11

 

Le vendredi matin, le sergent Huang gara sa voiture à l’ombre, près de l’entrée du Centre, baissa la vitre et attendit.

Chen et lui avaient décidé que la première entrevue de la journée serait avec Mi. Cela n’étonnait pas vraiment Huang qui avait parlé à la jeune femme avant que Chen n’entre en scène. Il alluma une cigarette en essayant de deviner quelle approche l’inspecteur principal allait adopter.

À l’heure convenue Chen apparut à la grille où un gardien vieillissant se hâta de le saluer obséquieusement. Huang descendit de sa Shanghai Dazhong : tout sauf une voiture de police, avait précisé Chen.

« Merci Huang, dit Chen en prenant place sur le siège passager. Avant d’aller voir Mi, je voudrais jeter un coup d’œil à l’appartement-bureau de Liu. »

Huang sauta sur l’occasion. Son équipe avait à peine terminé le travail sur la scène de crime, plusieurs rapports attendaient encore au laboratoire, quand la Sécurité intérieure était intervenue et avait précipité une conclusion qui ne leur laissait aucune marge. Comme il était le plus jeune de l’équipe, Huang s’était gardé de protester quand les autres membres, plus âgés et beaucoup plus expérimentés, avaient décidé de se taire.

Ce ne serait pas difficile pour lui de conduire Chen à l’appartement de Liu que personne ne surveillait pour le moment. Bien qu’ils en aient déjà commenté quelques photos, la visite de Chen sur les lieux pouvait faire une différence. Sherlock Holmes ne manque jamais de trouver quelque chose d’important que ceux qui ont étudié la scène n’avaient pas remarqué.

« Facile, dit Huang. Nous avons examiné l’endroit, mais vous devriez absolument le voir vous-même. »

Ils arrivèrent en moins de dix minutes devant les appartements situés à l’arrière de l’usine.

Aucun signe, en effet, de surveillance policière à proximité, aucun résident non plus aux abords.

« C’est un nouvel ensemble pas encore entièrement occupé », dit Huang en guise d’explication.

Il montra sa plaque à un gardien raide comme une perche de bambou sous l’arcade blanche de l’entrée.

« Beaucoup de nouvelles constructions résidentielles ont vu le jour ces dernières années, mais avec la flambée du prix de l’immobilier, rares sont ceux qui peuvent se les offrir.

— Mais Liu l’a eue gratuitement, en plus de la grande maison que nous avons visitée », remarqua Chen.

C’était un immeuble de cinq étages aux murs roses qui paraissait neuf, impressionnant au soleil. Ils montèrent au deuxième sans rencontrer personne.

Les scellés étaient encore posés et Huang ouvrit la porte avec un passe. Ils pénétrèrent dans un couloir dallé conduisant à un living ouvrant sur une salle à manger, communiquant elle-même avec une kitchenette. De l’autre côté du living, trois chambres dont une servait de chambre d’amis et une autre de bureau. C’est là que Liu avait été assassiné.

Chen examina chaque pièce avant de revenir dans le bureau. Il était meublé de façon fonctionnelle. Sur le bureau en L, face à la porte, il y avait un ordinateur grand écran, une imprimante et un téléphone-fax. Deux fauteuils étaient placés contre le mur, dans un angle, près d’une bibliothèque sur mesure contenant des livres et des magazines. Une télévision à écran plat était fixée sur le mur opposé.

« Dans ces immeubles neufs, les résidents ne se parlent pas beaucoup. Et Liu n’était là qu’une ou deux fois par semaine, généralement le soir. Ce soir-là, personne dans l’immeuble ne l’a vu ou n’a entendu de bruit dans son appartement. Quand les portes sont fermées, on n’entend presque rien du dehors. Un voisin du troisième dit avoir aperçu une jeune femme descendre l’escalier vers neuf heures, mais c’est peu éclairé et il ne l’a pas bien vue. Elle pouvait avoir rendu visite à n’importe quelle famille dans l’immeuble.

— Elle aurait pu descendre du quatrième ou du cinquième », dit Chen en examinant une photo encadrée sur un rayon de la bibliothèque.

