13

C’était un des rares matins où l’inspecteur Yu de la police de Shanghai n’était pas obligé de se lever tôt. Ce samedi-là, de toute façon, il n’en avait aucune envie.

L’horloge au mur indiquait huit heures trente, mais il était encore au lit avec Peiqin. Qinqin, leur fils unique, était parti vers six heures à Pudong pour une session de révisions intensives en vue de son prochain examen d’entrée à l’université.

Une mince cloison séparait leur chambre de celle de Qinqin et ils n’avaient guère de véritable intimité, mais ce matin-là c’était différent.

Peiqin s’assit adossée à deux oreillers pour regarder la télévision en mettant le volume assez fort. Elle non plus ne voulait pas aller au marché de bonne heure. Comme Qinqin était absent pour la journée, elle n’avait aucune raison de préparer un repas spécial.

Yu resta étendu près d’elle, satisfait. Il aurait aimé fumer une cigarette au lit, mais il savait à quoi s’en tenir.

Il pensa lui parler de son travail en cours, mais changea d’avis. C’était un précieux moment de tranquillité. Il y avait plusieurs « affaires spéciales » pas trop spéciales pour lesquelles il n’était pas pressé. L’inspecteur principal Chen serait de retour dans une semaine.

Peiqin éteignit la télévision comme si elle avait songé à la même chose que lui.

« Tu as eu des affaires spéciales dernièrement ?

— Non, pas vraiment. L’une d’elles concerne un fonctionnaire de l’administration. Mais il est déjà un tigre mort et ce n’est plus qu’une question de procédure. Une liste de ses méfaits, puis un éditorial dans le quotidien Libération saluant la détermination du Parti dans la lutte contre la corruption. Une autre affaire concerne des dissidents qui ont voulu lancer une pétition pour le progrès des droits de l’homme. Je ne pense pas que notre brigade puisse faire quelque chose. Les autorités de Pékin les ont mis depuis longtemps sur la liste noire. C’est couru d’avance. Même Chen ne peut rien y faire.

— Alors pourquoi ces vacances soudaines de ton inspecteur principal ? »

Il avait plus ou moins prévu la question. Le caractère impénétrable de Chen était devenu un des sujets de conversation préférés de Peiqin. « Je ne vois rien ici qui ait nécessité de déranger Chen.

— Il t’a donné une explication pour ses vacances ?

— Aucune .

— Mais on ne peut jamais savoir ce que ton patron mijote vraiment. Tu te rappelles ce voyage à Pékin il n’y a pas si longtemps ? Je n’ai rien contre lui, tu le sais...

— Certains disent qu’il va peut-être devoir quitter bientôt son poste pour avoir irrité quelques personnages haut placés. Ses vacances pourraient n’être qu’un moyen de sauver la face. Mais je ne pense pas. Elles ont été organisées par le camarade secrétaire Zhao, ce qui montre au moins que Chen est toujours dans les bonnes grâces de Pékin. Ce ne sont probablement que des vacances. Ce qui n’a rien d’impensable.

— Il a besoin d’une pause, si on pense qu’il a fait une dépression nerveuse il n’y a pas longtemps et que son ex-petite amie en a épousé un autre. Des vacances lui feront sûrement du bien. Mais je me demande quand même ce qu’il fait à Wuxi. Je le vois mal se reposer en buvant du thé ou en faisant du tourisme. On dirait que ton patron apporte les ennuis partout où il va.

— J’ai appris quelque chose sur ce qu’il fait à Wuxi. Par le sergent Huang, un jeune policier de là-bas. D’après lui, Chen pourrait bien avoir une aventure de vacances. Avec une jolie femme, beaucoup plus jeune.

— C’est vrai ? s’exclama Peiqin en se redressant. Il sait y faire avec les femmes.

— Mais la chance n’est peut-être pas avec lui. Selon Huang, il y a un os. Elle est liée à un homme qui a des ennuis. De gros ennuis... »

C’est alors que le téléphone sonna.

« Oh, inspecteur principal Chen, dit Yu. Nous parlions justement de vous.

— Yu, je dois vous demander un service.

— Oui, chef ?

— J’ai besoin que vous fassiez une vérification sur une personne à Shanghai. Elle vit à Wuxi, mais elle vient de Shanghai et elle continue à s’y rendre régulièrement.

