CHAPITRE IX

— Vous allez m'effectuer une reconnaissance, Jess.

Un ordre. Net, presque cassant, n'admettant pas la réplique ni même la discussion. Sombre et le teint cireux, Carrington n'avait soudain plus rien de l'officier affable, un peu trop paternel, qui affectionnait les longues conversations avec ses collaborateurs, le soir, écoutant tous les avis et pesant avec soin le pour et le contre. Assis, jambes croisées, Paddock observait le colonel sans répondre.

— Une reconnaissance complète, répéta le commandant du fort. Les bois, Piney Creek, les Sullivant… Je veux savoir où sont les Sioux, leur nombre, leur force, leur armement. Ce qu'ils font, ce qu'ils préparent. Nous ne pouvons pas rester éternellement à attendre comme des moutons à l'abattoir.

Jess approuva d'un hochement de tête. Non seulement il n'avait aucune raison de discuter une demande stratégiquement saine et logique, mais Carrington n'exigeait de lui que l'accomplissement du travail pour lequel il était payé. Scout. Éclaireur civil. Les missions de reconnaissance, se coulant de nuit entre les roches noires des montagnes déchiquetées, l'espionnage subtil, rampant aux premières lueur de l'aube bleuâtre jusqu'à portée de voix d'un campement indien, notant, enregistrant, le lever des guerriers, le nombre de jeunes en âge de porter les armes, le travail matinal des squaws, leur bébé lié sur le dos dans un sac retenu par des lanières de cuir. C'était ça, son travail. De retour, sale, fourbu, mangé de barbe, il se présentait devant les fringants officiers tout juste sortis du lit et leur fournissait un rapport dont la précision et la rigueur ne cessait de les étonner. Après…

À vous de jouer, messieurs les militaires. Moi, mon boulot est terminé.

— Quand voulez-vous que je parte, mon colonel ?

— Le plus tôt possible, Jess. Pouvez-vous, par exemple, vous lever de très bonne heure demain matin et partir avant le jour ?

— Trop tard, mon colonel. J'aurais à peine le temps d'atteindre les collines que je serais déjà repéré et je vous parie qu'à l'aube j'aurais une meute de guerriers à mes trousses. Les Sioux nous surveillent de trop près. Une sortie de reconnaissance ne peut être tentée qu'au cœur de la nuit. Je pourrais partir d'ici une heure ou deux, passer la journée de demain dans les Sullivant et rentrer la nuit suivante.

— Mais… (La voix de l'officier se radoucit.) Vous n'avez pas dormi, Jess. »

Le civil pouffa.

— Ma faute. J'ai voulu perdre au poker, en fait j'ai gagné, mais je me suis arrangé pour perdre quand même et en voulant arranger les choses je n'ai fait que les envenimer. Cette nuit, j'aime autant être dehors que dans mon lit. Avec les Sioux, au moins, je sais à quoi m'en tenir. Mais si un chimpanzé se glisse dans ma chambre avec une baïonnette pendant que je ronfle aux anges…

— O'Mara ?

Paddock évinça la question d'un geste négligent.

— Lui ou un autre. Tous les hommes sont nerveux comme des chats, en ce moment.

— Vous préférez la compagnie des Sioux ? gouailla le colonel.

— Parfois, oui, soupira le civil en riant.

— Alors bonne chance…

— Merci.

Les deux hommes se serrèrent la main.