Liu posait en compagnie d’un jeune homme, à cet endroit même. Robuste, de taille moyenne, les yeux très écartés, le regard pénétrant, le front ridé, la mâchoire forte, tandis que le jeune homme, grand et maigre, arborait une expression pensive sur son visage aux traits fins.

« Le jeune homme est son fils Wenliang, le renseigna Huang. Il a fait un stage dans l’entreprise l’été dernier. »

En remettant le cadre à sa place Chen examina les ouvrages ; un curieux mélange de livres et de magazines de mode.

— Il lisait ce genre de magazines ?

— Mi venait ici de temps en temps.

— Redites-moi ce que vous trouvez bizarre à propos de la scène de crime.

— Aucun signe d’effraction, aucune trace de lutte non plus. Le meurtrier devait donc être quelqu’un que Liu connaissait bien. Ce qui expliquerait que le gardien n’ait pas enregistré de visiteur pour lui ce soir-là. Peut-être un résident de la cité, voire du même immeuble.

— Mais comme vous l’avez dit, il ne fréquentait pas ses voisins. Bien entendu, ce n’est pas impossible que le meurtrier soit l’un d’eux. Quel serait le mobile ?

— Cela nous amène à un autre scénario. Quelqu’un qui connaissait bien la cité aurait pu venir sans rien dire à l’entrée. Le gardien fait peut-être des difficultés à un visiteur hésitant, mais il n’essaierait pas d’arrêter un Gros-Sous sûr de lui.

— Ou qui arrive en voiture de luxe, admit Chen comme s’il l’avait déjà fait. Vous avez les photos de la scène de crime sur vous ?

— Oui. » Huang lui tendit un dossier. « Vous les avez déjà toutes vues. »

Chen en posa quelques-unes sur le bureau, les examina, puis son regard fit deux fois le tour de la pièce, essayant de comparer la pièce photographiée et la pièce réelle.

Il demeura ainsi concentré une dizaine de minutes. Puis il gagna le living, mais ne tarda pas à revenir dans le bureau. Huang le suivait sans l’interrompre et sortit un calepin.

« Rien n’a été déplacé ici ?

— Non, bien sûr que non. Personne, pas même Mme Liu, n’a été autorisé à entrer dans l’appartement, sauf quand elle a été amenée ici pour vérifier que rien n’avait été volé. Mais des objets ont été envoyés au laboratoire pour analyse, bien entendu.

— Vous avez la liste ?

— Oui, la voilà. »

Chen l’étudia soigneusement, la posa sur le bureau et se frotta le menton avec un doigt.

« Je vais d’abord vous poser une question. Où, à votre avis, reçoit-on généralement un visiteur ?

— Dans le living, naturellement. C’est une chose à laquelle nous avons aussi pensé. Liu a pu aller dans le bureau, pour prendre un document, par exemple.

— Dans ce cas, il serait entré le premier, suivi par le meurtrier... »

Chen ne poursuivit pas ; il avait du mal à se représenter un meurtrier frappant Liu par-derrière.

« Que pensez-vous de la position des autres fauteuils ? reprit Chen en s’asseyant au bureau sur le fauteuil tournant. Ils n’ont pas été déplacés, n’est-ce pas ?

— Non. Que voulez-vous dire ?

— C’est illogique. Si Liu était assis ici, à ma place, alors le meurtrier était assis en face de lui. Comment les fauteuils ont-ils pu rester dans l’angle ?

— Bien vu, dit Huang en prenant des notes.

— Si celui auquel il parlait s’était tenu debout là  – peut-être pas aussi paisiblement, remarquez  –, et avait fondu sauvagement sur lui...

— Alors comment expliquer l’absence de toute trace de lutte ?

— Exactement.

— Et si Liu avait montré à son visiteur un fichier sur son ordinateur, un document sur les efforts entrepris pour lutter contre la pollution par exemple, et que celui-ci l’ait frappé par-derrière ? C’est une hypothèse que nous avons envisagée mes collègues et moi.

— L’écran de l’ordinateur ne figure pas sur les clichés. » Chen regarda une des photos. « Dans cette hypothèse, il faudrait que le coup ait été porté à l’instant précis où le doigt de Liu éteignait l’ordinateur. »

Huang voyait que l’inspecteur principal n’était pas convaincu. Lui non plus, d’ailleurs.

« C’est important, je vais le noter, dit Huang en ouvrant de nouveau son calepin.