— Une jeune femme ?

— Mais non ! Elle a la cinquantaine. Mme Liu. Son mari, directeur d’une grande usine de produits chimiques, a été assassiné il y a quelques jours.

— Je vois. Il s’agit donc de votre enquête à Wuxi, exact ?

— Non. Ce n’est pas mon enquête. Je suis en vacances ici. C’est l’affaire de la police de Wuxi, mais j’ai besoin de votre aide. Mardi soir dernier, elle était à Shanghai et jouait au mah-jong avec trois partenaires. Je vais vous envoyer par SMS son adresse à Shanghai ainsi que le nom et le numéro de téléphone d’un des trois joueurs qui se trouvaient avec elle ce soir-là.

— Vous voulez que je vérifie son alibi.

— Oui, mais pas en tant que policier si vous pouvez l’éviter. Des policiers de Wuxi ont déjà fait des enquêtes préliminaires, mais elle n’est pas suspecte, pas exactement. » Comme s’il venait d’y penser, Chen se hâta d’ajouter : « Pendant que vous y êtes, trouvez aussi des informations sur un homme qui s’appelle Fu. Il travaille à Wuxi, mais lui aussi vient de Shanghai. Et il y sera ce week-end.

— Pourquoi ? Il y a un lien entre les deux ?

— Il pourrait y avoir quelque chose que je n’ai pas encore saisi. La police de Wuxi ne s’est pas renseignée sur lui. Pour elle, il n’est pas suspect. Je suis simplement curieux. Ce n’est sans doute qu’une intuition sans fondement. »

Bizarre. Le ton de Chen était loin d’exprimer le doute.

« Il vit dans le secteur de la vieille ville, tout près de l’intersection entre la rue de Renmin et la rue du Henan, plus au sud. Je vous envoie aussi son adresse à Shanghai. Si ma mémoire est bonne, ce ne devrait pas être très loin de l’ancien domicile de Peiqin.

— Je m’en occupe, chef. Vous voulez que je cherche quelque chose de précis ?

— Tout ce que vous pourrez. C’est samedi, je sais. Je vous le revaudrai, Yu. Et saluez Peiqin de ma part. »

« Quoi de neuf ? » demanda Peiqin dès que Yu eut raccroché.

Yu lui répéta les requêtes de Chen, qui paraissaient n’avoir aucune raison d’être si ce dernier était vraiment en vacances à Wuxi. Il aurait souhaité avoir davantage d’explications, mais l’inspecteur principal devait avoir ses raisons, comme toujours.

« Nous ferons de notre mieux pour l’aider, naturellement. »

Yu se leva, souriant du « nous » qu’elle avait employé spontanément. Comme toujours, elle était impatiente de participer.

Au début, elle l’avait suivi avec réticence dans ses responsabilités. Mais depuis qu’il était le partenaire de l’inspecteur principal elle avait beaucoup changé. En fait, elle avait contribué à sa manière à plusieurs enquêtes difficiles.

Après vérification du SMS, il composa le numéro de la femme du nom de Bai qui s’était trouvée avec Mme Liu le soir du meurtre. Elle n’était pas chez elle. Yu lui laissa un message demandant qu’elle le rappelle dès qu’elle le pourrait.

« Nous pouvons essayer de parler à ses voisins pour commencer.

— Bonne idée. »

C’était finalement pour eux un samedi d’activité, pas du tout celui que Yu avait d’abord envisagé. Mais il n’allait pas s’en plaindre.

Peu après, ils partirent pour l’ancien quartier de Mme Liu à Zhabei, une zone qu’ils connaissaient mal. Avant 1949, Zhabei ressemblait à un ramassis de vieilles maison délabrées et d’usines laides et sales, puis les « logements ouvriers » en béton des années soixante et soixante-dix ne l’avaient guère embelli. Ni Yu ni Peiqin n’avaient d’amis ni de parents à Zhabei, où il n’y avait ni magasins connus ni distractions. Compte tenu de la circulation infernale de Shanghai, ils n’avaient jamais eu de raison valable de prendre deux heures pour s’y rendre.

