10

 

A la distance qui lui avait été indiquée, Chen pensa avoir trouvé le dortoir de l’usine. Un tas de vêtements séchaient dehors sur un réseau de bambous et de fils.

Il n’était pas encore six heures. Devant le bâtiment, quelques personnes dînaient. Une femme d’âge mûr assise sur une chaise en bambou prenait un bain de pieds aux herbes dans une bassine en plastique. Un camelot était accroupi devant sa marchandise étalée sur un tissu blanc sous un cornouiller. Chen pensait l’avoir déjà vu.

Il interpella un petit garçon qui jouait là avec un cerceau de fer. Le gamin lui confirma qu’il s’agissait bien du dortoir de l’usine de produits chimiques et de plusieurs autres usines.

C’était un bâtiment gris de trois étages, peut-être pas initialement destiné à être un dortoir. L’usine de Liu avait dû obtenir un quota de logements à l’époque où les entreprises d’État en bénéficiaient, mais les pièces avaient été divisées puis redivisées. Dans certains cas, elles offraient assez de place pour un lit, ou pire, pour deux lits destinés à des célibataires.

Ce système existait aussi à Shanghai. Chen avait lui-même vécu quelque temps dans une chambre de dortoir.

Quand il pénétra dans l’immeuble, une femme âgée en pyjama à carreaux verts et blancs debout près de sa porte lui lança un regard curieux.

Le vieil escalier en bois grinça sous ses pas lorsqu’il monta en tâtonnant dans la semi-obscurité, incapable de trouver un interrupteur, jusqu’à ce que la lumière entre par une fenêtre cassée au-dessus du palier du deuxième étage. Là il put distinguer un couloir étroit bordé de linge humide, de poêles, de légumes et de tout un bric-à-brac. Pour un ou deux mètres carrés ce type de couloir devenait parfois un champ de bataille entre résidents.

Il frappa finalement à la porte où l’inscription 3B s’effaçait.

Shanshan lui ouvrit avec un sourire étonné, en peignoir blanc en tissu éponge, pieds nus, les cheveux encore mouillés.

« Quelle surprise, Chen ! Entrez, dit-elle en lui tendant la main et en fermant la porte derrière lui. Comment avez-vous trouvé mon adresse ?

— Cet après-midi, j’ai appris par hasard où se trouvait votre dortoir. Et je me rappelais ce que vous m’aviez dit pendant notre promenade en bateau à propos de votre chambre. “Numéro 3B. C’est le seul point commun. Petit comme un morceau de tofu.”

— Vous êtes un véritable détective, Chen. »

Ses cheveux tout juste lavés brillaient, dénoués sur ses épaules.

« Plutôt un détective sans emploi, dit-il en souriant. J’ai déjeuné avec le directeur du Centre, mais ensuite je n’avais rien d’autre à faire de toute la journée et je n’ai pas pu m’empêcher de penser à vous. De ma fenêtre, la vue sur le lac était magnifique. Mais à quoi bon si je ne pouvais pas la partager. Dans un de ses poèmes les plus célèbres, Liu Yong dit finement : Même si je sentais mille ardeurs m’inspirer / A qui me confierais-je ? Alors j’ai décidé de sortir.

— Vous étiez encore d’humeur poétique, Chen. Vous auriez pu me téléphoner avant de venir. Non pas que vous ne soyez pas le bienvenu chez moi, mais j’aurais pu me préparer. C’est un tel désordre. »

Il sourit sans répondre. Il s’étonnait lui aussi d’endosser si facilement ce rôle de poète en sa compagnie. Peut-être était-ce parce qu’il était conscient de ne pas être lui-même en ce moment. Mais alors, qui était réellement ce lui-même ? Un policier membre du Parti ?

— Je ne vois aucun désordre ici. »

En réalité la pièce était conforme à ce qu’il avait imaginé. Cinq ou six mètres carrés en tout. Le meuble principal était un vieux lit superposé qui occupait presque la moitié de la pièce. Le lit du haut était devenu une sorte de porte-bagages comme dans une chambre d’hôtel, à la différence qu’à la place de valises s’y entassaient toutes sortes d’objets, et qu’un chapelet de saucisses était suspendu au plafond taché d’humidité.