— Sur ces photos, il n’y a ni verre ni tasse sur le bureau. Ni dans le living. Ni dans la liste des objets envoyés au laboratoire. Quand un homme travaille tard le soir, on pourrait s’attendre à trouver une tasse de café ou de thé sur son bureau.

— C’est vrai.

— Autre chose. L’heure estimée de la mort se situe entre vingt et une heures trente et vingt-deux heures trente, il était donc très tard pour une telle visite, comme l’a souligné la Sécurité intérieure, à moins que les deux hommes aient parlé et se soient disputés pendant une demi-heure ou une heure. Mais alors où ? Certainement pas dans le bureau. Donc, revenons à notre hypothèse : ils sont passés du living au bureau. Mais pas de tasse de thé pour un visiteur dans le living ?

— Ou au moins un verre d’eau, dit Huang en se grattant la tête.

— Maintenant, regardez sur l’étagère. Quelle collection imposante de boîtes de thé Puer ! Un thé très cher du Yunnan... »

Chen laissa sa phrase inachevée pour s’intéresser à une rangée de statuettes dorées exposées sur l’étagère supérieure. Il en prit une. Elle représentait un grand ouvrier musclé soulevant un globe brillant, debout sur un socle de marbre portant une inscription : « En témoignage de l’exceptionnel accroissement de productivité de l’usine de produits chimiques Numéro Un de Wuxi au cours de l’année 1995. Décerné par le Congrès du peuple de Wuxi. » Toutes les statuettes étaient identiques par le modèle, la taille et l’inscription, à l’exception de l’année.

« Une récompense prestigieuse pour les réalisations de l’usine sous la direction de Liu. Neuf années successives.

— Et dorées à l’or fin, en plus », dit Huang en en attrapant une lui aussi. Elle était lourde dans sa main. « Une statuette de ce genre doit coûter très cher.

— Prenons d’autres clichés, dit Chen. Je les étudierai en rentrant au Centre. »

Chen tira un appareil de sa poche et prit des photos pendant au moins un quart d’heure avant de poser celle de Liu et de son fils à plat sur le bureau pour la photographier aussi. Puis il consulta sa montre.

« À propos, j’ai contacté l’avocat de Liu... grâce à des intermédiaires que je connais à Shanghai, dit Chen comme s’il lisait dans les pensées de Huang, mais sans résultat. Les Liu n’avaient pris aucune disposition particulière concernant leurs biens, à part une plaisanterie de Mme Liu au cours d’un dîner avec l’avocat sur le partage des actions de Liu en cas d’introduction en Bourse. »

Ainsi, beaucoup d’éléments apparaissaient sous un jour nouveau. Un mobile pour Mme Liu auquel Huang n’avait encore jamais pensé, mais qui avait le mérite d’être plus plausible que celui de Jiang. Une épouse trompée décidée à se venger, plus la possibilité que Liu divorce avant l’ouverture du capital, plus la petite secrétaire piaffant en coulisses. Dans ce cas, Mme Liu aurait tout perdu. Elle avait accès à son bureau privé et elle connaissait son emploi du temps pour la soirée. Qui plus est, cela expliquait les anomalies relevées par Chen à propos de la scène de crime : le corps de Liu dans le bureau, aucun signe de lutte et la position des fauteuils.

« Un coup de génie, Chen, je parle de vos questions à l’avocat. Et ce qu’elle a dit à propos du partage des actions n’était pas une plaisanterie. Liu était très doué pour dissimuler. Elle aussi. Le couple a dû essayer de sonder l’avocat sur un accord de divorce, et Liu allait agir. Elle le savait mieux que personne. »

Certes, il y avait un hic dans ce scénario : l’alibi de Mme Liu. Or, contrairement à ce qui se passait dans les romans policiers que traduisait Chen, certains Chinois ne se souciaient guère du parjure. Ceux qui avaient confirmé son alibi étaient des amis proches. Pour eux, lui rendre service par amitié avait pu l’emporter sur toute autre considération. Par ailleurs, même si elle se trouvait à Shanghai ce soir-là, elle avait pu envoyer quelqu’un faire le travail à Wuxi.

« Il est temps de passer au point suivant de notre emploi du temps, dit Chen en sortant de sa rêverie. Allons au secrétariat de l’usine.

