CHAPITRE VI

Jess Paddock flattait son cheval. Soignée, bouchonnée, la bête venait de passer une bonne nuit à l'écurie ; satisfaite, elle posait sa bonne tête sur l'épaule de son maître et tentait d'embrasser l'homme de ses naseaux humides. Jess se dégagea en riant. Il s'assura que l'animal disposât d'une bonne ration d'avoine avant de sortir.

Soulevées par un vent glacial, de fines écharpes de sable zigzaguaient au ras du sol à travers la cour, changeant brusquement de direction comme des girouettes. De lourds nuages livides annonciateurs de neige volaient bas sur un ciel plombé. Il ne manquait plus que la neige, maintenant ! Jess lança un crachat en l'air, suivit son vol jusqu'à la gouttière. La blague prenait désormais un aspect sinistre dont le sens profond n'échappait à personne, civils ou militaires, petite sentinelle illettrée ou colonel : le drame avait été évité de justesse, c'est vrai, mais les Sioux n'en avaient pas moins remporté une victoire sur l'armée américaine et, connaissant les Peaux-Rouges mieux que quiconque à Fort Phil Kearny, le civil n'en tirait pas des conclusions particulièrement réjouissantes. Pour la première fois, les guerriers venaient de mettre la garnison en déroute. Pour la première fois, non seulement les Indiens avaient réussi à exterminer un peloton entier avec son officier, mais, fait peut-être plus grave encore, ils possédaient maintenant les armes automatiques récupérées sur les cadavres. Plus grave que la fin tragique de dix-huit soldats ? Oui, pour qui connaît la mentalité des Indiens. La mort ne signifie pas grand-chose pour eux. La mort au combat est même considérée comme la récompense suprême des braves. Vivant, le jeune lieutenant Bingham, propre, poli, toujours rasé de frais, n'aurait soulevé qu'un concert de gigantesques éclats de rire ; sa fin héroïque éveillait chez les frustes guerriers un respect teinté de crainte. La fuite des Blancs et les prises de guerre, au contraire, allaient renforcer l'orgueil des Sioux dans des proportions immenses, lourdes de conséquences ; l'artillerie allait sans doute continuer à tenir les sauvages à distance respectueuse du fort ; mais lors d'une rencontre en territoire vierge, peloton de cavalerie contre bande de braves… ?

Les Blancs avaient perdu la face. Et comme la peur du gendarme est le commencement de la sagesse, si l'on n'a plus peur du gendarme…

Paddock frappa à la porte du colonel, Carrington en personne lui ouvrit et l'introduisit dans son bureau où ronronnait un poêle chauffé à blanc. Le civil jeta sur une chaise sa canadienne et son feutre cabossé avant de se laisser tomber au creux d'un fauteuil dont les ressorts fatigués poussèrent un faible piaulement d'oiseau. Jambes tendues, mains offertes à la douce caresse de la chaleur, Jess laissait un doux bien-être l'envahir mollement.

Un jour, au Kansas, ou au Colorado…

Son ranch, à lui. Molly Benedict à la cuisine, préparant une potée aux choux dont l'arôme chatouille délicieusement les narines. Au bout d'une rude journée de labeur, il serait installé comme en ce moment, jambes allongées devant le poêle, chauffant ses mains gercées. Un bon fauteuil, c'est la première chose que j'achèterai. Un grand fauteuil confortable, pour lire le journal le soir. Le vent soufflerait dehors, bien entendu. Le blizzard d'hiver miaulerait la nuit autour de la ferme. Mais ce serait bien le vent, et rien d'autre. Aucune tête peinte de traits de couleur ne surgirait à la fenêtre.

— À quoi pensez-vous, Paddock ?

— Au convoi de ravitaillement qui doit arriver de Fort Laramie.

— Qu'est-ce que le convoi a à voir avec vous ? demanda Carrington, étonné.

— Lui, rien. Mais moi, j'ai beaucoup à voir avec le convoi. Je voudrais partir avec lui au voyage de retour, mon colonel.

— Vous voulez nous quitter, Paddock ?

— Oui, mon colonel.

