CHAPITRE XI

Le colonel Carrington décida d'entreprendre, avant la venue des froids rigoureux, un projet qui lui tenait à cœur depuis fort longtemps. Pour se rendre à la pinède, la corvée de bois devait obligatoirement traverser le ruisseau baptisé Piney Creek, empruntant un gué caillouteux, difficile à franchir pour les lourds chariots chargés de rondins, mais surtout situé au fond d'une vallée sauvage, encaissée, sans visibilité – le lieu idéal pour un guet-apens.

Invariablement d'ailleurs, lorsque les bûcherons et leur petite escorte militaire n'étaient pas attaqués sur le site de leur travail, on pouvait être à peu près sûr que l'escarmouche se produirait durant le voyage de retour, au passage du sinistre gué.

Le colonel voulait construire un pont.

L'équipe de travail quitta le fort avec une douzaine de chariots, composée pour moitié d'ouvriers contractuels civils dont l'accoutrement bigarré tranchait à côté des redingotes bleu marine des soldats chargés de les protéger. Carrington en personne surveillait le chantier, révélant des talents d'ingénieur peu courants chez un officier du génie. Paddock sortit plusieurs jours de suite avec le détachement, par curiosité, pour voir la progression des travaux, toujours intéressante… mais surtout pour attendre l'attaque inévitable.

Une chaussée fut jetée en travers du gué, formée d'un remblai de grosses pierres destiné à servir de support au tablier. Comme les pieux ne pouvaient être enfoncés très profond dans un lit de rocaille, ils furent liés par des chaînes et lestés à l'aide de gueuses de fonte. Bientôt, deux palissades parallèles s'élevèrent espacées de trois mètres l'une de l'autre, et l'espace entre elles, asséché par des pompes refoulantes, put être comblé avec des rocs qui formèrent ainsi un solide barrage. Les bûcherons abattaient les sapins dans la forêt avoisinante, deux pelotons de soldats se relayaient pour apporter par chariot les troncs sur le chantier. Dès que le barrage de base fut terminé, deux équipes d'ouvriers purent travailler, chacune sur une rive, pour poser la charpente et se rejoindre au milieu. Les hommes trimaient avec l'acharnement d'abeilles menacées de famine. Le pont prenait peu à peu tournure. Assis sur la berge, Jess fumait sa pipe et attendait les Sioux.

Pas de Sioux.

Ils n'avaient pas attaqué, ni le premier jour, ni les suivants. Oh ! on les avait vus, plusieurs fois : deux éclaireurs à cheval, un matin, perchés sur une crête ; puis une petite patrouille de guerriers. Ceux-là avaient passé le plus clair de l'après-midi à observer le chantier, semblables à un groupe de badauds à la fois amusés et fascinés.

Mais pas un cri, pas une injure. Nulle flèche n'était venue déchirer le blouson fourré d'un charpentier.

Le colonel s'approcha de Jess Paddock, toujours assis, pipe au bec, à l'abri du talus couvert de buissons ras. Sanglé dans son uniforme impeccable, bottes noires étincelantes, l'officier mordillait sa moustache grise, les joues tirées par un fin sourire, mi affectueux, mi ironique.

— Alors, Jess ? Ces Sioux ?

— Comprends pas, mon colonel. Sais pas ce qu'ils foutent.

— Ils nous ont pourtant assez vus ! L'autre après-midi, on aurait cru les élèves d'un lycée technique en visite sur un chantier.

— Correct, mon colonel. Ils nous ont vus, revus, et archivus.

— Jess ?

— Mon colonel…

— Vous… vous ne pensez pas vous être trompé, au sujet de ce piège dont vous m'avez parlé dans votre rapport.

Le civil sortit sa pipe de sa bouche, la contempla un instant entre ses mains avant de lever les yeux.

— Non, mon colonel, je ne me suis pas trompé. Je les ai vus comme je vous vois, et Dieu merci, je n'ai pas encore besoin de lunettes. Deux mille, au moins. Tous les villages des Bighorn, avec leurs chefs et leurs sorciers. Si, par malheur, le capitaine Powell s'était laissé entraîner derrière les collines, une première troupe serait tombée sur sa compagnie pendant que le gros de l'armée restait caché dans les bois. Vous auriez envoyé du renfort pour secourir Powell. Une autre bande serait tombée sur les renforts… Vous comprenez facilement leur plan, mon colonel : voyant que les combats prenaient une ampleur inattendue, vous auriez envoyé toutes vos compagnies les unes après les autres. Lorsque toute la garnison du fort se serait trouvée dans les Sullivant, les bois, les falaises et les collines se seraient tout à coup mises à grouiller d'Indiens comme une fourmilière. C'était fini. Dans cinquante ans, les gamins à l'école auraient appris le massacre de Fort Phil Kearny et vous seriez peut-être devenu une célébrité, qui sait ?… (Il rit.) Et moi aussi, comme Davy Crockett.

Carrington fouetta sa botte du bout de sa cravache.

— Mais alors pourquoi n'attaquent-ils pas ? Nous leur fournissons l'occasion rêvée, bon sang ! Qu'est-ce qu'ils complotent, d'après vous ?

— Je n'en sais fichtre rien, mon colonel, murmura Jess d'une voix neutre, mais je n'aime pas beaucoup un temps trop calme… (Il regarda sa pipe.) Quand le vent tombe complètement, on peut être certain que l'orage n'est pas loin.