— Très bien. » Huang referma son calepin.

Il suggéra un chemin qui menait de la résidence à la porte de derrière de l’usine. « C’est à cinq minutes. Nous pouvons laisser la voiture ici. »

Il ne voulait pas donner son nom à l’entrée en compagnie de l’inspecteur principal Chen. Ses collègues seraient contrariés s’ils l’apprenaient. Il n’était cependant pas obligé d’en parler à Chen.

« Comme pour notre conversation avec Mme Liu, c’est vous qui êtes chargé de l’enquête », dit Chen pendant qu’ils marchaient.

À la porte de derrière, ils trouvèrent un vieux gardien, sans doute un ouvrier retraité qui avait travaillé là. Celui-ci hocha plusieurs fois la tête à la vue de la plaque de Huang et les laissa entrer sans difficulté.

« Elle est fermée après huit heures du soir, expliqua Huang, mais on peut toujours l’ouvrir de l’intérieur. Un soir où Liu est revenu chercher un document important, il a dû appeler le gardien de l’entrée pour qu’il lui ouvre.

— Je vois. C’est vraiment un raccourci. »

 

Le bureau du directeur général se trouvait dans un bâtiment sur deux niveaux au centre du site. Ils devaient retrouver Mi dans le premier bureau.

« Que pouvons-nous faire pour vous aujourd’hui, officier Huang ? Oh, c’est... » Elle se leva.

Grande, élancée, entre vingt et vingt-cinq ans, Mi avait des yeux en amande, une bouche sensuelle et le corps élégant d’un mannequin. Elle portait un petit haut blanc dos nu qui laissait voir son nombril, un jean et des sandales à talons hauts. Ses ongles de pied étaient vernis d’un rouge vif. Malgré tout, Huang ne lui trouvait rien de très attirant.

« Vous savez pourquoi je suis ici, Mi. Voici mon collègue Chen. Nous aimerions vous parler du meurtre de Liu. »

Elle appuya sur une touche d’un ordinateur flambant neuf que Huang ne se rappelait pas avoir vu la fois précédente et les fit asseoir dans deux fauteuils noirs en face d’elle.

« Nous en avons déjà parlé, officier Huang.

— Je suis nouveau dans l’équipe, intervint Chen, et tout ce que vous pourrez me dire me sera d’une grande aide.

— Toute précision », souligna Huang en remarquant un autre détail sur le bureau : la disparition d’une photo encadrée de Liu parlant dans une conférence nationale. Elle avait été remplacée par une plaque dorée indiquant chef du secrétariat.

« Commençons par ce que vous pouvez nous dire sur Liu, demanda Chen.

— C’était un patron extraordinaire. Quand il a pris son poste, l’entreprise était au bord de la faillite Une grande entreprise d’État, employant plus de trois mille personnes, ça n’était pas facile, mais il a réussi à retourner la situation.

— Nous connaissons son travail grâce à la couverture médiatique. Que pensez-vous de lui humainement ?

— Un homme bon, généreux, intelligent, et toujours prêt à aider.

— Je vais vous poser une question d’un autre ordre. Vous qui avez travaillé étroitement avec lui, que savez-vous de sa vie de famille ?

— Il n’en parlait pas beaucoup.

— Vous pensez qu’elle était satisfaisante ?

— Je n’en sais rien. » Elle ajouta : « Mais un homme qui travaillait autant aurait dû être mieux traité.

— Nous avons parlé à son épouse, dit Chen en la fixant. Elle nous a dit quelque chose. »

Il n’alla pas plus loin, fit volontairement une pause et laissa un silence fracassant s’installer dans la pièce. Huang pensait saisir les intentions de l’inspecteur principal.

« Quoi qu’elle ait pu vous dire, répondit Mi en détournant le regard, je ne crois pas qu’elle ait été une bonne épouse. Tout le monde ici voyait qu’il n’était pas heureux chez lui.

— Pouvez-vous nous donner des exemples précis ?