— J'espère que votre décision n'est pas influencée par notre aventure d'hier…

— Absolument pas, mon colonel. J'avais décidé de partir depuis déjà plusieurs mois. Je voudrais acheter un ranch. Je vais demander Molly Benedict en mariage. Si elle accepte, nous partons tous les deux. Si elle refuse, je m'en irai seul. Mais d'une façon ou d'une autre, j'ai envie de m'établir à mon compte.

Carrington approuva d'un signe de tête amical.

— Vous avez sûrement raison, Paddock. Je me suis souvent demandé pourquoi un homme comme vous ne s'était pas installé depuis longtemps sur une bonne terre… (Un éclair malicieux traversa les prunelles pétillantes de l'officier supérieur qui poursuivit, d'un ton faussement désinvolte :) N'avez-vous pas déjà… Molly Benedict et vous… ?

Devant n'importe qui d'autre, Jess, de nature plutôt sauvage et renfermée, se serait replié comme un escargot dans sa coquille. Avec Carrington, il eut un sourire franc de collégien.

— C'est exact, mon colonel. J'ai déjà parlé de mariage à Molly, et elle a refusé. Mais vous connaissez le dicton : souvent femme varie…

— C'est juste, Paddock. Je souhaite de tout mon cœur que vous réussissiez à la convaincre, vous formeriez un couple solide, tous les deux. Vous partiriez donc avec le convoi de Fort Laramie ?

— Oui. En attendant, bien entendu, je demeure à votre entière disposition.

— Merci… (Le colonel jouait avec un crayon rouge. Il le posa, leva les yeux.) J'aurai peut-être une ou deux missions d'éclaireur pour vous. Vous connaissez la région comme votre poche, et les Indiens probablement encore mieux. Je ne tiens pas à renouveler la corrida d'hier. (Il épiait le civil entre ses paupières plissées.) Comment analysez-vous ce qui s'est passé ?

Jess écarta largement les mains. Sourire candide.

— C'est très simple, mon colonel : trop d'Indiens ; pas assez de soldats.

— C'est une des raisons. Mais il y en a d'autres…

— Oui, bien sûr : manque d'expérience de ce genre de campagnes… jeunes recrues qui n'avaient jamais reçu le baptême du feu… sous-estimation flagrante de la force de frappe indienne… Il y a plein d'autres raisons.

— Vous connaissez bien les Sioux, n'est-ce pas, Paddock ?

— Heu… assez bien, oui, mon colonel.

Rouge comme un coquelicot, l'officier supérieur abattit son poing sur un sous-main en cuir naturel.

— Sauvages ! satanés sauvages !… Quand je pense à ce malheureux Bingham, achevé sous nos yeux à coups de lance, probablement atrocement mutilé !… Je… je donnerais tout l'or du monde pour disposer d'un millier d'hommes bien entraînés. J'encerclerais les Bighorn, brûlant tous leurs villages, les uns après les autres.

— Ce n'est pas mille hommes qu'il vous faudrait, mon colonel, murmura le civil d'une voix douce. C'est trois ou quatre régiments, en comptant juste.

— Mes capitaines sous-estiment peut-être les diables rouges, mais vous, par contre !… Ne surestimez-vous pas un peu les Indiens, Paddock ?

— Je ne pense pas, mon colonel. Ils sont de meilleurs guerriers que vous ne croyez. Et ils sont plus nombreux que vous ne pensez. Additionnez les deux, vous avez votre problème posé.

Carrington réfléchissait. Ses traits tirés, le regard las, un pli amer au coin des lèvres trahissaient la fatigue et la profonde blessure morale consécutives à l'échec subi la veille. Tortillant sa moustache, il considéra longuement le civil assis près du poêle.

— Aimez-vous les Indiens, Paddock ?

— Je les combats à vos côtés, mon colonel.

— Vous n'avez pas répondu à ma question…

— Les aimer est un bien grand mot, mon colonel. Aimer… aimer… qu'est-ce que ça signifie exactement ? J'ai passé de longues années à sillonner les territoires de l'Ouest, bien avant l'arrivée des pionniers. J'ai fait du troc avec les Peaux-Rouges, j'ai vécu dans leurs villages. La plupart des Blancs, militaires compris, n'ont jamais vu un Indien, sinon de loin et pour lui tirer dessus. C'est facile de haïr ce qu'on ne connaît pas. Je connais les Sioux. Ce ne sont ni des barbares, ni des sous-produits de l'humanité, mi-hommes, mi-animaux, selon une version trop facilement admise dans l'Est. Ils mènent une vie nomade, rude, totalement différente de la nôtre. Et puis après ? Ils n'ont pas le droit ?