Parallèlement au lit supérieur était tendue une corde à linge, heureusement vide, à l’exception d’une paire de collants.

Devant le lit du bas une table en bois brut servait aussi de bureau, avec des livres, un cahier ouvert, un bol sale, un paquet de nouilles et une petite casserole sur un réchaud semblable à celui du sampan. Des chaussures pointaient sous le lit, et il reconnut celles à talons qu’elle portait pour la promenade sur le lac. Un miracle qu’elle ait réussi à tout faire entrer dans un tel cagibi.

Cela lui rappela l’université, quand il avait vécu dans une chambre de dortoir avec trois autres étudiants, à la différence que lui n’avait pas à y faire la cuisine.

Il enregistrait malgré lui tous les détails de la pièce tant elle contrastait avec la maison de Liu, contraste qu’avaient aussi souligné les deux buveurs.

« Le problème avec une chambre de dortoir c’est que vous ne la considérez pas vraiment comme la vôtre parce que vous pensez que vous allez déménager d’un jour à l’autre, dit-elle en lui faisant signe de s’asseoir sur l’unique chaise qu’elle débarrassa d’une pile de journaux. Un autre problème, croyez-le ou non, c’est que vous pouvez ne jamais en partir. »

C’était un commentaire ironique, peut-être une justification humoristique du désordre de la pièce, mais pour lui, à ce moment-là, la petite chambre se prêtait à une atmosphère d’intimité.

Elle se préparait à dîner, l’eau commençait à bouillir dans la casserole.

« Vous n’avez pas mangé, n’est-ce pas, Chen ? »

Habituellement, la question n’appelait pas véritablement de réponse ; c’était une sorte de formule toute faite que deux personnes utilisaient lorsqu’elles se rencontraient dans la rue. Mais ici, la question avait un sens. Et la réponse aussi.

« Non, pas vraiment. »

Au bar il n’avait pris qu’un verre de bière. Les deux buveurs avaient fini tout ce qui se trouvait sur la table.

Elle sortit une boîte en carton de sous le lit, y prit un autre paquet de nouilles et les jeta dans l’eau bouillante.

« Vous savez surveiller les nouilles ? demanda-t-elle en montrant une bouilloire par terre. L’eau froide est là. »

Ce n’était pas difficile. Il suffisait de verser de l’eau froide dans la casserole chaque fois que l’eau commençait à bouillir.

Accroupie devant plusieurs bocaux de sauce qu’elle gardait sous la table, elle prenait une cuillerée de chacun et les mélangeait dans un bol. Sans doute improvisait-elle un assaisonnement selon l’inspiration du moment. Il avait fait le même genre d’expérience chez lui en mélangeant tous les ingrédients dont il disposait. Il ne distinguait pas les étiquettes des bocaux dans la pièce mal éclairée et laissa son regard se déplacer vers ses cuisses blanches sous le peignoir qui s’arrêtait juste au-dessus des genoux.

Après avoir ajouté deux fois de l’eau froide, il servit les nouilles dans deux bols. Elle versa la sauce pardessus. Puis elle ouvrit un petit paquet de gluten de Wuxi et en ajouta quelques morceaux.

Ce serait leur dîner. Elle s’assit sur le lit et lui sur l’unique chaise, les nouilles posées sur la table entre eux.

A la grande surprise de Chen elles étaient délicieuses, et il les préféra même au banquet du Centre.

Il faut dire qu’il aimait les nouilles. C’était un gourmet, mais pas un chef enthousiaste quand il devait cuisiner pour lui seul.

Elle était probablement comme lui. Il écarta aussitôt cette pensée. Shanshan était beaucoup plus jeune que lui. Attirante comme elle l’était, elle aurait pu avoir beaucoup d’hommes désireux de l’inviter à sortir dîner aux chandelles. Il reconnut un pincement de jalousie, non sans une certaine ironie.

Ou bien se sentait-il soudain plus vieux ?

« Merci. Ce sont les meilleures nouilles que j’ai mangées depuis longtemps.

— Allons donc. Vous qui déjeunez avec les dirigeants du Centre, comment pouvez-vous prendre plaisir à manger un bol de simples nouilles avec moi ?