Paddock passa au foyer où le gérant lui prépara une besace de provisions, puis il rentra chez lui et se mit en tenue. Comme un mécanicien endosse ses bleus de chauffe avant de se rendre au dépôt, il enfila sur ses dessous en interlock une combinaison vert olive et chaussa des mocassins indiens. Assis en bordure de son lit de camp, face à un petit miroir dressé contre une boîte en carton, il se passa soigneusement le visage au noir de fumée. Comme chaque fois, au moment d'un départ en mission, sa pipe était son seul regret. Brave pipe ! Vieille compagne fidèle des vagabonds des solitudes. Par les matins glacés et mouillés de rosée, quelques rapides bouffées prises à la sauvette au fond d'un canyon escarpé lui auraient semblé plus exquises qu'un succulent nectar. Hélas ! il ne fallait pas y songer : indépendamment de la question de fumée, une pipe, même enveloppée dans plusieurs épaisseurs de chiffon et enfouie au plus profond d'un havresac, avait coûté la vie à plus d'un coureur de prairie imprudent ; le flair d'un renard n'est rien à côté de celui d'un Indien ! Armé d'une carabine à répétition, d'un revolver et d'un poignard, les poches bourrées de munitions, Paddock attacha une corde à un pieu de l'enceinte fortifiée et se laissa couler au bas des remparts avec la souplesse et le silence d'un puma. Deux sentinelles muettes virent le visage de ramoneur disparaître derrière les piquets et se fondre aussitôt dans la nuit. Même le léger grincement des portes pouvait, porté par le vent, parvenir jusqu'aux oreilles d'un guetteur ; les éclaireurs ne peuvent pas prendre ce risque. Sur le chemin de ronde, l'un des soldats remonta aussitôt la corde et la dénoua, ne laissant aucune trace de la clandestine sortie nocturne. Le soldat, pensif, contemplait le filin de chanvre tordu entre ses mains tel un serpent ; puis il leva la tête pour scruter les ténèbres et murmura, les dents serrées :

— L'a du cran, l'copain !

— C'est son boulot, répondit l'autre soldat.

À pas feutrés, Paddock longea les fortifications jusqu'à l'extrémité ouest du bastion où il s'immobilisa pour épier les bruits de la plaine. Il cracha, écœuré, et faillit même oublier toute prudence en lâchant un juron. Saloperie de vent ! On n'entend que lui, ici. Encore et toujours, le vent hurlant, mugissant, étouffant les mille petits bruits de la prairie, si précieux pour un éclaireur. Le vent ! Le vent ! Le vent ! Quand il allait s'établir à son compte, dans quelques mois, on pourrait lui proposer le plus magnifique ranch du monde pour un prix dérisoire, s'il se trouve situé dans un lieu venté, Jess n'ira même pas le visiter.

D'une démarche souple et légère, il s'éloigna du bastion pour gagner le lit du petit ruisseau qui serpentait, susurrant sous une mince couche de glace, à travers la riche herbe grasse jusqu'aux premiers éboulis des contreforts montagneux. Vers le milieu de la nuit, l'éclaireur avait atteint les canyons. Il gravit les pentes escarpées, étrange et fantomatique acrobate bondissant de roche en roche, se hissant grâce à des rétablissements de gymnaste au sommet de pitons déchiquetés dont les arêtes de silex tailladaient la chair comme des poignards. Il s'infiltrait au cœur des Sullivant Hills par le chemin du bas, celui du ruisseau, le plus sauvage, rébarbatif, inaccessible, même en plein jour. Délibérément, il avait choisi la voie d'accès la plus difficile ; les sombres défilés, les gorges bouillonnantes constituent de merveilleuses cachettes lorsque le soleil brille haut sur un ciel d'azur limpide, leurs mille grottes, niches, culées creusées par l'érosion peuvent dissimuler une troupe entière de guerriers avec armes et chevaux. Le lieu rêvé pour une embuscade !

De nuit, par contre, seuls les hiboux et les loutres hantaient ces ravins et mieux valait s'égratigner les mains que de tomber nez à nez sur un visage peinturluré dont les dents éblouissantes luisent dans l'ombre comme l'acier d'un couteau. Les guetteurs sioux étaient postés en haut, essaimés par petits groupes sur les points stratégiques d'où l'on pouvait observer le fort à loisir. Toute la difficulté de la mission était donc, pour l'éclaireur solitaire, de se trouver un poste d'observation situé à un endroit qui lui permette de voir sans être vu, tâche rendue particulièrement délicate du fait que les cimes privilégiées étaient évidemment déjà occupées par des spectateurs peu enclins à céder leur place, même à une dame âgée.

