5

 

Après tout, le Centre était un endroit agréable.

Le matin du mardi, de bonne heure, Chen fit une promenade et commença à mieux en saisir la configuration.

Plusieurs autres résidents déambulaient comme lui, sans se presser. Chacun d’eux devait mener une vie très différente ailleurs, dans une petite ville de province ou dans une métropole, mais tous étaient des gens influents, des privilégiés à leur manière. Cependant, dans le pyjama à rayures bleu et blanc du Centre, c’étaient des gens ordinaires.

Mais même là on reconnaissait une hiérarchie. Dans les deux bâtiments situés près de l’entrée, les pièces, avec leur petit balcon, étaient probablement les mêmes que dans un hôtel ; elles ne devaient pas être destinées à l’élite. En revanche, dans un autre bâtiment plus central, la taille du balcon indiquait des pièces beaucoup plus grandes. En levant la tête, Chen vit un homme aux cheveux blancs sortir sur le balcon du deuxième étage, s’étirer et lui faire un signe de tête. Chen répondit et poursuivit son chemin.

Il se trouva bientôt devant une maison de thé de style traditionnel, semblable à celle du parc, mais nichée dans la verdure sur une terrasse, près d’un bâtiment moderne. Il apercevait de loin plusieurs personnes âgées assises près de la balustrade en pierre blanche, buvant du thé et grignotant paisiblement des graines de pastèque.

C’était un bon endroit où s’installer un moment pour examiner le rapport que le sergent Huang lui avait faxé un peu plus tôt. L’inspecteur principal se demandait toujours s’il devait s’impliquer dans l’enquête.

Il fut surpris de voir un escalator en plein air qui menait directement à la maison de thé. Non pas à cause de la technologie nécessaire pour le protéger des intempéries, mais parce qu’il était installé là alors qu’une volée de marches à côté permettait de monter sans difficulté.

Il changea d’avis et se dirigea vers la clinique du Centre. D’après la brochure, elle proposait de faire le bilan de santé des résidents.

La clinique se révéla complètement différente de l’hôpital de Shanghai où il fallait d’habitude attendre longtemps, debout, et remplir tout un tas de formulaires. Ici, les infirmières étaient à son seul service, sans parler de l’équipement de pointe, importé.

Il ne pensait pas être malade. Mais puisqu’il était là, il décida de consulter un vieux praticien de la médecine traditionnelle qui prit son pouls et sa tension, examina sa langue, et énonça son diagnostic dans un jargon épouvantable fortement teinté d’accent d’Anhui.

« Vous avez trop travaillé et vous avez consumé le yin de votre système, par conséquent le qi et le sang sont bas, et le yang légèrement élevé. Tout à fait déséquilibré, mais rien de précisément mauvais, un peu de tout. » Il rédigea une ordonnance et ajouta pensivement : « Vous êtes encore célibataire, n’est-ce pas ? »

Chen crut deviner ce que le médecin voulait dire. Selon la médecine traditionnelle, on n’atteint l’équilibre entre le yin et le yang que dans le mariage. Chez un homme de son âge, le célibat permanent n’était pas bon pour la santé. Le vieux médecin de Wuxi aurait fait un allié idéal pour sa mère qui se lamentait sans cesse de ce qu’il ne se mariait pas.

L’ordonnance insistait expressément pour que le remède soit préparé tous les jours, et bu encore chaud. Le pharmacien de la clinique affirma qu’il n’y avait aucune difficulté : le directeur Qiao avait donné des instructions précises afin que Chen bénéficie de tous les services dont il aurait besoin. Il n’était pas précisément ravi de ce traitement de faveur qu’il ne méritait pas.

Quand il sortit de la clinique il continua sa promenade. Il s’aperçut que certains hommes âgés le regardaient avec curiosité. Il était peu probable qu’ils le reconnaissent, mais dans cet endroit son âge pouvait le faire remarquer.

En coupant à travers une petite clairière presque déserte, il se retrouva sur un escalier de pierre. Il devait être à présent à l’arrière du Centre. Un sentier parsemé de fleurs inconnues descendait en lacets. Il l’emprunta et, après deux virages, il arriva à un grillage séparant le Centre du lac.