Mais Zhabei aussi avait beaucoup changé ces dernières années. Lorsqu’ils sortirent du métro dont la ligne venait d’être prolongée, ils découvrirent un grand nombre de nouvelles tours portant des noms et représentant des marques qu’ils n’avaient vus qu’à la télévision.

L’impression générale était néanmoins singulièrement mitigée. À deux ou trois pâtés de maisons d’un gratte-ciel ultramoderne, ils aperçurent des transversales miteuses aux bâtiments délabrés, de petites allées aux entrées sordides et des scènes qu’ils auraient crues d’un autre âge.

Ils s’approchèrent d’une petite épicerie familiale à l’entrée de l’allée où avait vécu Mme Liu. Ils eurent l’agréable surprise d’apprendre que la propriétaire, une quinquagénaire loquace appelée Xiong, connaissait bien Mme Liu dont elle avait été la voisine et l’amie d’enfance.

À en croire Xiong, Mme Liu revenait très régulièrement, bien que ses parents soient décédés, et son ancien logement restait la plupart du temps inoccupé, sauf lorsqu’elle invitait des visiteurs occasionnels. Parmi ses anciens voisins, Mme Liu jouissait de beaucoup de prestige pour en avoir invité une fois un important groupe dans un restaurant chic. Elle possédait également un appartement luxueux à Xujiahui, un des quartiers sélects de Shanghai, mais ne semblait pas y aller souvent. Aucun de ses voisins de Zhabei ne l’avait jamais vu, mais son seul emplacement en disait long sur la richesse de Mme Liu.

« Vous devriez voir comment elle joue au mah-jong, cent yuans la partie, plus les pourboires, comme si elle avait une machine à fabriquer les billets, dit Xiong avec fierté.

— Elle fait tout ce chemin pour jouer au mah-jong... Est-ce qu’elle perd aussi beaucoup ?

— Elle ne sera pas ruinée par une table de mah-jong, inutile de vous inquiéter. Pour une femme, un bon mari est beaucoup plus important qu’un bon travail, décréta Xiong. Elle a eu du nez avec les hommes. En ce temps-là, Liu était encore un rien-du-tout de la campagne, et elle l’a quand même suivi à Wuxi. Personne n’aurait eu sa clairvoyance. Pas étonnant qu’il lui donne tout ce qu’elle veut. »

Toutes ces informations n’apportaient rien. En dépit de la grande amitié qu’elle prétendait entretenir avec Mme Liu, Xiong n’était même pas au courant de la mort de son mari.

Yu et Peiqin s’adressèrent ensuite à d’autres voisins dont ils ne tirèrent pas grand-chose non plus. Certains, méfiants face à leurs questions, refusèrent de répondre. Ils réussirent à monter jusqu’au logement que Mme Liu conservait dans un modeste bâtiment à un étage. Il était verrouillé, bien entendu, mais de l’extérieur il n’était pas différent des autres.

Ce qu’ils avaient trouvé sur Mme Liu représentait donc l’histoire d’une réussite, surtout par contraste avec ses voisins, se dit Yu en cherchant une cigarette dans sa poche, mais il décida de ne pas la sortir devant Peiqin.

Pourquoi Mme Liu continuait à venir dans ce malheureux quartier n’en restait pas moins un mystère. Sa famille n’avait pas été tellement riche, quoique peut-être bien vue dans le quartier. La seule explication que put imaginer Yu fut qu’elle voulait se pavaner, mais quel intérêt y a-t-il à se pavaner sans cesse pendant des années ?

« Si elle est heureuse en ménage, pourquoi revient-elle si souvent ? » On aurait dit que Peiqin lisait dans ses pensées.

« Je ne sais pas. » Il secoua la tête. Des enquêtes comme celle-là pouvaient être difficiles. Il n’avait aucune idée de ce que Chen cherchait exactement. Mais peut-être l’inspecteur général lui-même n’en avait-il pas une idée très claire.

Son portable sonna. Il s’agissait encore de Chen.

« Je dois vous demander un autre service, Yu.

— Allez-y, chef. Je me trouve en ce moment dans l’ancien quartier de Mme Liu.