En bas, au fond des gorges glacées où chassaient les rapaces nocturnes, Jess ne risquait rien. En haut…

Il atteignit le sommet de la falaise. À plat ventre, pantelant, il retint sa respiration pour écouter. Reprit sa route, furtif, courbé pour ne jamais se trouver silhouetté au sommet d'une colline au cas toujours possible où, malgré le blizzard, la lune ferait une brève apparition entre deux nuages rapides. Ils sont là, tout autour. Oh, pas très nombreux… Mais ils sont là. Sur cette cime, à cinquante mètres sur la droite. Au sommet de ce piton dont l'aiguille de granit se dresse au milieu des éboulis comme une dent insolite issue d'une mâchoire de géant. Deux. Trois. Quatre, au plus. Ils peuvent passer toute la nuit, montés à poil sur leurs petits poneys velus. À tour de rôle ils sommeillent, menton sur la poitrine, lance emplumée en main, pendant que leur camarade veille, oreilles tendues, ses yeux de vautour perçant l'obscurité. À la moindre alerte, ils vont se ruer, glapissants, et le Blanc qui aurait le malheur de tomber sous leurs javelots ressemblerait en quelques minutes à une carcasse dévorée par une meute de loups affamées.

Enfin, plus de quatre heures après avoir quitté le fort, Jess longea la falaise au sommet de laquelle il s'était trouvé en compagnie du colonel Carrington et des soldats de la colonne de secours, le matin tragique où la garnison de Fort Phil Kearny avait frôlé le massacre. La colline où il s'était posté pour suivre la bataille et diriger les cavaliers américains par signaux se trouvait là, toute proche – le plus beau poste d'observation souhaitable, mais, malheureusement, inutilisable pour lui. De nuit, l'endroit était bien entendu un repère de choix pour les guerriers. Et de jour, l'éclaireur n'aurait pu y séjourner plus de cinq minutes sans voir des pinceaux de fumée s'élever un peu partout dans les collines avoisinantes…

Quand on n'a pas le choix, on prend ce qui vous tombe sous la main : à défaut de grives…

Jess se décida pour un arbre. Dans l'impossibilité d'occuper un poste de premier ordre sur les cimes, il ne lui restait plus que les éboulis rocheux ou la forêt. Les rochers recèlent d'innombrables cachettes, certains, accrochés à flanc de canyon, dominent effectivement le paysage, mais toujours et obligatoirement dans une seule direction, pour l'excellente raison qu'ils sont adossés à la montagne. Logiquement, la forêt semblait préférable, en demeurant sur la lisière et en choisissant un arbre élevé, l'éclaireur pouvait obtenir une vue, sinon circulaire dans sa totalité, néanmoins embrassant un champ très large. Et dissimulé avec soin au cœur du feuillage touffu, il n'avait pas plus de raison de se faire repérer qu'au creux d'un rocher.

Dans l'arbre, comme un oiseau ! À califourchon sur une grosse branche, Jess ne put s'empêcher de sourire en pensant à un gros nid rond, bien douillet, tapissé de feuilles et de duvet, un nid énorme à sa taille où il pourrait se pelotonner comme un cygne, la tête sous l'aile, pour dormir d'un profond sommeil jusqu'au matin. Son sourire amusé se figea, soudain transformé en rictus. Si jamais tu te fais repérer là-haut par les Sioux, mon p'tit père, c'est pour le coup que tu pourras regretter de ne pas avoir des ailes pour t'envoler en quatrième vitesse, parce que les anges en ont peut-être, des ailes, mais comme Jess Paddock n'entrera sûrement pas au paradis, il est certain de ne jamais en avoir. Si les Indiens le découvrent au sommet de son sapin, ils vont choisir entre deux jeux très drôles ; soit le tirer à la carabine, en prenant bien soin de le blesser légèrement, rire comme des petits fous au spectacle du corps dégringolant de branche en branche, récupérer le malheureux, les os brisés, pour le traîner à leur campement et l'achever dans des tortures dont la seule évocation fait dresser les cheveux sur la tête ; soit, selon leur humeur, mettre simplement le feu à l'arbre et voir le Blanc transformé en torche de résine.

Soupirant, Jess s'étendit de tout son long sur la branche qu'il serra fort entre ses bras, et il s'endormit en rêvant aux oiseaux.

L'aube vint enfin, grisâtre, puis verte et rose. Glacé, ankylosé, l'éclaireur abandonna le berceau de bois noueux qui lui avait servi d'abri pour la nuit et escalada le tronc jusqu'à la cime de l'arbre. Comme il arrivait au sommet, il entendit le clairon de Fort Phil Kearny sonner le réveil.