— Ils n'ont pas le droit de massacrer des familles, grommela Carrington.

— Excusez-moi, mon colonel, mais je me méfie des mots ; leur sens est bien souvent double, voire opposé, selon l'optique sous laquelle on se place. Nous nous prenons pour l'élite du monde civilisé, apportant les bienfaits de notre culture et de notre industrie jusqu'au fin fond des territoires arriérés, habités par des sauvages qui dansent tout nus et rongent de la viande crue. Si l'on s'en tient à ce cliché de roman-feuilleton, effectivement : des singes qui courent en bande, sautent de branche en branche, n'ont théoriquement pas le droit de freiner la marche en avant de l'humanité. Seulement permettez-moi de vous dire que cette image des Indiens n'existe que dans les magazines populaires. Les Peaux-Rouges ont édifié un système de société fondé sur la chasse et la pêche, infiniment plus libre que le nôtre, et, si l'on veut aller au fond des choses, peut-être plus enrichissant, pas en dollars, bien entendu, mais pour l'épanouissement profond de l'être humain. Mettez-vous un instant à leur place ; qu'est-ce que nous représentons pour eux ? Des barbares. Des fous. Des singes, courant, sautant, cabriolant en une ronde éternelle, infernale, à la poursuite du veau d'or. Notre or, nos dollars, nos machines, ils n'en veulent pas. Alors, lorsque nous envahissons leur pays, ils se battent. J'en ferais autant si j'étais né sous une tente en peau de bison. Et vous aussi, mon colonel.

— En attendant, j'ai intérêt à entraîner mes troupes ; selon vous, la guerre ne ferait que commencer.

— J'en suis persuadé, oui. Nous gagnerons à la longue, grâce à notre armement. Mais les Indiens ne nous apporteront pas la victoire sur un plateau, vous pouvez en être certain.

— Fort Phil Kearny est à peu près terminé, maintenant… (Carrington poussa un profond soupir ; pour la première fois, Jess vit poindre le découragement, sous le masque fier du vieux militaire.) Je vais réduire les corvées et intensifier l'entraînement ; au prochain combat, j'aurai besoin de soldats, pas de maçons et de charpentiers.

Jess approuva vivement.

— Pendant l'hiver, les Sioux vous laisseront tranquille ; avec un bon entraînement quotidien, vos compagnies peuvent être d'excellentes troupes au printemps prochain. Et… puis-je me permettre un conseil, mon colonel ?

— Allez-y…

— Montrez-vous ferme avec vos officiers. Obéissez à votre jugement, et ne vous laissez pas embarquer sur un navire en perdition par quelques têtes brûlées.

À la porte, le civil boutonna sa canadienne, se retourna pour saluer de la main levée, à la mode indienne ; grave, silencieux derrière son bureau de campagne, Carrington lui rendit son salut d'un signe de tête bref mais amical.

Front baissé, épaules rentrées, Jess traversait la cour, le feutre sur les yeux, lorsqu'un appel rogue le fit se retourner. Il vit O'Mara debout à l'entrée du mess des sous-officiers, encadré d'un jeune caporal imberbe et d'un adjudant de carrière à la trogne violacée d'ivrogne invétéré. Plus antipathique et renfrogné que jamais, le sergent dévisageait le civil de ses yeux plissés de goret.

Jess sentit soudain une immense fatigue l'envahir comme une vague à l'intérieur du corps. Marre ! Marre ! Marre ! Par-dessus la tête de Fort Phil Kearny et de sa pitoyable garnison. Grand Dieu ! ces pauvres andouilles n'ont pas eu suffisamment de bagarre hier après-midi ?

Qu'est-ce qu'il me veut encore, cet abruti ? Probablement me provoquer devant témoins pour un duel au couteau derrière les baraquements… Il hésitait, sur le point de poursuivre sa route sans répondre, lorsque la crainte d'être pris pour un froussard par les militaires le fit changer d'avis ; il s'approcha du mess à pas lents.