— Merci, Yu. L’usine de produits chimiques Numéro Un de Wuxi est sur le point d’ouvrir son capital. Le directeur, Liu, est celui qui a été assassiné. J’ai peu d’informations sur les modalités de l’introduction en Bourse prévue. Cela m’aiderait si vous pouviez en apprendre davantage. Le restaurant de Peiqin appartient maintenant au groupe Pavillon des Fleurs de Pêcher, qui va aussi ouvrir bientôt son capital. Je me souviens qu’elle m’en a parlé. Je me demande si, en tant que comptable, elle pourrait trouver quelque chose sur la privatisation de l’entreprise de Wuxi.

— Je le lui dirai. En fait, elle est à côté de moi. Vous voulez lui parler ?

— Non, je ne peux rien lui dire de plus. S’il vous plaît, remerciez-la pour son aide. Je vous dois beaucoup à tous les deux. »

« J’ai de nouveau quelque chose à faire ? » demanda Peiqin avec un sourire.

Yu lui expliqua ce que Chen attendait d’elle.

« Notre petit restaurant n’est qu’un parmi beaucoup d’autres appartenant au groupe, dit Peiqin. Ces choses-là se décident entre grands patrons, je n’ai rien à y voir.

— Mais tu as une idée de comment fonctionne une ouverture de capital ? » Il savait qu’elle s’était un peu intéressée au nouveau marché boursier.

Elle réfléchit. « Les entreprises peuvent agir de différentes manières. C’est un phénomène sans précédent depuis 1949. J’ai entendu parler de titres non cotés. Les patrons qui projettent une ouverture de capital peuvent obtenir un certain nombre d’actions en fonction de leur poste à un prix symbolique ou pratiquement pour rien. Autrement dit, quand une entreprise d’État est introduite en Bourse, le directeur général membre du Parti peut devenir millionnaire ou multimillionnaire. Personne ne peut plus faire la différence entre socialisme et capitalisme.

— C’est totalement contraire à la tradition du Parti qui veut que ses cadres servent le peuple avec dévouement et désintéressement.

— C’est pourquoi les gens veulent maintenant devenir cadres du Parti, répliqua-t-elle avec un sourire ironique. C’est tout ce que je sais sur ce type d’opération. Comment savoir ce qui se passe dans une entreprise à Wuxi ? Ton chef doit vraiment être désespéré. Quand quelqu’un est gravement malade, il va voir n’importe quel médecin.

— Tu crois que Chen a des ennuis ?

— Il cherche désespérément quelque chose. Sans doute à cause de ce meurtre. En tout cas, la Bourse est fermée le samedi. Inutile d’y aller. En plus, je n’y connais personne.

— Et je ne peux pas m’adresser à ceux qui y travaillent, renchérit Yu, pas en tant que policier, Chen a insisté là-dessus. Même si je le faisais, rien ne les obligerait à collaborer. Je n’ai aucune autorité dans ce domaine.

— Non, inutile, à moins de trouver quelqu’un qui possède des informations, ou des relations à l’intérieur.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Allons dans le quartier de l’autre. Celui de Fu. »

Il se trouvait que c’était celui où Peiqin avait grandi avant la Révolution culturelle. Comme sa famille était « noire{II} », elle ne fréquentait pas beaucoup ses voisins à l’époque. Puis ils avaient été déplacés. Le souvenir d’avoir été un « chiot noir », tête basse et queue entre les jambes, était encore douloureux. Elle n’y était pratiquement jamais revenue.

« Après tant d’années, dit-elle pensivement, je risque de ne trouver personne qui me reconnaisse, encore moins quelqu’un qui nous parle de Fu. Si ma mémoire est bonne, sa famille vivait dans une allée transversale où je n’allais pas très souvent. »

Cette fois, Yu eut plus de chance après avoir donné plusieurs coups de téléphone en chemin. Un de ses collègues connaissait le policier du quartier, Wei Guoqiang, et celui-ci avait promis de l’aider.

Wei les attendait dans le bureau du comité de quartier qui, tout en n’étant plus aussi puissant que durant les années de « lutte des classes » sous Mao, servait encore d’organisme de base responsable de la sécurité du secteur. Wei n’avait eu aucune difficulté à trouver tous les renseignements concernant un des résidents.

