous avez enquêté comme un policier. »
Il ignora le sarcasme de sa remarque.
« Il y a quelque chose de bizarre chez Mme Liu, mais je ne sais pas quoi. Elle fait des voyages fréquents à Shanghai, presque toutes les semaines, pour jouer au mah-jong. Comment peut-elle se le permettre ?
— L’argent n’est rien pour elle. Liu en gagnait beaucoup, dix pour cent des bénéfices annuels de l’entreprise d’État comme bonus. Et ce n’est que son revenu légal. Sans parler des sommes provenant de la zone grise.
— Mais elle devait être au courant pour sa petite secrétaire. Comment pouvait-elle le laisser seul à Wuxi ?
— Elle savait pour ses petites secrétaires. Mais j’ai entendu dire qu’ils avaient passé une sorte de marché, il lui donnait beaucoup d’argent. Il a déclaré une fois qu’il s’était acheté un environnement domestique sûr, un luxe coûteux, mais nécessaire.
— Un instant, Shanshan. Ses petites secrétaires ? Liu en avait une autre en plus de Mi ?
— Au moins une avant Mi, à ma connaissance.
— Qu’est-elle devenue ?
— Jetée comme une vieille serpillière.
— Pouvez-vous en apprendre davantage sur elle ?
— Je peux essayer. Une fille de karaoké, paraît-il. Quant à Mi, elle travaillait dans un salon de massage des pieds. Pour un cadre du Parti d’une grande entreprise d’État, c’était très malin de sa part d’entretenir un foyer calme et sûr en se montrant généreux avec sa femme. En même temps il avait Mi pour le servir de la tête aux pieds comme une concubine dans son appartement-bureau.
— Je vois la logique de votre analyse.
— Que vous ont dit Mi et Fu ?
— Mi a décrit la vie de famille de Liu comme très malheureuse. Je crois comprendre pourquoi. Pour justifier son existence de petite secrétaire. Fu n’a pas raconté grand-chose. Lui aussi vient de Shanghai. Et il a dit qu’il s’y rendait ce soir.
— Il y retourne très souvent. Maintenant qu’il est le grand patron, il peut le faire quand il en a envie. » Elle ajouta soudain : « Je me demande ce que va devenir l’entreprise... et la Chine. »
Cela lui rappela les mots de Fan Zhongyan, poète et homme d’État de la dynastie des Song. Joyeux de la joie du pays, et attristé de la tristesse du pays. Hélas, en qui puis-je trouver un tel compagnon ?
Accablée par les soucis, Shanshan venait d’exprimer un sentiment semblable.
Elle se distinguait réellement en ces temps avides de possession et luttait en faisant fi des considérations matérielles personnelles. Elle lui rappelait ses années lointaines d’université, quand il avait chéri lui aussi ces rêves idéalistes passionnés.
Leurs regards se rencontrèrent et ne se quittèrent plus. Une brise capricieuse leur parvenait à travers les arbres, comme une chanson égarée.
Deux lignes qu’il avait écrites plus tôt lui revenaient en tête... quand tu n’appartenais plus / ni à un lieu, ni à un temps, ni à toi-même. Des vers qu’elle lui avait inspirés, il le savait.
Il ne sut pourtant que dire, et il finit par répéter ses formules de policier.
« Merci pour ces informations, Shanshan. Et si vous remarquez quelque chose d’inhabituel, faites-le-moi savoir. »