Il s’assit sur un rocher près du pied de la colline et sortit le fax de sa poche. Il n’y trouva rien de vraiment nouveau par rapport à ce que Huang lui avait dit la veille. Après l’avoir lu deux fois, il réfléchit à ce qu’il pouvait faire tout en demeurant en retrait. Une première dans son expérience de policier. Ce ne serait pas une bonne idée d’aller sur les lieux du crime, ni de questionner les éventuels suspects. Cependant, une conversation ordinaire avec les personnes qui n’étaient pas directement visées par la police pouvait être envisagée.

Une visite à Mme Liu par exemple. Il ne voyait rien de particulièrement louche chez elle. Simplement, sa décision de se rendre à Shanghai après avoir appris que son mari ne rentrerait pas chez eux ce soir-là l’intriguait. Et puis, elle pourrait peut-être lui apprendre quelque chose à propos de son mari. Une visite à Mi, la secrétaire de Liu, pourrait aussi être utile. D’après le fax, elle avait déclaré à Huang qu’elle était restée tard à l’usine le soir du meurtre.

Et bien entendu, une autre source d’information serait Shanshan. Pour cela, il valait mieux qu’il ne révèle pas son identité. Tout au fond de lui, il se sentait mal à l’aise, puis il se persuada qu’il agissait pour une bonne raison. Et se demanda si les menaces qu’elle avait reçues pouvaient avoir un rapport avec le meurtre.

Il souligna plusieurs passages du rapport faxé par Huang et certains points qui méritaient d’être étudiés davantage. L’heure du meurtre, par exemple. Sans être sûr de rien, il griffonna quelques mots dans la marge.

Soudain, il se sentit fatigué et se frotta les yeux. Il était encore très tôt dans la journée. Le diagnostic du médecin aurait-il eu un effet hypnotique ? Il chassa cette idée et releva la tête. Un peu plus loin vers le nord, il avisa une porte laissée ouverte dans le grillage. On ne la remarquait sans doute pas de l’extérieur. Il alla jeter un coup d’œil, pensant être près du lieu désigné sur le plan comme l’îlot de l’Épervier Couvert de Givre.

Il revint sur ses pas, dans un calme qui l’enveloppa à l’improviste, en songeant à des vers de la dynastie des Tang.

 

Les pins perdant leurs pommes au mont vide,

Toi, le Reclus, déjà tu dormirais ?

 

Puis il tenta de changer d’humeur en se moquant de lui-même. Le poème Tang parlait d’une scène de nuit dans les hauteurs. Qui pouvait être le « Reclus » ?

Peu après son retour dans sa chambre, une jeune infirmière apparut portant un petit Thermos contenant le médicament.

« Il vaut mieux le boire vite, dit-elle avec un gentil sourire. Une dose chaude et fraîchement préparée peut faire une énorme différence. On vous en apportera une autre dans l’après-midi. »

Il était en train de se rincer la bouche pour se débarrasser du goût amer des herbes quand le directeur Qiao téléphona.

« Vous devez déjeuner avec nous aujourd’hui, inspecteur principal Chen.

— Ce n’est pas nécessaire, directeur Qiao. Vous avez déjà fait beaucoup pour moi.

— Mais nous aimerions vous demander un avis pendant le déjeuner.

— A quel propos ?

— Le Centre a été fondé par l’État, mais contrairement aux hôpitaux nous n’avons aucun moyen de gagner de l’argent. Nous envisageons donc une réforme qui consisterait à ouvrir une partie du Centre au public. Naturellement, il restera en priorité au service des cadres du Parti tels que vous. Toutefois, son confort et sa situation pourraient attirer les touristes, ceux de Shanghai en particulier. Ils pourraient séjourner ici comme dans n’importe quel bon hôtel tranquille, tout en profitant d’un bilan de santé. Vous venez de Shanghai, vous y êtes une célébrité. Vous êtes la personne indiquée pour apporter le message à votre ville. »

C’était peut-être vrai. Le Centre était immense, mais loin d’être plein. De sa chambre, Chen avait vu beaucoup de fenêtres non éclairées le soir. Depuis quelques années, les établissements d’État tels que les hôpitaux augmentaient leurs tarifs tout en percevant des enveloppes rouges, mais le Centre, lui, ne pouvait recevoir que les subventions limitées de l’État.