— C’est la stricte vérité, Shanshan. Les nouilles partagées avec vous ne sont plus de simples nouilles.

— Quand on a les relations spéciales que sont les vôtres, on n’a pas à parler ainsi.

— Que voulez-vous dire ?

— Oncle Wang vient de me raconter que le matin de mes ennuis à l’usine vous avez donné des coups de téléphone. Peu après, un officier de police est arrivé et vous a témoigné autant de respect que si vous étiez son chef.

— Oh, je vois. En effet, j’ai donné quelques coups de téléphone. Je m’inquiétais pour vous. Quant à l’officier de police, expliqua-t-il au cas où le vieil homme l’aurait surveillé depuis l’autre côté de la rue, il se trouve que nous nous sommes fait couper les cheveux chez le même coiffeur. Ensuite, nous avons parlé de mes traductions de romans policiers.

— D’après celui qui m’a relâchée, j’aurais un guiren dans ma vie sans le savoir. “Sans le guiren, vous auriez pu rester en garde à vue pendant Dieu sait combien de temps.” Je ne connais pas beaucoup de monde ici. En tout cas personne d’aussi puissant, Chen. »

Dans la culture traditionnelle, guiren désignait une personne influente envoyée par le destin pour apporter une aide inattendue. Huang avait dû employer ce terme pouvant évoquer Chen sans toutefois le trahir.

« Ils n’avaient aucun droit de vous retenir. Quand ils se sont aperçus de leur erreur ils ont dû trouver des excuses, guiren ou autre. »

Il se demanda si elle le croyait. Quoi qu’il en soit, cela lui donnait un prétexte pour amener la conversation sur le sujet qui l’intéressait, malgré son peu d’envie de le faire ce soir-là.

« Parlons sérieusement », dit-elle en lui volant l’initiative. Elle remonta les jambes sur le lit et noua les mains autour de ses genoux. « Je ne pense pas que vous soyez venu pour un simple bol de nouilles. »

Il la regarda puis considéra le mur derrière elle.

« Cette cloison me paraît aussi fine que du papier.

— Personne n’entendra, dit-elle en relevant une mèche de cheveux noirs qui lui tombait sur l’œil, pourvu que nous ne parlions pas trop fort. Mais si ce que vous avez à me dire est tellement important, vous auriez pu m’appeler pour me demander de sortir.

— Voici un téléphone pour vous », dit-il plus bas. Et il poussa vers elle le portable qu’il venait d’acheter. Il était d’un rouge aussi éclatant que le trench-coat qu’elle portait sur le sampan. « Pour nos futurs appels, n’utilisez que celui-ci.

— Pourquoi ?

— Les coups de téléphone que vous avez reçus n’étaient pas de simples plaisanteries. Votre ligne est sur écoute.

— Vous me faites peur, Chen. Mais comment diable pouvez-vous savoir tout ça ?

— Par mes relations. Peu importe lesquelles. Je l’ai appris quand je me suis renseigné sur les menaces que vous aviez reçues. Par exemple, on m’a parlé d’appels à un dénommé Jiang. »

Elle le regarda sans dire un mot. Sous le choc. Elle ne lui avait jamais parlé de Jiang. Elle n’avait naturellement pas à le faire, pas à un touriste qu’elle venait de rencontrer par hasard.

« Comment avez-vous pu... » Son visage avait blêmi.

« Les appels que vous avez reçus provenaient d’une cabine publique. Il n’est donc pas possible d’identifier leur auteur. Cela prouve au moins que ce n’étaient pas des blagues de gamin. Des enfants ne dépenseraient pas d’argent pour ce genre de plaisanterie.

— Comment ont-ils pu tomber si bas ?

— Ils sont capables de tout. C’est pourquoi j’ai décidé de venir vous voir dès que je l’ai appris, sans vous téléphoner d’abord. Mais c’est vrai aussi que vous me manquiez. Un jour sans vous voir me paraît aussi long qu’une séparation de trois automnes, comme dit le vieux proverbe.

— Vous êtes toujours très poète.

— Sentiments à part, parlez-moi de tout ce qui s’est passé récemment, autour de vous ou dans l’entreprise. Je ne sais pas si je suis en mesure de vous aider, mais s’il y a quelque chose que je puisse faire, j’aurai besoin de toutes les informations dont vous disposez.