— Seulement par ouï-dire. Ils étaient camarades à Shanghai, elle venait d’une bonne famille de la ville, et lui d’un village pauvre de la province de Jiangxi. Malgré l’opposition de ses parents, elle s’est mariée avec lui, une mésalliance en quelque sorte, et elle l’a suivi ici, à Wuxi. Elle s’est mis en tête d’obtenir qu’il la dédommage de son sacrifice, pour ainsi dire, en la servant en tout, en lui obéissant en tout, des plus petites choses aux plus importantes. Le type même de la femme de Shanghai.

— Mais ensuite il a réussi à Wuxi.

— Exactement. Pour un homme aussi occupé et surmené que lui, il aurait fallu une épouse vertueuse qui s’occupe bien de lui, surtout lorsqu’elle a quitté son travail pour devenir femme au foyer. Toute la famille dépendait du revenu de Liu. Mais non. Elle retournait fréquemment à Shanghai. Pendant la semaine et aussi le week-end. Il restait souvent seul à la maison.

— Sa famille est à Shanghai. C’est naturel qu’elle y retourne de temps en temps.

— Qui saurait dire ce qu’elle fricote réellement là-bas ? C’était la reine de son lycée, paraît-il, et elle avait un tas d’admirateurs secrets.

— Tiens, tiens !

— Et je peux vous dire pourquoi il passait parfois la nuit dans son appartement-bureau. Ces derniers temps, il travaillait tard à cause de toutes ses responsabilités. Mais le plus souvent il ne voulait tout simplement pas rentrer chez lui. Son bureau privé était le seul endroit où il pouvait vraiment se détendre. Mais même là elle ne voulait pas le laisser tranquille. Une fois, pendant qu’il était en voyage d’affaires, elle est venue et a mis l’appartement sens dessus dessous. »

Huang l’écoutait sans l’interrompre. Il se demandait pourquoi Chen concentrait ses questions sur Mme Liu. C’était un scénario possible que Huang avait envisagé après leur discussion sur la scène de crime, mais, une fois l’excitation passée, plus il y pensait et plus il trouvait que cette hypothèse ne reposait sur aucune preuve.

L’attaque soudaine de Mi contre Mme Liu était toutefois compréhensible, bien qu’elle ait d’abord affirmé ne rien connaître de la vie de famille de son patron. Elle savait que les policiers avaient entendu des histoires sur elle et elle essayait donc de minimiser l’importance de la relation entre elle et Liu. En décrivant une épouse irresponsable, elle cherchait à justifier son existence, du moins d’un point de vue psychologique. Mais ses déclarations en soi n’apportaient rien à l’enquête criminelle, sauf qu’elles présentaient une version totalement différente de celle de Mme Liu.

Il n’en restait pas moins qu’ils avaient appris du nouveau. Tout d’abord, que Mme Liu se rendait souvent à Shanghai. Pas très loin, certes, mais en laissant son mari seul. Pourquoi ?

Puis venait le fait qu’elle avait été la reine de son lycée avec des admirateurs secrets. Qu’est-ce que cela pouvait vouloir dire ? Si elle avait un autre homme à Shanghai  – un cas tout à fait vraisemblable pour un couple comme les Liu dont le mariage partait à vau-l’eau et où chacun aurait eu sa liaison  –, alors cela introduisait un nouveau mobile. L’amant de Mme Liu, quel qu’il ait été, aurait pu tuer par amour ou par intérêt.

« Pensez-vous que Liu comptait faire quelque chose à propos de ses problèmes conjugaux ? poursuivit Chen sans changer de direction.

— Que voulez-vous dire ?

— Envisager de divorcer, par exemple.

— Non, pas à ma connaissance. Comme je l’ai dit, il ne nous parlait pas de ses problèmes personnels. Il se plaignait un peu quand il ne pouvait pas s’en empêcher. »

Chen prit une cigarette, la tapota sur le paquet, regarda Mi et demanda : « Vous permettez ?

— Allez-y. Liu fumait aussi.

— Comme vous le savez peut-être, Jiang est désormais un suspect possible. » Chen avait brusquement changé de sujet. « Dites-nous ce que vous savez sur lui.

— Oh, Jiang, oui, il est venu plusieurs fois à l’usine. Pour parler avec Liu, bien sûr. J’ignore ce qu’ils se sont dit. Je l’ai signalé à la Sécurité intérieure.

— Pouvez-vous nous donner plus de détails ? intervint Huang. Notamment concernant le soir du meurtre.