Mais cela ne le regardait pas. L’inspecteur principal Chen n’était pas là pour donner des conseils commerciaux, même si le directeur Qiao semblait sincère dans sa démarche.

Chen accepta un déjeuner tardif ; il avait encore dans la bouche le goût amer de la tisane.

Il avait plus d’une heure devant lui. Il s’assit devant l’ordinateur portable du bureau  – un ordinateur importé, avec un logiciel chinois  – et tâtonna pour se connecter à Internet. Malgré le mode d’emploi posé à côté, il n’y parvint pas. Chen pouvait néanmoins écrire. Il se pencha sur le clavier avec détermination, bien que rien ne lui vienne en tête pour le moment.

Il emporta l’ordinateur dans le living et s’assit face au lac.

Il songea alors au poème qu’il avait commencé la veille, à propos de la construction de l’identité à travers les interprétations d’autrui. L’image de Shanshan marchant à ses côtés sur les bords du lac s’imposa à lui. Quel genre d’homme était-il dans l’imagination de la jeune femme ?

Sur la table, le téléphone sonna. Il décrocha, écouta l’opératrice prononcer quelques mots indistincts, puis la voix précipitée d’Oncle Wang, très agité.

« Désolé de vous déranger au Centre, M. Chen, mais je devais vous appeler. Shanshan a des ennuis.

— Oh... Qu’est-ce qui se passe ?

— Ce matin elle est venue pour déposer son déjeuner dans mon réfrigérateur comme d’habitude, mais juste avant qu’elle entre, deux inconnus en civil à la mine patibulaire ont surgi de nulle part. Ils l’ont interceptée et emmenée dans une voiture. Ensuite, j’ai téléphoné à l’usine. Quelqu’un m’a dit de la fermer, que Shanshan avait été arrêtée pour être interrogée.

— Vous savez pourquoi ?

— Elle s’est disputée avec Liu, son patron, c’est tout ce que je sais. Maintenant qu’il est mort, je suppose qu’on la soupçonne.

— Rien qu’à cause d’un différend professionnel ? C’est scandaleux. Quelles preuves ont-ils ?

— Aucune idée. Mais Shanshan est incapable de faire une chose pareille. Je la connais, M. Chen. Depuis son enfance.

— Je vais me renseigner, Oncle Wang. Ne vous inquiétez pas. En attendant, si vous pensez à quelque chose d’autre, téléphonez-moi. Je vous donne mon numéro de portable. » Puis il changea d’avis. «Non, j’arrive. Ne bougez pas. »

Il s’aperçut en raccrochant qu’il venait de parler comme un policier. Alors que la veille encore il avait assuré au sergent Huang que ce n’était pas son enquête, qu’il n’était qu’un vacancier un peu curieux.

Shanshan était la cause de ce changement, l’inspecteur principal dut l’admettre.

Il laissa un bref message à Qiao, s’excusant de ne pas pouvoir, cette fois encore, assister au déjeuner, et il sortit en hâte.

Le chemin était toujours aussi plaisant, mais il n’était pas d’humeur à profiter du paysage. Il ne mit qu’une dizaine de minutes pour atteindre la gargote.

« Elle a des ennuis, répétait Oncle Wang. Je le sais depuis longtemps. Elle leur créait des difficultés.

— À qui ?

— Elle s’occupe de protection de l’environnement, un travail qui fait d’elle “un clou dans l’œil” de ceux qui ont le pouvoir. Ça n’aurait pas été grave si elle n’avait pas pris sa mission au sérieux. Non seulement Liu, mais aussi ceux qui l’entourent, lui ont rendu les choses très difficiles. Elle m’en a parlé. C’est une des raisons pour lesquelles elle vient déjeuner ici. Ils ne la laissent même pas manger en paix là-bas. »

Chen pensa de nouveau aux menaces qu’elle avait reçues. Mais cette pression, aussi insupportable qu’elle ait été, avait-elle pu suffire à pousser une jeune femme aussi courageuse que Shanshan à commettre un meurtre ?