— Pourquoi vous donnez-vous tout ce mal pour moi ?

— Vous savez pourquoi, dit-il en lui prenant la main. Parce que j’en ai envie.

— Mais j’ignore ce que vous voulez vraiment savoir.

— Une première question : Quoi de neuf dans l’entreprise à présent que Liu est mort ?

— Rien de nouveau sous le soleil. Les eaux résiduaires continuent de se déverser dans le lac, jour et nuit. Fu, le nouveau directeur, ne changera rien.

— J’ai appris que Mi avait été promue chef du bureau.

— Vous apprenez vite les choses. Je ne l’ai su qu’hier.

— Elle était la petite secrétaire de Liu, n’est-ce pas ?

— Fu n’est ici que depuis quatre ou cinq ans. Je pense qu’il a besoin de l’aide de Mi pour faciliter la transition. Elle sait beaucoup de choses sur l’entreprise.

— Fu est très jeune. Il a dû avoir une promotion rapide.

— Il est diplômé en économie. Quand il était encore étudiant il a publié un article sur la réforme dans le Quotidien du Peuple qui l’a rendu instantanément célèbre. Puis il a été représentant à la conférence de la Ligue de la Jeunesse. Quand il a obtenu son diplôme, il a été affecté au poste d’assistant de Liu. En raison de son appartenance à la Ligue il n’a pas tardé à être promu.

— C’est donc un de ces jeunes montés en flèche, dit Chen en hochant la tête. Beaucoup de cadres sont choisis dans la Ligue de la Jeunesse, la fameuse avant-garde du Parti. Il a dû travailler étroitement avec Liu.

— Liu n’était pas quelqu’un avec qui il était facile de travailler, ou de partager le pouvoir. Je ne sais pas grand-chose de la politique entre les membres de la direction, mais Fu semble être resté un outsider ici. Ce n’est qu’une impression, bien sûr. Heureusement, il sait tenir le second rôle.

— Il tient le premier à présent.

— Oui, finalement. C’est intelligent de sa part d’avoir promu la petite secrétaire de Liu, c’est un geste destiné au personnel de Liu.

— Vous avez sans doute raison. Maintenant, dites-moi ce que vous savez sur Jiang.

— Il a eu des ennuis pour les mêmes raisons que moi, ses efforts en faveur de la protection de l’environnement, répondit-elle sans retirer sa main. Sauf que lui est allé plus loin. Mais je n’ai aucune idée de ce qu’il a fait dernièrement. »

Il remarqua qu’elle avait précisé « dernièrement ». C’était sans doute vrai. S’il y avait eu quelque chose entre eux récemment, la Sécurité intérieure lui serait tombée dessus, se dit-il sans l’interrompre.

« Jiang est un “écologiste activiste”. Avec une telle étiquette, n’importe qui peut facilement avoir des ennuis. Regardez cette chambre. Liu m’a promis un appartement quand j’ai été nommée ici. Mais dès que j’ai ouvert la bouche, l’appartement promis s’est volatilisé. C’est ma quatrième année dans ce dortoir, et j’ai toujours la même chambre.

— Avez-vous eu des contacts avec Jiang ? demanda-t-il en faisant en sorte que la question paraisse désinvolte.

— Nous sommes pour ainsi dire dans la même branche. Nous avons discuté de problèmes communs. » Elle ne cacha pas une certaine hésitation. « Mais je n’ai pas de contact avec lui depuis longtemps. Je l’ai appelé avant-hier parce que j’avais appris quelque chose. Il n’a pas répondu et ne m’a pas rappelée.

— Vous n’avez aucune idée de ce qui lui est arrivé ?

— Non. Quoi ?

— Il a été arrêté.

— Oh... comme moi ?

— Oui, comme vous. Et ils contrôlent ses proches.

— Ils sont vraiment capables de tout », dit-elle en secouant la tête, les cheveux encore un peu humides, emmêlés. « J’aurais dû étudier autre chose à l’université.