Selon Wei, Fu était né et avait grandi dans une famille pauvre dans ce quartier de classe moyenne. Dans une pièce de quinze mètres carrés d’une maison shikumen{III} s’entassaient trois générations de Fu : son grand père, ses parents, lui et son petit frère. Depuis que Fu travaillait à Wuxi, il partageait avec son frère une pièce en sous-location sous les toits et revenait très régulièrement.

« Attendez, l’interrompit Yu. Fu est à la tête d’une grande entreprise d’État. Il devrait avoir les moyens d’acheter un appartement pour lui, si ce n’est pour toute sa famille.

— Il est déjà directeur ? » Wei n’attendit pas la réponse. « Je peux vous dire pourquoi il n’a pas acheté d’appartement par ici. Le quartier est touché par le plan de reconstruction de la ville. Les vieilles maisons vont sans doute être bientôt détruites pour laisser place aux nouvelles constructions, et dans ce cas la famille Fu recevra au moins deux appartements en dédommagement. S’il en avait acheté un et avait déménagé, ce serait une tout autre histoire. Le dédommagement dépend du nombre de personnes dans une famille.

— Je comprends. Mais il travaille à Wuxi. Est-ce le plan de relogement qui l’oblige à revenir régulièrement à Shanghai ?

— Il paraît qu’il a une petite amie ici, quelqu’un qui a vécu dans ce quartier. Elle venait le voir chaque fois qu’il était là. Je ne la vois plus depuis un bon moment. Une dispute d’amoureux ou que sais-je. Allez savoir ce qui se passe entre deux jeunes gens. Au cas où sa famille recevrait deux appartements en dédommagement, il pourrait en garder un pour lui et sa future femme. »

Yu remarqua que c’était une chose que Chen n’avait pas mentionnée  – une petite amie à Shanghai. Mais cela n’avait peut-être aucun rapport.

« Y a-t-il quelque chose de bizarre ou de suspect à signaler à son propos, Wei ?

— Dans quel sens ? Bizarre ou suspect, non, je ne pense pas. Il est entré à l’université de Fudan. Avec des parents à peine instruits ça n’était pas facile. Il a beaucoup étudié, à ce que je sais. Il y a plusieurs années, il a été représentant à la conférence nationale de la Ligue de la Jeunesse. Puis il est entré au Parti. Il a sûrement travaillé très dur s’il est déjà directeur d’une grande usine d’État.

— Vous travaillez ici depuis longtemps ? intervint Peiqin pour la première fois.

— Trois ans, presque quatre.

— J’habitais ce quartier, dit-elle d’un air mélancolique, mais c’était il y a environ trente ans.

— Vraiment ?

— J’aimerais faire un tour, Yu. Il fait si beau aujourd’hui.

— Bonne idée.

— Revenez me voir si vous avez d’autres questions », dit Wei en souriant.

Ils prirent congé du policier et quittèrent gaiement le bureau du comité de quartier.

Ainsi que Peiqin l’avait supposé, beaucoup de voisins étaient partis. Elle n’en reconnut aucun. C’était bientôt l’heure du déjeuner. Quelques personnes cuisinaient à l’extérieur sur un poêle à charbon, d’autres lavaient la vaisselle dans l’évier collectif et d’autres déjeunaient déjà. Une ou deux seulement regardèrent passer les deux étrangers avec curiosité.

Finalement, elle parvint à retrouver un stand improvisé de ciboule et de gingembre au coin de la rue devant une allée transversale ; la veille femme penchée dessus habitait autrefois la maison d’à côté. Peiqin l’appelait alors Tante Hui et elle devait avoir à présent dans les soixante-dix ans. Cheveux blancs, édentée, voûtée, elle était assise sur un petit tabouret. Le stand, lui, était resté le même, la ciboule toujours appétissante et le gingembre toujours doré, étalés sur la même étroite planche de bois. La seule différence étant qu’avec le temps un petit bouquet de ciboule qui n’avait coûté qu’un centime en coûtait à présent cinquante.

« J’étais une petite fille tête en l’air, Tante Hui. Un jour, vous m’avez donné un bouquet de ciboule pour un centime et vous m’avez fait cadeau d’un gros morceau de gingembre. Et ma mère m’a trouvée intelligente pendant des jours.

— Tu te rappelles encore tout ça », lui dit Tante Hui. Son visage rayonnant ressemblait à un melon d’hiver séché. « Et lui c’est...