— J’ai eu Jiang au téléphone deux ou trois jours avant la mort de Liu, il me semble, mais il a insisté pour lui parler. C’est tout ce que je sais. Et... » Elle s’éclaircit la voix. « Et le matin de sa mort Liu a mentionné un rendez-vous désagréable.

— A-t-il dit où et quand ?

— Je ne m’en souviens pas.

— Et avec qui ?

— Il n’a pas donné de nom. » Elle ajouta : « Oh, il y a deux ou trois mois, j’ai vu Jiang et Liu se disputer dans le bureau.

— Ici ?

— Oui, dans celui de Liu.

— De quoi discutaient-ils ?

— Ils se sont tus dès que je suis entrée, mais j’ai saisi un ou deux mots, il m’a semblé que c’était à propos de pollution.

— Vous vous rappelez la date ?

— En mars, début mars, la veille de la journée de la Femme, oui, maintenant je me rappelle... »

C’est alors qu’un homme de haute taille fit irruption dans la pièce et salua Huang d’une voix forte.

« Salut, camarade officier Huang. Quel bon vent vous ramène aujourd’hui ?

— Salut, directeur général Fu.

— Seulement par intérim pour l’instant... Je vous en prie, appelez-moi Fu. Et voici... ?

— Chen, mon collègue, répondit Huang.

— Bienvenue. Venez dans mon bureau.

— Merci, directeur général Fu. » Chen se tourna vers Mi. « Nous reviendrons vous voir si nous avons d’autres questions. Si vous pensez à quelque chose, vous pouvez aussi nous appeler... mon portable déraille, appelez le sergent Huang. »

Ils entrèrent dans le second bureau. Fu leur fit signe de s’asseoir dans deux fauteuils de cuir face à sa table de travail en chêne. Le bureau avait dû être celui de Liu. Le mur derrière la table affichait une collection impressionnante de récompenses encadrées, au nom de Liu pour la plupart, mais sous le verre de la table, Huang remarqua plusieurs photos de Fu.

« C’est le parc du Bund ? » demanda soudain Chen en indiquant une photo de Fu debout devant le parc, montrant fièrement le fleuve.

« Oui, je viens de Shanghai. L’aller-retour est très facile de nos jours. Une heure seulement avec le nouveau train rapide. C’est une photo que j’ai prise il y a deux semaines.

— Alors vous y retournez souvent.

— J’y étais samedi dernier, et j’y retourne ce week-end.

— Vous savez pourquoi nous sommes là, directeur général Fu, dit Chen.

— Oui. Nous devons faire justice pour Liu. Il a accompli une grande œuvre en redressant l’entreprise. Et il a travaillé très dur pour y parvenir. Nous lui devons notre succès et nous ne dévierons jamais de la route qu’il a tracée pour nous. En ce qui concerne votre enquête, vous pouvez compter sur notre entière coopération. »

Fu parlait de Liu avec respect et reconnaissance, comme il convenait à un jeune successeur, bien que dans un langage exagérément officiel.

« Nous avons parlé de Jiang à Mi, dit Chen en allant droit au but. Que pouvez-vous nous dire sur lui ?

— Pas grand-chose, je le crains. Jiang parlait avec Liu, pas avec moi.

— Vous saviez donc qu’ils étaient en contact.

— Eh bien, je les ai vus un jour ensemble dans le bureau, mais en fait je ne savais même pas que c’était Jiang. Mi me l’a appris plus tard.

— Liu vous a-t-il dit que Jiang le menaçait de dénoncer la pollution engendrée par l’usine ?

— Tout d’abord, un mot sur cette prétendue pollution, officier Chen. Il existe à Wuxi un bureau de la protection de l’environnement. Ils ont contrôlé et recontrôlé notre mode de production. Nos échantillons ont toujours répondu aux normes en vigueur, dit Fu d’un air grave. Le rôle de Liu était extrêmement difficile. Sur le marché actuel, ce n’est pas facile pour une entreprise d’État de survivre, encore moins de réussir. Mais il l’a fait, et nous n’avons pas été vraiment surpris de le voir devenir la cible de criminels impitoyables tels que Jiang, de critiques irresponsables qui ne connaissent rien à notre industrie.