« Vous devez l’aider, M. Chen. C’est une gentille fille. Et elle a une très haute opinion de vous. »

Apparemment, Oncle Wang avait tiré quelques conclusions hâtives à propos de leur rencontre. Avait-elle parlé de lui après qu’il l’eut accompagnée au ferry ?

En dehors de cela, le vieil homme était incapable de lui dire quoi que ce soit de nouveau qui puisse l’aider en tant que policier.

Dans des circonstances ordinaires, l’inspecteur principal Chen Cao aurait pu faire appel à la police locale, qui n’aurait sans doute vu aucune objection à ce qu’il participe à l’enquête. Wuxi étant tout près de Shanghai, il y avait souvent des situations qui demandaient une collaboration. Sans parler du statut de plus en plus élevé de Chen qui avait la confiance de Pékin.

Mais si, comme il le pensait, la Sécurité intérieure se mêlait de l’affaire, ce serait une tout autre histoire.

Il téléphona au sergent Huang.

« J’ai besoin de vous parler, Huang.

— Bien sûr, chef. Où ça ?

— Eh bien... » Il s’aperçut qu’Oncle Wang l’observait. Les deux policiers ne pourraient pas parler en présence du vieil homme. Il remarqua une boutique de coiffeur au coin de la rue sur le trottoir d’en face, signalée par une enseigne conventionnelle rouge, bleu et blanc dans un cylindre tournant. « Retrouvez-moi chez le coiffeur de la rue de Wuyou, au sud du terminus de la ligne de bus numéro 1. »

Il prit congé du vieux Wang et traversa la rue en direction de la boutique du coiffeur.

Une jeune fille en combinaison dos nu sortit en trottinant.

« Bienvenue, patron. Je m’appelle Jade Vert. »

Il comprit aussitôt son erreur en voyant le bout de ses seins pointer à travers le tissu fin quand elle lui prit la main pour le tirer à l’intérieur. Beaucoup de prétendus salons de coiffure n’étaient à présent qu’une couverture pour le commerce sexuel. Il aurait dû le savoir, il en avait vu un grand nombre à Shanghai.

Il y avait plusieurs filles dans le salon. L’une d’elles portait un bustier de soie rouge brodé de deux canards mandarins, et une autre n’était vêtue que d’un simple soutien-gorge en dentelle noire. Elles le regardèrent avec curiosité. Il pensa qu’il n’avait pas l’air d’un habitué de ce genre d’endroit.

Jade Vert le conduisit dans une pièce à peine éclairée par une unique lumière fluorescente et lui présenta les différentes prestations tandis qu’il s’enfonçait dans un fauteuil inclinable en cuir. « Nous proposons toutes sortes de soins, patron. Massage thai, bain de pieds, massage japonais, huile sur le dos, huile sur tout le corps, shampooing... Vous n’avez qu’à choisir ce que vous voulez.

— Je veux simplement me faire couper les cheveux.

— Nous ne coupons pas les cheveux, nous les lavons seulement. Shampooing relaxant, luxueux, délectable. Il détendra chacun de vos nerfs, je vous le garantis.

— Allez-y », dit Chen résigné. C’était sans doute trop tard pour reculer. Huang était sûrement en route.

Le fauteuil lui permettait d’être pratiquement couché, la tête sous l’eau. Jade Vert lui appliqua aussitôt du shampooing, lui massa le cuir chevelu puis lui pressa les tempes. Elle devait avoir reçu une formation professionnelle.

A la lumière fluorescente, il remarqua sur ses épaules et ses bras nus une éruption d’un rouge vif.

« Vous avez une allergie ? s’exclama-t-il avec un frisson instinctif.

— Ne vous inquiétez pas. Ça arrive à beaucoup de gens ici. Pour certains, c’est bien pire. Tout ça à cause de l’eau du lac. On y déverse trop de déchets industriels. »

Encore une confirmation de la pollution désastreuse pour laquelle les habitants payaient un prix exorbitant. Il ferma les yeux.