— Oh, c’est mon mari, Yu. »

Tante Hui était contente de ces retrouvailles inattendues, mais en dehors des souvenirs des jours anciens elle n’avait pas grand-chose à dire. En tout cas, que son petit stand existe encore indiquait que la vie de la vieille femme ne s’était guère améliorée. Peiqin amena la conversation sur le sujet qui l’intéressait.

« La famille Fu vit juste en face, n’est-ce pas ?

— Oui, depuis trois générations maintenant.

— Fu Guoqiang, l’aîné des petits-fils, est devenu le patron d’une grande entreprise d’Etat à Wuxi, paraît-il.

— Oui, je l’ai entendu dire moi aussi », répondit la vieille femme en regardant tout à coup Peiqin avec circonspection.

Peiqin sourit. « Alors notre vieux quartier a produit quelques belles réussites. »

À cet instant, la porte de la maison shikumen d’en face s’ouvrit avec un grincement, tel un écho du passé, et un homme grand et anguleux sortit, vêtu d’un costume de laine gris clair et portant des lunettes cerclées d’or.

Tante Hui leva de nouveau les yeux vers Peiqin avant de chuchoter : « Ça n’est autre que Fu Guoqiang. Tu ne le connais pas ?

— Non, je suis partie d’ici il y a très longtemps. »

Yu se hâta de dire : « Nous devons y aller, Peiqin. Tu es restée un bon moment ici. »

Il ne crut pas nécessaire d’expliquer sa décision à Peiqin qui comprit immédiatement.

« Oui, allons-y. C’est samedi. Nous avons des courses à faire, dit-elle en épouse compréhensive. Nous reviendrons, Tante Hui. »

Ils s’éloignèrent d’un pas nonchalant, main dans la main, comme un couple d’amoureux, ce qu’ils étaient. La chose la plus romantique c’est de vivre, aimer et vieillir avec toi, côte à côte, dit la chanson populaire.

Ils suivirent Fu à bonne distance. Yu n’avait pas d’intention précise. Chen ne lui avait rien demandé, mais il n’avait rien d’autre à faire. Il avait appelé de nouveau Bai qui n’était pas encore rentrée. Il pensait donc que ce n’était pas une mauvaise idée de suivre Fu pendant un moment.

Ils traversèrent la rue de Yanan et arrivèrent rue de Fuzhou. Fu marchait d’un bon pas vers le nord, sans chercher d’arrêt de bus ni de taxi et sans se douter qu’il était filé.

Il tourna ensuite à gauche dans la rue de Nankin qui, à partir de l’intersection avec la rue du Henan, devenait piétonne, grouillante de boutiques et de touristes.

Yu savait que personne ne pouvait avancer vite dans la rue de Nankin. Ils risquaient toutefois d’être gênés par le nombre de magasins qui se succédaient de part et d’autre, certains bondés. On pouvait facilement se perdre de vue. Comme ils étaient deux à ne suivre qu’un seul homme, Yu pensa qu’ils pouvaient y arriver en le surveillant depuis l’autre côté de la rue.

« Nous n’étions pas venus rue de Nankin depuis des mois, dit Peiqin.

— Nous y sommes aujourd’hui. Et nous pourrons faire des courses quand nous l’aurons perdu de vue. Ne t’inquiète pas, Chen n’a pas dit qu’il était suspect. Ce n’est peut-être qu’une intuition saugrenue de la part de notre excentrique inspecteur principal. »

À présent Fu ralentissait en arrivant à l’intersection avec la rue de Zhejiang et regardait autour de lui comme s’il cherchait quelqu’un.

En effet, il s’avança quand il vit une jeune femme mince près du restaurant Sheng. Elle lui souriait et lui faisait signe. Au lieu d’entrer dans le restaurant, ils allèrent tout droit vers le vieux bâtiment à côté.

Yu et Peiqin se dépêchèrent de traverser la rue. À leur grande surprise ils se trouvèrent devant un hôtel. Ils jetèrent un coup d’œil à l’intérieur, mais ne virent pas Fu et sa compagne à la réception, ni dans le couloir mal éclairé. Ils devaient déjà être montés.