— Nous comprenons tout cela, camarade directeur général par intérim Fu, dit Chen. Et nous avons aussi parlé à Mme Liu.

— Vraiment ? C’est bien. Compte tenu de la contribution de Liu nous allons offrir à sa famille une somme adéquate. Et un poste à Mme Liu, si bien sûr elle désirait travailler ici. Elle a quitté son emploi il y a plusieurs années pour soutenir Liu.

— C’est très attentionné de votre part. Elle est originaire de Shanghai. Je me demande si elle ne souhaiterait pas s’y établir de nouveau.

— Cela je l’ignore, dit Fu en changeant soudain de sujet et en regardant sa montre. Vous avez déjà déjeuné, officiers ? J’ai travaillé très tard hier soir et j’ai sauté le petit déjeuner ce matin. »

C’était le signal évident de la fin de l’entrevue.

« Nous avons petit-déjeuné tard », répondit Chen en regardant lui aussi sa montre. Il était presque une heure et demie. « En effet, il est temps pour nous d’y aller. »

Une fois sorti du bureau, Chen resta un long moment silencieux. Perdus dans leurs pensées, les deux hommes se dirigeaient par erreur vers l’entrée principale.

« Désolé, il nous faut faire demi-tour, dit Huang. J’avais oublié que la voiture est garée près de la résidence. »

Brusquement, Chen s’arrêta. Plusieurs visiteurs signaient un registre à l’entrée principale. Au lieu de revenir sur ses pas, Chen continua jusqu’à l’agent de sécurité qui se tenait là.

« C’est la règle de faire signer toutes les personnes qui entrent et sortent ? demanda-t-il en indiquant le registre.

— Nous sommes de la police de Wuxi, ajouta Huang en se hâtant de montrer sa plaque.

— À votre service, messieurs, dit le gardien. Oui, c’est la règle. Tous les visiteurs doivent donner leur nom.

— Et il y a aussi une caméra de surveillance ? demanda Chen.

— Oui, notre défunt patron avait commandé tout un équipement de pointe y compris les caméras de surveillance, ce qui se fait de mieux pour une grande entreprise d’État, mais nous restons quand même ici vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— Je vois. C’est bien. Je veux une copie du registre pour les sept derniers jours... ainsi que les enregistrements de la caméra.

— C’est facile, monsieur », répondit le gardien avec de rapides hochements de tête.

Copier la bande et les pages du registre pouvait prendre plusieurs minutes. Huang observait la scène, perplexe, quand son portable sonna. Il regarda le numéro, s’excusa et s’éloigna pour ne pas être entendu.

Encore une fois, la communication fut plus longue qu’il ne pensait.

Quand il revint à l’entrée principale, Chen tenait déjà une grande enveloppe entre ses mains.

« Mangeons un morceau à la cantine de l’entreprise, dit Huang. J’ai encore les tickets que Fu nous a donnés le premier jour où nous sommes venus. Aujourd’hui, je peux me permettre de vous inviter.

— Bonne idée. »

Bien que l’heure du déjeuner soit passée, ils trouvèrent un petit groupe d’employés en train de manger et bavarder. Ils choisirent une table isolée, près de la fenêtre.

« Qu’en pensez-vous ? demanda Huang devant un bol de nouilles au bœuf fumantes parsemées de ciboule hachée.

— Pour commencer, Mi n’est peut-être pas un narrateur fiable.

— C’est-à-dire ?

— C’est un terme qui désigne celui qui ne fait pas un récit impartial, en littérature. » Il ajouta beaucoup de poivre noir sur ses nouilles. « Mi a fourni une défense passionnée de Liu, mais davantage encore d’elle-même, du moins inconsciemment, au motif qu’un mari satisfait et heureux n’aurait pas de liaison extraconjugale. Un peu sur le modèle du vieux dicton : Si la palissade est bien close, aucun chien errant n’entrera. Mais il est indéniable que Liu n’était pas un bon mari et qu’il utilisait son bureau privé pour ses rendez-vous avec Mi. En s’efforçant de défendre sa position de petite secrétaire, Mi n’a sans doute pas pu nous rapporter les faits réels.