« Je vais aussi vous masser les épaules, patron. Elles sont très contractées. Vous avez dû trop travailler. Détendez-vous », dit-elle, ses mains s’activant déjà.

Avant qu’il puisse dire un mot, ses doigts fouillaient sous son pantalon.

« Je vais aussi masser petit frère.

— De quoi parlez-vous ?

— Vous allez vraiment aimer ça, et vous m’aiderez en même temps. Pour vous laver les cheveux je ne gagne que dix yuans, mais pour frotter petit frère, je peux en gagner soixante. »

Il allait protester, la main de Jade Vert sur sa ceinture, quand Huang fit irruption. Ne voyant pas Chen dont la tête était couverte de mousse et le visage en partie caché par une serviette, Huang se mit à crier.

« Inspecteur principal ! »

Le salon fut plongé dans la consternation, les filles étaient sidérées. Jade Vert, horrifiée à la vue de Huang en uniforme, leva les mains en l’air dans un geste de reddition.

« Je suis là. Ne vous inquiétez pas, sergent Huang, dit Chen en se frottant la tête avec une serviette. Allons-nous-en. »

Il paya le prix affiché sur le mur. Jade Vert le remercia longuement, cramoisie, les cheveux en désordre.

En sortant il vit que Huang était venu avec une voiture de la police.

Il n’y avait pas d’autre endroit où parler tranquillement. Oncle Wang servait un client dehors.

Il suivit donc Huang dans la voiture et ne tarda pas à amener la conversation sur Shanshan.

« Votre équipe a arrêté Shanshan, n’est-ce pas ?

— Vous êtes décidément au courant des tous derniers développements, chef, dit Huang en lui offrant une cigarette. L’enquête est maintenant orientée sur les personnes qui en voulaient à Liu. Shanshan a été arrêtée à cause de ses disputes avec son patron. D’après Mi, Liu avait parlé de la licencier. Shanshan aurait donc un mobile. Une semaine environ avant le meurtre, elle aurait menacé Liu de “risquer de le payer très cher”. Deux employés de l’entreprise au moins l’ont entendue.

— Elle s’est disputée avec Liu à propos des conséquences de la pollution industrielle, voilà ce que je crois. Elle n’a pas menacé Liu personnellement. D’ailleurs, qui l’a entendue le menacer ?

— Mi et Shou Qiang, le directeur des ventes, il l’a traitée de fouine et d’agitatrice. C’est vrai que certaines personnes ne l’aiment pas.

— Et son alibi ?

— Elle n’en a pas. Elle dit qu’elle est restée seule dans sa chambre ce soir-là, à regarder la télé et à lire, et qu’elle s’est couchée vers vingt-deux heures.

— La plupart des gens du dortoir vous auraient probablement répondu la même chose. Beaucoup sont seuls, et Wuxi est une ville où il n’y a guère de distractions le soir.

— Je sais que Wuxi n’est pas Shanghai. Mais Liu connaissait son meurtrier. Ainsi que nous le soupçonnons depuis le début, c’est quelqu’un qui savait où Liu allait passer la nuit.

— Mais d’autres que Shanshan pouvaient le savoir. L’appartement-bureau de Liu n’est un secret pour personne. Comme vous l’avez dit hier, Mi, la secrétaire, connaissait ses allées et venues mieux que quiconque. Ainsi que Mme Liu.

— C’est exact.

— Il est logique que Liu ait dit à ses proches ce qu’il prévoyait ce soir-là. Mais compte tenu de la rancœur qui existait entre lui et Shanshan, comment aurait-elle pu en être informée ?

— Je n’ai pas de réponse.

— Par ailleurs, même si sa visite était inattendue, je ne peux pas imaginer que Liu l’aurait laissée entrer. Et comment lui aurait-elle porté un coup fatal sans qu’il y ait lutte ? » Chen marqua un temps avant de poursuivre. « Non, je ne pense pas qu’elle puisse être arrêtée ainsi, sans preuve ni témoins.

— Je comprends votre point de vue, chef. C’est votre amie et elle a pu vous dire des choses que nous ne savons pas.