Dehors, une grande pancarte annonçait : « Servir le peuple, tarif horaire jour et nuit, disponibilité, commodité. » Le début rappelait Mao, mais la suite était surprenante. Rue de Nankin, après des heures de courses, une courte pause était la bienvenue, mais pas dans un hôtel.

Yu ne put s’empêcher d’aller regarder de plus près en laissant Peiqin en arrière.

Une jeune employée apparut, une charmante fossette à la joue. « C’est vraiment commode. Et aussi très propre. Nous changeons les draps pour chaque client. Si vous n’avez pas de compagne, nous pouvons vous en recommander une, dit-elle.

— Non, je n’ai besoin de rien. »

Yu fit un rapide demi-tour. Il doutait que dans un hôtel de ce genre Fu et sa compagne se soient inscrits sous leur vrai nom. Poser des questions à la réception ne donnerait sans doute rien. Il ne voulait pas non plus causer d’affolement inutile. Certains lieux de Shanghai avaient des liens étroits avec la police. Et il était certain que l’hôtel en faisait partie. Les clients devaient y être en sécurité.

Mais pourquoi Fu y serait-il allé si la fille qu’il venait de retrouver était sa petite amie ? Ou peut-être était-ce une de celles qui « travaillaient » pour l’hôtel ? Revenait-il à Shanghai pour cette raison ?

« Tu as vu quel genre d’hôtel c’est ? demanda Peiqin.

— Je crois que oui. Asseyons-nous quelque part un moment. »

Il décida d’attendre que le couple ressorte. Le comportement de Fu était bizarre, et même suspect. Peiqin était d’accord.

De l’autre côté de la rue, une petite place affichait un immense écran à cristaux liquides. A proximité se trouvait le fameux Septième Ciel, un célèbre dancing d’avant 1949. Il s’était transformé en Pharmacie Numéro Un de Shanghai lorsque Peiqin et Yu étaient enfants et avait à présent retrouvé sa fonction d’origine pour servir de night-club rattaché à un hôtel. Il n’était plus aussi célèbre, ni aussi chic que son ancien nom le laissait supposer. Le bâtiment de six étages était écrasé par les nouveaux gratte-ciel qui l’entouraient.

En bordure de la place, il y avait une sorte de maison de thé à la mode avec des tables dehors. Ils s’assirent. Personne ne remarquerait un couple d’âge mûr.

Yu prit une tasse de thé Colline du lion et Peiqin, un bol de tofu soyeux aux amandes.

« Je n’aurais pas le plaisir d’être ici avec toi si ton patron ne t’avait pas demandé un service, dit-elle en feignant la mauvaise humeur.

— Quand Chen sera revenu, je demanderai moi aussi des vacances, une semaine entière. Et je resterai avec toi comme aujourd’hui, tous les jours, toute la journée, si c’est ce que tu veux vraiment, Peiqin.

— Je ne me plains pas. Tu n’as pas à envier les vacances de ton chef. Elles lui sont peut-être payées, assorties de tous les privilèges auxquels a droit un cadre de haut rang, mais y a-t-il quelqu’un en ce moment même pour contempler le beau lac à ses côtés ?

— On ne sait jamais ce qu’il mijote, pas vrai ? Et je suppose que ce qu’il veut que nous trouvions aujourd’hui a quelque chose à voir avec la fille liée à quelqu’un qui a des ennuis.

— C’est vrai », dit-elle avec un petit soupir.

Yu passa à un autre sujet. « Tu aimes le quartier ?

— Oui, mais sans doute par nostalgie. Quand j’étais encore petite fille, je suis passée quelquefois devant le Septième Ciel, il était pour moi tellement haut, tellement inaccessible... »

Tout en sirotant son thé Colline du lion, Yu jeta un coup d’œil à la rue piétonne qui ne semblait pas avoir changé de façon aussi spectaculaire que d’autres à Shanghai. Plusieurs vieux magasins, bien que rénovés, se dressaient encore là.

Sur la place, des gens se mirent à danser autour d’une radiocassette posée par terre. Un quinquagénaire chauve qui devait être le chef, vêtu d’un vieux T-shirt trempé de sueur portant le caractère Danse et d’un pantalon de soie blanche évasé dans le bas, évoluait avec beaucoup de conviction et d’application. Le mouvement semblait représenter pour lui la signification du monde, et sa ceinture verte flottait au vent. D’autres faisaient du tai chi près du coin des rues de Nankin et de Zhejiang, enchaînant les figures comme des nuages flottants, de l’eau courante... Puis Yu remarqua quelque chose sur le trottoir opposé.