Les pouces sous la boucle du ceinturon, O'Mara lui souffla sous le nez une haleine fétide, empuantie de gin, et gronda d'une voix râpeuse :

— On fait une p'tite partie, c'soir ? Les copains et moi, on s'est dit que vous nous refuserez pas l'occasion de regagner notre pèze.

Bien joué, sergent. Paddock ayant dit, et sans prendre de gants ! ce qu'il pensait des manières peu chevaleresques du rustre, O'Mara perdait toute possibilité d'attirer le civil autour d'une table de poker ; Paddock lui aurait ri au nez, tournant simplement les talons avec un haussement d'épaules dédaigneux. Mais le vindicatif sous-off avait, sous son crâne épais, combiné un piège auquel Jess pouvait difficilement échapper : le fameux soir où il s'était attiré la haine du sergent en gagnant cent dix dollars, il avait également gagné des sommes moindres du jeune caporal et de l'adjudant à la trogne fleurie. Qui voit la chance lui sourire un jour… connaîtra des revers le lendemain. Les jeux de hasard ont leur code. Comme on offre des tournées au comptoir, chacun payant la sienne, Paddock ne pouvait pas refuser la partie de revanche, destinée à fournir aux malchanceux de l'avant-veille une chance de regagner leur argent. Ça ne se fait pas.

Le civil regarda tour à tour les trois soldats, souriant, beau joueur.

— D'ac, les gars. J'y serai.

— Chez moi, juste après dîner, tonna O'Mara, sans parvenir à dissimuler un accent de triomphe.

— J'y serai, répéta Paddock.

Il s'éloigna, pensif. Pourquoi la face bestiale du sergent s'était-elle illuminée d'un éclair de joie sauvage lorsqu'il avait accepté la partie de revanche ? Est-ce que, complices d'un complot malhonnête, les trois sous-offs se seraient mis d'accord pour truquer les cartes ? Le jeune caporal était un engagé volontaire au passé douteux ; violent, sournois, toujours prêt à sortir un poignard de sa botte, peu aimé de ses camarades et discrètement surveillé par son chef de peloton, le lieutenant Wands. L'adjudant de carrière… Ben, c'était un adjudant de carrière !

Jess refusa de se laisser obséder par des événements aussi triviaux qu'une vulgaire partie de poker. Sa vie était sur le point de changer… Quand il serait, très bientôt, en train de chevaucher avec le convoi de Fort Laramie, Fetterman, le bravache, Brown, le gamin irresponsable, O'Mara, la brute haineuse, ne prendraient pas plus d'importance qu'une sauterelle sur un brin d'herbe. L'avenir devant. Le passé derrière. Si les sous-offs veulent absolument reprendre leur poignée de dollars, même en truquant le jeu, bah… ils peuvent l'avoir, leur misérable fric ! Jess Paddock a suffisamment mis de côté au cours des années de bourlingue pour s'acheter son ranch sans attendre la paye minable d'un sergent. Et cent dix tickets ne valent pas un coup de couteau, surtout au moment où la vie se présente enfin sous un jour euphorique et prometteur.

Euphorique, prometteur…

Pour toi, peut-être, Jess Paddock, si tu réussis à épouser Molly Benedict et à bâtir ton ranch. Mais certainement pas pour le colonel Carrington et sa poignée de soldats perdus. Seigneur ! tu es mieux dans tes souliers que dans les leurs !

Le colonel est intelligent, expérimenté, pondéré. Mais après une défaite qui a entraîné la mort d'un lieutenant du poste, l'état-major tout entier va se dresser comme une meute de chiens hurlants, exigeant massacres et représailles exemplaires. Carrington pourra-t-il résister indéfiniment à la pression croissante de ses subordonnés ? Grâce à ses pièces de huit et à ses dix mitrailleuses Howitzer, Fort Phil Kearny ne risque pas grand-chose. Mais si l'armée se laisse encore une fois conduire vers les gorges encaissées des Sullivant… ?

Jess préparait des bûches pour le feu du soir lorsque, jetant par hasard un coup d'œil par la fenêtre de sa chambre, il aperçut Molly qui rasait le mur du quartier des officiers, emmitouflée dans un manteau de gros drap brun et un lourd panier de linge sous le bras.