— Je vois ce que vous voulez dire, chef. Il y a des incohérences dans ses déclarations à propos de Liu. Moi aussi je les ai rassemblées sur une feuille de papier pour pouvoir les confronter entre elles, mais certaines ne concordent pas. » Il demanda ensuite : « Et Mme Liu ?

— Ce n’est qu’une théorie parmi d’autres, répondit Chen comme s’il revenait sur ses propos, et rien ne vient l’étayer pour l’instant.

— Mais il y a un élément nouveau  – pas exactement nouveau puisqu’il relève de l’ancien scénario  – apporté par la Sécurité intérieure. Elle a tiré ses conclusions, obtenu l’approbation d’en haut et arrêté Jiang... officiellement.

— De nouvelles preuves ? Une découverte capitale ? demanda Chen apparemment surpris de la rapidité des conclusions de la Sécurité intérieure.

— Non, pas à ma connaissance. D’après ce que j’ai appris de notre chef d’équipe, l’affaire a déjà attiré l’attention internationale ; plus elle traîne, plus elle risque de faire du tort à l’image du gouvernement. Des personnages haut placés ont donc donné le feu vert à la Sécurité intérieure. Je n’aime pas ça. A quoi diable servent les policiers ?

— Je n’aime pas ça moi non plus. » Il reposa ses baguettes sans avoir terminé ses nouilles. «Pouvez-vous m’obtenir une copie de la déposition de Jiang à propos de sa dispute avec Liu ?

— Oui, il a soutenu qu’il n’avait pas parlé avec Liu depuis des mois. Je peux vous obtenir une copie.

— Et aussi le relevé des appels téléphoniques de l’entreprise... depuis le bureau du directeur général, si possible. »

Huang se demanda s’il suivait la réflexion de Chen. Celui-ci avait paru jusque-là soutenir l’hypothèse que Mme Liu soit la meurtrière, autant quand il avait examiné la scène de crime que pendant leur conversation à l’usine.

Et Chen avait un objectif de plus, supposait Huang : exclure la possibilité que Jiang soit le meurtrier.

Mais n’était-il pas trop tard ? « L’approbation d’en haut » donnée à la Sécurité intérieure ressemblait à une menace. Un inspecteur principal en vacances, quelles que soient ses relations, pouvait difficilement faire le poids.

Peut-être était-ce cela qui distinguait Chen parmi les policiers, la persévérance. Consciencieux et circonspect à la fois, il poursuivait son chemin.

« Mais la Sécurité intérieure est prête à en finir... dans l’intérêt du Parti. Ce n’est plus qu’une question de jours, je le crains, dit Huang soucieux. Non pas que je refuse de l’affronter si nous pouvons trouver des preuves ou des témoins, et avec vous à mes côtés... »

Sa phrase resta en suspens. Shanshan venait d’entrer dans la cantine et s’approchait d’eux.

« Vous ici, Chen ! s’exclama-t-elle, et avec l’officier... »

Son visage exprimait la surprise, une surprise qui tourna vite à quelque chose comme de la colère.

Chen était surpris lui aussi, mais peut-être pour une autre raison.

« Voici mon amie Shanshan. Et l’officier Huang. » Chen s’était levé et faisait des présentations précipitées qui n’étaient nécessaires pour personne. « C’est un fan, il a lu toutes mes traductions de romans policiers. »

Cette phrase était visiblement destinée à Shanshan. Huang le comprit et se demanda si elle croirait à l’explication, mais il sut ce qu’il devait dire pour ne pas révéler le véritable statut de Chen.

« M. Chen est un véritable maître. J’ai lu tous les livres qu’il a traduits. C’est aussi un poète, vous savez, et cela fait une différence considérable pour la traduction. La langue est superbe.

— Vous comptez des fans dans la police, Maître Chen. » Shanshan ne chercha pas à dissimuler son sarcasme.

Huang se leva. « Je vais devoir vous laisser, M. Chen. Vous pouvez me téléphoner à n’importe quel moment.

— Non, restez, officier, et continuez à discuter de l’important travail de la police, dit-elle. Je m’en vais. »

Ils la virent sortir précipitamment de la cantine.

« Je crois lui devoir quelques explications. » Chen se leva avec un sourire amer.

« Rattrapez-la. Nous discuterons plus tard. »

Le légendaire inspecteur principal était vaincu, penaud, plus si légendaire tout à coup.