Peu à peu, les pics dentelés émergèrent des brumes qui s'accumulaient en écharpes cotonneuses au creux des vallées et sur la lande. Jess vit un daim sortir des fourrés ; museau frémissant, le gracieux animal avançait sans se presser sur ses pattes grêles, plus minces que des crayons. Il passa sous l'arbre sans détecter l'odeur de l'homme et disparut comme il était venu, tranquillement, faisant craquer les feuilles mortes sous ses sabots effilés.

Un geai bleu vint se poser en bout de branche, aperçut l'insolite visiteur, ouvrit son bec en forme de coquille pour pousser un piaulement aigre et s'enfuit à tire d'ailes. Jess déboutonna sa combinaison pour sortir sa montre, attachée autour du cou par un lacet de cuir ; il était neuf heures.

Peu après, la corvée de bois sortit du bastion ; les lourds chariots en file indienne ressemblaient de loin à une procession de bisons noirs sur la prairie.

Une petite troupe de cavaliers sioux surgit au sommet d'une colline. Les guerriers s'arrêtèrent un instant pour se concerter et dévalèrent la pente en brandissant leurs armes, poussant leurs rugissements habituels. Routine. N'ayant plus de bisons à chasser, les Indiens traquaient les chariots des Blancs. La corvée de bois, comme il se doit, allait être attaquée d'un instant à l'autre.

Attaquée, oui. Mais anéantie, non.

Et pourtant…

De son arbre, Jess ne pouvait pas voir l'intérieur des gorges ; quelque part au fond des défilés, une bande indienne se tenait-elle embusquée ? Peut-être. Probablement pas. Les Sioux avaient dû modifier leur stratégie et, de toute façon, un détachement de poursuite présentait peu d'intérêt militaire étant donné le prodigieux déploiement des forces indiennes. Partout ! À droite. À gauche. Le long des falaises, des bois, des rochers, à flanc de montagne, sur les collines, au creux des vallées. Partout des Sioux ! Les Sullivant Hills grouillaient de guerriers. Pentes boisées, plaines et savanes, défilés crayeux, semblaient tapissés par une marée mouvante et colorée d'hommes à cheval. De loin, on pouvait penser à des fourmis rouges.

Les villages ! – les villages des Bighorn Mountains étaient là, au grand complet, chaque campement fournissant sa part de guerriers pour la croisade contre l'envahisseur blanc. Les bandes descendues des hauts plateaux se regroupaient à l'entrée des Sullivant, chacune conduite par ses chefs et ses sorciers.

Grand Dieu, non ! ils n'avaient nul besoin d'un détachement caché au fond des gorges pour prendre à revers la cavalerie américaine ! Si les Indiens arrivaient à livrer bataille en terrain découvert, chargeant de front les tuniques bleues, pas un seul survivant ne regagnerait le bastion.

Ils pouvaient écraser la corvée de bois comme un insecte sous la semelle méprisante d'un vulgaire promeneur. Mais tuer une chenille n'a jamais protégé les récoltes, et si l'on désire entreprendre une action tant soit peu efficace, il faut faire la guerre à l'espèce tout entière – guerre de masse, guerre d'extermination, jusqu'à la fin.

Angoissé mais fasciné, Jess observait l'effarant spectacle avec des yeux agrandis. La première volée de coups de feu lui parvint assourdie, venant de la pinède où les bûcherons avaient à peine eu le temps de se mettre au travail. Pendant un bref instant, l'éclaireur se demanda s'il devait risquer le tout pour le tout, dévaler au bas de son arbre et tenter de regagner le fort par le lit du ruisseau pour avertir le colonel. Il se mordit les lèvres, rageur, et haussa les épaules. Pas le temps. En admettant qu'il arrive jusqu'au fort, en plein jour, sans se faire tuer en route, il avait douze bons kilomètres à parcourir et il arriverait de toute façon trop tard ; lorsqu'il se ferait ouvrir les portes de Fort Phil Kearny, le drame se serait déjà joué jusqu'à sa fin tragique mais inévitable.