— Non, c’est précisément le sujet à l’ordre du jour dans la Chine d’aujourd’hui. » Il se demanda si elle essayait de détourner la conversation. « Mais revenons à Jiang, s’est-il disputé avec Liu ?

— Ils ont pu se rencontrer une ou deux fois, mais je n’en sais pas plus.

— D’après la Sécurité intérieure, il a voulu faire chanter Liu, récemment.

— Non, c’est impossible. »

Pourquoi ? Elle ne l’expliqua pas. Et lui n’était pas en mesure d’insister puisqu’il n’avait pas encore avoué qu’il était policier.

« Ne lui téléphonez pas, pas avant de me prévenir, dit-il. Je vous tiendrai au courant des derniers événements.

— C’est vraiment grave, n’est-ce pas ?

— Oui, je crois.

— Mais est-ce que vous savez combien la crise de l’environnement est dramatique pour notre pays ? » Elle continua avec ferveur sans attendre sa réponse. « Le gouvernement parle de tous les progrès accomplis en matière de droits de l’homme. Je ne suis pas très au courant. Mais les gens devraient au moins pouvoir respirer un air pur, boire de l’eau propre, manger de bons produits et distinguer les étoiles dans le ciel la nuit. Ce sont des droits fondamentaux, n’est-ce pas ? Eh bien non. Je vous donne un exemple. Quand le gouvernement de Pékin a demandé une réduction de dix pour cent du dioxyde de soufre dans l’air, j’étais encore à l’université. Aujourd’hui, cinq ans plus tard, la pollution au dioxyde de soufre a augmenté de vingt-cinq pour cent. Quant à l’eau, vous avez vous-même vu le lac. Il ne s’agit pas seulement du lac Tai, naturellement. Des décennies de pollution incontrôlée, effrénée, ont rendu la plus grande partie de l’eau des grands lacs et des rivières impropre au contact avec la peau, à plus forte raison à la consommation. Une pollution de “niveau 5” signifie que l’on ne doit pas y toucher.

— Un instant, Shanshan. Tous ces chiffres se fondent sur vos recherches ?

— Oui, ce n’est pas un secret d’État, je peux vous l’assurer. Vous pouvez les trouver dans les publications officielles.

— C’est terrifiant. » Il essaya en vain de trouver un bout de papier dans sa poche. « Vous permettez que je prenne du papier sur votre bureau et que je note certains chiffres ?

— Pourquoi ? »

Chen pensait au rapport qu’il devait remettre au camarade secrétaire Zhao. Mais il ne voulait pas donner la véritable raison à Shanshan.

« J’essaie de composer un poème sur la pollution en Chine, mais malheureusement je ne suis pas un expert comme vous. Je veux que mon texte repose sur des bases solides.

— Vous êtes sérieux ? Vous pourriez avoir des ennuis. Je doute même que ce soit publiable.

— Je pense pouvoir le faire publier grâce à des relations. Non que les relations soient une chose dont on puisse être fier, mais, voyez-vous, elles aident à réaliser les projets. Après notre conversation sur le sampan, j’ai beaucoup réfléchi. La protection de l’environnement doit être un combat ardu. Où peut se trouver l’origine de cette pollution qui ne cesse d’empirer ? Dans la cupidité des hommes. S’il est vrai, comme dit le proverbe, que les corbeaux sont noirs dans le monde entier, la pollution n’est pas un problème limité à notre pays, mais il présente ici beaucoup de caractéristiques chinoises.

— Beaucoup de caractéristiques chinoises, répéta-t-elle en le regardant dans les yeux, c’est ce que notre journal dit du socialisme.

— En l’absence d’un ordre juridique solide, et en raison de la désillusion idéologique généralisée, notamment suite à la désastreuse Révolution culturelle, les gens se jettent sur ce qu’ils peuvent, à tout prix, dans notre époque d’hyperavidité. Certains économistes déclarent même que le désir de posséder est un mal nécessaire au développement. L’ironie, c’est que Marx lui-même a dit quelque chose dans ce sens.

— Oh là là, vous mêlez même Marx à cette histoire, Chen. Alors vous vous rappelez sûrement une autre chose que Marx a dite. Selon lui, un capitaliste ferait n’importe quoi pour un profit de trois cents pour cent, y compris tuer.