— Qu’elle soit ou non mon amie ne change rien. En fait, je ne la connais que depuis deux jours, dit Chen en se demandant si Huang le croirait. En tant que policiers, nous devons penser à ce que avons ou n’avons pas le droit de faire.

— Je suis entièrement d’accord. Vous êtes un homme de principes, mais je suis le plus jeune de l’équipe. On ne m’écouterait pas. Sans parler de la Sécurité intérieure qui rôde et qui a appuyé la décision de l’arrêter, c’est le moins qu’on puisse dire. »

C’était sans doute vrai, mais Chen se dit qu’il devait absolument convaincre Huang.

« Il y a quelque chose de bizarre dans cette affaire, Huang, poursuivit résolument Chen. Le moment du meurtre, pour commencer : en pleine controverse au sujet de la pollution et juste avant la privatisation de l’entreprise. Comme vous le savez, ces vacances me sont imposées. Je n’ai vraiment rien à faire au Centre, et je pense que nous pourrions étudier cette affaire ensemble, vous et moi.

— Vous voulez dire que nous allons travailler ensemble tous les deux ? Ce serait formidable d’enquêter sous vos ordres, inspecteur principal Chen. J’en rêve depuis si longtemps.

— Non, ce n’est pas mon enquête. Et ce n’est pas non plus le moment pour moi d’agir ouvertement. Je ne suis pas un policier de Wuxi, il faut que les choses soient claires. Vous aimez les histoires de Sherlock Holmes. Eh bien, quelquefois, il reste en retrait et laisse le policier faire le travail, n’est-ce pas ?

— En effet, c’est parfois le cas, inspecteur principal.

— Aucun de vos collègues ne doit savoir que je travaille avec vous.

— Comme vous voudrez.

— Mais si je travaille sur une affaire, que ce soit en retrait ou sur le devant de la scène, il y a des choses que je peux faire et d’autres que je ne peux pas faire.

— Je comprends.

— Notamment, je ne veux pas résoudre une affaire en arrêtant et en interrogeant des personnes sans justification.

— Vous voulez dire... » Huang n’acheva pas sa phrase.

Chen savait pourquoi le jeune policier restait hésitant et il décida de le pousser davantage dans ses retranchements.

«Honnêtement, j’ai été très surpris quand on m’a demandé de venir ici profiter de vacances dont je n’avais nul besoin, mais le camarade secrétaire Zhao doit avoir ses raisons. »

C’était vrai, il s’était posé des questions. Mais pour le jeune policier, il s’agissait sûrement d’une allusion discrète. Après tout, Chen avait pu être envoyé à Wuxi en mission hautement confidentielle.

Après une pause destinée à entretenir le suspense, Chen poursuivit : « J’ai fait la connaissance de Shanshan à cause d’une chose que m’a dite le camarade Zhao.

— Quoi ? Le camarade secrétaire Zhao ?

— Il a lu un de ses articles, à propos de la protection de l’environnement. Il m’a donc demandé de faire une étude sur les problèmes nouvellement soulevés par la réforme économique, expliqua Chen en pensant qu’il n’échafaudait pas trop. Sur le développement durable, sans dommage pour l’environnement. Ce n’est pas du tout mon domaine, mais je ne pouvais pas lui dire non.

— Rien d’étonnant à ce que vous ayez fait la connaissance de Shanshan aussi vite, dit Huang avec un grand respect. Tout cela est hautement confidentiel, et j’apprécie vraiment votre confiance, inspecteur principal Chen. Oui, je ferai de mon mieux.

— Informez-moi de tout ce que vous apprendrez. À propos, le rapport d’autopsie définitif est-il arrivé ?

— Oui, je vous en donnerai une copie.

— Ne parlez à personne, ni de Zhao ni de moi, ajouta Chen en hâte avant d’ouvrir la portière. C’est une situation très délicate, mais vous êtes capable de juger comment la gérer.

— Certainement, je suivrai vos instructions.

— Alors au travail, sergent Huang. Nous parlerons de la première disposition à prendre, en attendant je vais écrire un rapport à Pékin. »