Deux jeunes filles, entre dix-sept et dix-huit ans, s’approchaient d’un Occidental corpulent en montrant du doigt la pancarte de l’hôtel. Le service horaire que celle-ci vantait prit tout son sens. L’hôtel permettait un « express », pour ainsi dire, deux heures au lit suivies d’une douche rapide.

La Chine avait changé radicalement, passant de l’océan azuré à un champ de mûres lie-de-vin{IV}, aimait dire le Vieux Chasseur, le père de Yu, en citant une vieille expression.

« J’ai du mal à me rappeler ce qu’il y avait à la place de l’hôtel, dit Peiqin qui avait suivi le regard de Yu.

— Une papeterie, je m’en souviens. »

Mise à part la scène devant l’hôtel, ils se sentaient bien, assis tranquillement, regardant autour d’eux.

« Le seul endroit qui n’a pas l’air d’avoir changé est le restaurant Sheng. En tout cas pas son nom. Ni sa devanture.

— La rue de Nankin a cessé d’être la plus importante de Shanghai, mais la ville paraît toujours jeune, il y a toujours des jeunes qui arrivent et repartent, dit Peiqin. Et tous ces nouveaux magasins, ces hôtels, ces restaurants qui surgissent... »

Ce fut le tour de Yu de suivre son regard vers un nouvel hôtel près de la rue de Fujian. Luxueux, de style européen. Yu avait dû passer devant plusieurs fois, mais il n’avait jamais eu l’idée d’entrer. Un Gros-Sous sortait par la porte tournante et envoyait un baiser à quelqu’un à l’intérieur ; un gros diamant scintillait à son doigt.

« Oh, la Bourse, s’exclama Peiqin comme si elle venait d’avoir une inspiration. Nous ne connaissons pas d’hommes d’affaires mais Chen oui, un Gros-Sous, M. Gu, qui représente un groupe mondial.

— C’est exact, je l’ai rencontré au cours d’une enquête. Il nous a aidés en déclarant être un admirateur de l’inspecteur principal. Je pense qu’il le fera de nouveau si je lui dis que nous avons besoin d’informations pour Chen. »

Il allait utiliser son portable quand Peiqin lui toucha le coude.

« Attends. Il sort... ils sortent. »

Fu quittait l’hôtel avec la fille. Mais au lieu de se séparer, ils s’en allèrent nonchalamment bras dessus bras dessous et traversèrent la rue en direction du grand magasin Yongan, encore un vieux bâtiment d’avant 1949, mais entièrement rénové, à l’intérieur comme à l’extérieur.

Un Africain d’un certain âge en costume blanc sortit sur le balcon blanc du deuxième étage du Yongan et se mit à jouer de la trompette, comme dans un vieux film. La scène attira bientôt les curieux, dont Fu et sa compagne qui s’arrêtèrent, tête levée.

Yu profita de l’occasion pour les photographier avec son portable. Ils ne s’aperçurent de rien. Et même s’ils l’avaient remarqué, c’était une chose qui se faisait habituellement dans la rue de Nankin.

Ce n’était pas ce que Chen avait demandé, mais c’était inoffensif. Par ailleurs, ce n’était pas une mauvaise idée d’avoir des photos du quartier. La rue de Nankin changeait sans cesse. Dans deux ans, lui et Peiqin ne la reconnaîtraient plus.

Les deux se séparaient sous le balcon. Ils s’étreignirent plusieurs fois avec passion.

« Nous devrions nous séparer aussi si tu veux que je suive la femme, dit Peiqin.

— Je n’en vois pas l’utilité. »

Aussi absurde qu’ait pu paraître l’épisode de l’hôtel, Yu ne pensait pas qu’il ait un rapport avec l’enquête de Chen. Il pourrait vérifier plus tard avec Wei, le policier du quartier, cela devrait être plus que suffisant.

« Tu en es sûr ?

— Oui. Faisons nous aussi quelques courses, Peiqin. C’est samedi. Ensuite j’appellerai encore une fois Bai. »