— Exactement. Je ne pense pas que “tout pour le profit” conduise à quoi que ce soit de bon. La question se complique pour une autre raison. Les autorités du Parti doivent être au fait des problèmes d’environnement, mais la légitimité du régime dépend dans une certaine mesure du maintien de la croissance économique. Compte tenu de cette nécessité, tout ce qui pourrait gêner la croissance est étouffé.

— Vous avez tapé sur la tête du clou, Chen ! s’exclama Shanshan les yeux brillants.

— J’y ai beaucoup réfléchi à cause de votre usine et à cause du poème sur lequel je travaille. Ce pourrait être un poème plus ambitieux que ceux que j’ai composés jusqu’ici.

— Je vais vous montrer mon dossier. »

Shanshan descendit du lit, se mit à quatre pattes et tira une boîte en carton de sous le lit, ses jambes nues étirées, un peu de poussière sur la plante de ses pieds à la cambrure élégante.

Elle en émergea, un dossier bleu à la main et une traînée grise sur le visage.

« Tout ce que vous voulez savoir », dit-elle avant de se rasseoir, un peu plus près cette fois, et d’ouvrir le dossier.

Chen rapprocha lui aussi sa chaise de la table de façon à pouvoir lire les textes imprimés en petits caractères.

Il pensa de nouveau à ses années d’université, penché sur une table semblable, dans une chambre de dortoir semblable, et pourtant empli d’idéal, passionné, faisant ce qu’il croyait être juste...

Au-dehors, la couleur du ciel changeait, quelques étoiles scintillaient dans un bleu devenu sombre.

Il ne se rendit pas compte du temps qui passait pendant qu’ils parlaient, seulement que ses cheveux touchèrent une ou deux fois sa joue, comme un refrain dans un poème à demi oublié, son doigt fin pointé sur les papiers pendant qu’elle expliquait en détail.

Puis elle se redressa avec désinvolture et tira un pied sous elle. Mais elle pensa à quelque chose et se pencha de nouveau sur la table. Lorsqu’elle s’inclina, son peignoir s’entrouvrit. Il crut apercevoir ses seins en un éclair. Si elle surprit son regard, elle ne dit rien.

Un silence s’installa dans la pièce pendant qu’elle finissait de vérifier le contenu du dossier.

« Je vous remercie d’être venu ce soir », dit-elle enfin, ses yeux chatoyant à la lumière instable.

Il regarda sa montre. Il était plus de neuf heures. Elle n’avait pas fait remarquer qu’il était tard. Il pouvait donc choisir de rester... peut-être un peu plus longtemps.

Ce n’était pas confortable de demeurer assis sans changer de position dans le petit espace entre la table et le lit. Cela lui rappela le « Nid des Amants » dans un restaurant du Bund à Shanghai. La taille minuscule de la pièce se prêtait à l’intimité, avec la fenêtre donnant sur le fleuve. Il y était allé avec une femme  – pas son « amoureuse » – qui avait été assassinée peu après{I}. Il frissonna à ce sombre rapprochement et remua sur sa chaise qui grinça.

Shanshan recula pour s’adosser au mur nu et lâcha ses genoux. Puis elle tapota le lit comme pour l’inviter à s’asseoir à ses côtés.

Quand son regard se posa sur le lit, Chen remarqua une tache de sauce des nouilles sur la partie charnue de son gros orteil. Sous la lumière atténuée, il était rond, aussi neigeux qu’une Saint-Jacques crémeuse de la spécialité du chef au Centre.

Cette absurde association d’idées la fit paraître soudain d’une vulnérabilité séduisante. Comme aurait dit un poète Jin, elle était belle à se faire dévorer. Et il crut voir ondoyer un message dans ses yeux, reflétant ce qu’il avait imaginé.

Mais il se leva pour s’en aller.

« Il est tard, Shanshan. Je dois partir. L’entrée du Centre ferme vers minuit. »

Il était hors de question de faire une chose que l’on n’attend pas d’un policier en vacances toujours incognito, l’inspecteur principal Chen le savait.

S’il voulait l’aider, il devait s’en tenir à son rôle de policier. Pas de conflit d’intérêts, même si pour cela il devait encore cacher sa profession à Shanshan.